Avant-dire du N° 18
dimanche, 10 décembre 2006
LA PUTRÉFICTION DES LUMIÈRES
par Alain Santacreu
Parce que la modernité n’est que la “tradition” bourgeoise, c’est-à-dire le processus de transformation du symbole en signe et du signe en marchandise, la contre-modernité ne peut être qu’anti-bourgeoise – sans pour autant se laisser circonscrire par son contraire qu’elle précède et excède.
Dernièrement, de zélés universitaires se sont empressés au chevet des Lumières. La yaourtière Tzvetan Todorov nous a offert, avec L’esprit des Lumières (1), une lactescence indigeste : “ C’est en critiquant les Lumières que nous leur restons fidèles ”, assène le commissaire de la fameuse exposition “ Lumières ! Un héritage pour demain ” qui s’est tenue, au printemps 2006, à la Bibliothèque nationale de France. Une dialectique au goût bulgare qui concède quelques détournements et de malencontreuses déviances. C’est ainsi que, pour notre directeur de recherches honoraire au CNRS, nationalisme, colonialisme et totalitarisme n’appartiendraient pas vraiment à l’esprit des Lumières mais n’en seraient que des “corruptions”, comme on disait au XVIII°siècle.
Zeev Sternhell, spécialiste du confusionnisme lexical et professeur de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, ne s’embarrasse pas de telles considérations. On sait que, pour le grand historien israélien, l’idéologie des “anti-Lumières” est la racine du fascisme dont les racines sont françaises. Une des originalités de son dernier livre (2) réside dans le fait qu’il y étudie l’influence des fondateurs des anti-Lumières dont aucun précisément n’est français : Giambattista Vico, Johann Gottfried Herder et Edmund Burke.
Passons vite sur l’affligeant William Marx (3), le bien nommé panglossien, membre de l’Institut universitaire de France, confondant les effets et les causes et affirmant que la modernité a constitué l’une des réponses à la dévalorisation de la littérature ! On s’attardera davantage sur l’ouvrage d’Alain Finkielkraut, professeur à l’École Polytechnique, encensé par la presse unanime. Des grands organes du politiquement correct jusqu’aux plus petites revues soi-disant indépendantes, toutes les fines plumes confites en bien-pensance ont manifesté leur enthousiasme béat devant ce “ maître ouvrage ” (4) ! Évidemment personne n’a relevé que, trop préoccupé à absoudre le déni en modernité de Roland Barthes, Finkielkraut y révèle inconsciemment le secret refoulé du moderne : l’incapacité à survivre à la mère. Ainsi se dévoile la fonction de la technologie : suppléer à la disparition de l’unité matriciante en produisant des objets qui créent l’illusion de la persistance ombilicale. Avec le téléphone sans fil, n’en déplaise au professeur Antoine Compagnon (5) , le “dernier Barthes” n’était plus antimoderne !
Le vouloir-être-moderne-malgré-tout de Finkielkraut est un instinct de l’esp(a)ce qui n’aboutit qu’à la putréfiction. La physique galiléenne – qu’emblématise Nous autres, modernes – est exemplaire de l’abstraction du phénomène : il s’agit de réduire conceptuellement le phénomène de façon à l’abstraire du contexte des êtres en relation.
Il n’est pas insignifiant que le concept d’ “espace” ait acquis sa valeur scientifique à l’orée des Lumières. Pour Kant, l’espace est une condition de l’expérience, il préexiste aux choses qui viennent s’y inscrire. L’espace de la modernité s’oppose au lieu de la tradition. Le lieu appartient à la chose qui se trouve déjà là : ce n’est pas la chose qui appartient au lieu, c’est le lieu qui est l’essence de la chose. Dans l’espace , un objet existe, dans un lieu , il est. L’espace est une étendue , le lieu est un volume. Les modernes sont des hommes plats.
À l’ère de la technologie cybernétique, le corps de l’homme télématique n’est plus ici, la pensée de l’espace l’a dépolarisé dans un “maintenant” virtuel, une fiction que Paul Virilio nomme “télé-action”.
Cette putréfiction des Lumières, Gustave Thibon l’avait déjà pressentie : “ Quand au proche avenir, de deux choses l’une : ou bien les “progrès de la science” échoueront relativement – il faudra craindre alors ces chocs en retour – ou bien, ce que je veux croire douteux, ils ne réussiront que trop, et l’on parviendra à créer un univers fictif, une sorte de nature à l’envers où les hommes, n’ayant plus éprouvé d’émotions profondes, ne pourront plus faire la comparaison avec les émotions frelatées qu’on leur injectera. On sera exclu à la fois de la vie et de la souffrance, la souffrance faisant partie de la vie… Ces hommes fabriqués, ignorant tout ce qui peut être authentique, vivront dans le fictif ” (6).
Les modernes sont des hommes sans profondeur, incapables de Dieu.
Dernièrement, de zélés universitaires se sont empressés au chevet des Lumières. La yaourtière Tzvetan Todorov nous a offert, avec L’esprit des Lumières (1), une lactescence indigeste : “ C’est en critiquant les Lumières que nous leur restons fidèles ”, assène le commissaire de la fameuse exposition “ Lumières ! Un héritage pour demain ” qui s’est tenue, au printemps 2006, à la Bibliothèque nationale de France. Une dialectique au goût bulgare qui concède quelques détournements et de malencontreuses déviances. C’est ainsi que, pour notre directeur de recherches honoraire au CNRS, nationalisme, colonialisme et totalitarisme n’appartiendraient pas vraiment à l’esprit des Lumières mais n’en seraient que des “corruptions”, comme on disait au XVIII°siècle.
Zeev Sternhell, spécialiste du confusionnisme lexical et professeur de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, ne s’embarrasse pas de telles considérations. On sait que, pour le grand historien israélien, l’idéologie des “anti-Lumières” est la racine du fascisme dont les racines sont françaises. Une des originalités de son dernier livre (2) réside dans le fait qu’il y étudie l’influence des fondateurs des anti-Lumières dont aucun précisément n’est français : Giambattista Vico, Johann Gottfried Herder et Edmund Burke.
Passons vite sur l’affligeant William Marx (3), le bien nommé panglossien, membre de l’Institut universitaire de France, confondant les effets et les causes et affirmant que la modernité a constitué l’une des réponses à la dévalorisation de la littérature ! On s’attardera davantage sur l’ouvrage d’Alain Finkielkraut, professeur à l’École Polytechnique, encensé par la presse unanime. Des grands organes du politiquement correct jusqu’aux plus petites revues soi-disant indépendantes, toutes les fines plumes confites en bien-pensance ont manifesté leur enthousiasme béat devant ce “ maître ouvrage ” (4) ! Évidemment personne n’a relevé que, trop préoccupé à absoudre le déni en modernité de Roland Barthes, Finkielkraut y révèle inconsciemment le secret refoulé du moderne : l’incapacité à survivre à la mère. Ainsi se dévoile la fonction de la technologie : suppléer à la disparition de l’unité matriciante en produisant des objets qui créent l’illusion de la persistance ombilicale. Avec le téléphone sans fil, n’en déplaise au professeur Antoine Compagnon (5) , le “dernier Barthes” n’était plus antimoderne !
Le vouloir-être-moderne-malgré-tout de Finkielkraut est un instinct de l’esp(a)ce qui n’aboutit qu’à la putréfiction. La physique galiléenne – qu’emblématise Nous autres, modernes – est exemplaire de l’abstraction du phénomène : il s’agit de réduire conceptuellement le phénomène de façon à l’abstraire du contexte des êtres en relation.
Il n’est pas insignifiant que le concept d’ “espace” ait acquis sa valeur scientifique à l’orée des Lumières. Pour Kant, l’espace est une condition de l’expérience, il préexiste aux choses qui viennent s’y inscrire. L’espace de la modernité s’oppose au lieu de la tradition. Le lieu appartient à la chose qui se trouve déjà là : ce n’est pas la chose qui appartient au lieu, c’est le lieu qui est l’essence de la chose. Dans l’espace , un objet existe, dans un lieu , il est. L’espace est une étendue , le lieu est un volume. Les modernes sont des hommes plats.
À l’ère de la technologie cybernétique, le corps de l’homme télématique n’est plus ici, la pensée de l’espace l’a dépolarisé dans un “maintenant” virtuel, une fiction que Paul Virilio nomme “télé-action”.
Cette putréfiction des Lumières, Gustave Thibon l’avait déjà pressentie : “ Quand au proche avenir, de deux choses l’une : ou bien les “progrès de la science” échoueront relativement – il faudra craindre alors ces chocs en retour – ou bien, ce que je veux croire douteux, ils ne réussiront que trop, et l’on parviendra à créer un univers fictif, une sorte de nature à l’envers où les hommes, n’ayant plus éprouvé d’émotions profondes, ne pourront plus faire la comparaison avec les émotions frelatées qu’on leur injectera. On sera exclu à la fois de la vie et de la souffrance, la souffrance faisant partie de la vie… Ces hommes fabriqués, ignorant tout ce qui peut être authentique, vivront dans le fictif ” (6).
Les modernes sont des hommes sans profondeur, incapables de Dieu.
Notes
(1) Tzvetan Todorov, L'Esprit des Lumières, Robert Laffont, 2006.
(2) Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières, 2006.
(3) William Marx, L'Adieu à la littérature, Les Éditions de Minuit, 2005.
(4) Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, Ellipses Marketing, 2005.
(5) Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
(6) Philippe Barthelet, Entretiens avec Gustave Thibon, Le Rocher, 2001.
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