OEDIPE & PERCEVAL
jeudi, 08 février 2007
ou
LITTÉRATURE & CONTRELITTÉRATURE
par Alain Santacreu
Une question en attente de réponse est une énigme, mais comment nommer une réponse en attente de question ? Ainsi la question : « Qu’est-ce que l’homme ? » La réponse du monde en tant qu’énigme se trouve dans son expérimentation, car c’est en l’expérimentant qu’il se dévoile.
La littérature écrit le monde comme expérience ; Œdipe en est le mythe fondamental. Le « héros » grec résout l’énigme du Sphinx, donnant la réponse attendue à la question qu’on lui pose. Sa réponse est une ouverture à l’expérimentation, et son mariage avec Jocaste, sa mère, sera la suite naturelle de son histoire : la réponse a provoqué l’expérience.
Perceval est la figure inversée d’Œdipe : il représente la figure centrale de la contrelittérature, depuis l’émergence des romans médiévaux, de Chrétien de Troyes, Robert de Boron ou Wolfram von Eschenbach, jusqu’à sa résurgence contemporaine, par exemple, dans Le Roi pêcheur de Julien Gracq ou dans The Waste Land de T.S. Eliot [1].
Dans la légende, lors de sa première visite au château du roi Pêcheur, notre héros voit le cortège du Saint-Graal mais il n’ose rien demander. Poser la question « Pourquoi cela ? » aurait pourtant suffi à restaurer la prospérité de la Terre Gaste qui entoure le château du Saint Graal, la question aurait guéri le roi Méhaigné.
Poser la question à la réponse donnée est une obligation chevaleresque, c’est là tout le mystère de la chevalerie spirituelle, le secret du « service ». Mais le questionnement a besoin d’une direction qui le précède et le guide, et seul l’objet de la quête, le Graal précisément, peut orienter le sens de la question.
Perceval est la figure inversée d’Œdipe : il représente la figure centrale de la contrelittérature, depuis l’émergence des romans médiévaux, de Chrétien de Troyes, Robert de Boron ou Wolfram von Eschenbach, jusqu’à sa résurgence contemporaine, par exemple, dans Le Roi pêcheur de Julien Gracq ou dans The Waste Land de T.S. Eliot [1].
Dans la légende, lors de sa première visite au château du roi Pêcheur, notre héros voit le cortège du Saint-Graal mais il n’ose rien demander. Poser la question « Pourquoi cela ? » aurait pourtant suffi à restaurer la prospérité de la Terre Gaste qui entoure le château du Saint Graal, la question aurait guéri le roi Méhaigné.
Poser la question à la réponse donnée est une obligation chevaleresque, c’est là tout le mystère de la chevalerie spirituelle, le secret du « service ». Mais le questionnement a besoin d’une direction qui le précède et le guide, et seul l’objet de la quête, le Graal précisément, peut orienter le sens de la question.
C’est une sorte d’appel d’en haut, une mystérieuse réminiscence, la mise en question du questionné répondant à sa propre mise en question : « Qui es-tu ? – Je suis celui qui est ». La mémoire du sang contenu dans la coupe sacrée opère ainsi le redressement du questionneur et sa conversion en chevalier céleste.
Il a dit : « Lama Sabakhtani ? » Et ces dernières paroles qu’Il a prononcées sur la Croix, les Évangiles les traduisent : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais comment aurait-Il pu se sentir abandonné, Lui qui, précisément, était mort à toute conscience égoïste ? Non, la question n’est pas là.
En hébreu la racine sabakhah signifie « treillis », c’est-à-dire un enchevêtrement, un entrecroisement de fils, un tissu. Pourquoi le poisson se laisse-t-il prendre aux mailles des filets ? Et pourquoi les âmes humaines se laissent-elles prendre dans la trame des corps ? Pourquoi cela ?
C’est la question qui est posée : « Lama Sabakhtani ? » C’est-à-dire : Pourquoi toute cette trame ? Pourquoi cet entrelacs de mots ? Pourquoi ce « texte », cette phrase infinie ?
La contrelittérature est la métaphorisation du monde comme Livre, son réenchantement comme roman : elle est l’écriture du monde comme relation.
Perceval, lors de sa première vision du Graal, se trouve encore dans le monde de la littérature. Il a découvert le château à son insu, il y est arrivé par automatisme. Ce lieu est un rêve, c’est le royaume de l’inconscient, le monde parodique du corps glorieux. La scène de la première rencontre de Perceval est littérairement surréaliste.
Voir le Graal et ne pas demander « à quoi il sert », c’est là une preuve de l’insuffisance du héros, de son incapacité à entrer en relation avec « l’ordre le plus haut ». Ne pas poser la question, c’est évoluer dans le « royaume des mères » qui est celui de la littérature.
Si le terme de « littérature », au sens moderne, apparaît à la fin du XVIIIe siècle, ce n’est pas anodin : la littérature a joué un rôle essentiel dans l’imposture herméneutique qui, à partir du XVIe siècle, en opposition aux valeurs patriarcales du Livre, s’est attachée à diffuser les conceptions « féminales » du monde moderne. C’est avec le siècle des Lumières que se matérialise la forclusion idéologique de la puissance paternelle.
Le type de la mère de Perceval, dévorante et protectrice, s’oppose à la vocation héroïque de son fils. Ce n’est qu’après le mirage de cette première vision que Perceval apprendra la mort de sa mère et, loin d’en être affecté, il décidera de poursuivre ses aventures : il triomphera et se vêtira de la gloire royale. Il semble qu’il y ait là le symbole de la délivrance du lien « gynécocratique », un initiatique « dépassement de la mère ». Car, si le destin d’Œdipe est lié à son retour à la mère, au contraire, l’aventure chevaleresque de Perceval ne se réalise qu’à partir de son éloignement de celle qui l’a enfanté – car il y a tout l’espace de la liberté entre celle qui nous enfante et celle qui nous donne Vie. La quête du Graal s’assimile alors à la recherche du lieu du père. Mais, parce qu’il n’y a pas de père sans Dieu, c’est bien le lieu de Dieu dans le monde que symbolise le royaume du Graal.
Cependant, bien qu’Œdipe et Perceval soient des figures antagoniques, ce n’est pas à partir d’une logique dualiste que l’on pourra saisir les dimensions de la littérature et de la contrelittérature, mais par une logique des contradictoires.
Il y a l’espace de la réponse – l’espace du passé, l’es-pacé – et le temps de la question : l’avent, le temps prophétique de l’aventure. La féminisation désastreuse de la littérature actuelle est la marque annoncée de sa disparition totale. Le monde est désormais un trou noir où les psychismes se pulvérisent indéfiniment dans un tourbillon hypnotique. Mais, à partir de ce nadir littéraire, doit s’amorcer, sur la spirale prophétique, un mouvement inverse de remontée, un retour à l’origine ontologique de l’écriture qui s’en viendra contrebalancer l’arc de la descente involutive.
Le combat chevaleresque de la contrelittérature est la conquête d’une liberté, la délivrance d’une oppression, la brisure d’un arrachement devenu esclavage.
( texte paru dans la revue Contrelittérature, [N°9], printemps 2002)
[1] La relation Oedipe-Perceval m'a été inspirée par le philosophe Jean-François Marquet in « Balanche et l'initiation odysséenne de l'occident » , Cahiers de l'Université Saint Jean de Jérusalem, n° 4, Berg international, 1978, pp. 27-42.
1 commentaire
Si l'on veut bien ignorer les inepties freudiennes, le Mythe d'Oedipe prend tout son sens initiatique en décrivant le processus de déification de l'homme. Voir à ce propos sur mon "L'énigme du Sphinx".
Bien à vous
Charpentier
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