Écologie de la nature blessée
vendredi, 22 août 2008
par Jean-Louis Bolte
Le problème dans lequel évolue ce texte s'énonce comme suit : peut-on dire que la nature dans laquelle nous vivons est parfaite ou cela mérite-t-il d'être discuté ?
Considérons ce que nous ont légué les traditions dominicaines et franciscaines au tournant décisif des XIIIème et XIVème siècles concernant la frontière historique qui sépare la philosophie de l'être naturel et la théologie de l'être surnaturel.
L’école thomiste nous laisse en héritage une conception de l'être qui n'est autre que celle de l'être d'Aristote, fondé sur un ordre naturel parfait ; or, la question écologique – c'est-à-dire celle de l'harmonie et du désordre des déséquilibres naturels – s'inscrit dans le problème plus ciblé qui est celui de la perfection ou non de la nature, non pas perfection finale mais actuelle.
AUTOUR DE LA QUESTION DE L’ÊTRE NATUREL
Il faut en effet remarquer que l'être dans lequel se déroule notre existence – et du coup la nature qui en épouse les formes – est aujourd'hui soumis à des turbulences, à des tribulations, à ce qu'on pourrait appeler des « états-limites » aux frontières desquels il est secoué, malmené, pour ne pas dire maltraité. Ce qui laisse à penser que le temps à une importance plus grande que celle que lui prêtait Aristote dans sa théorie des catégories et que, dans une certaine mesure, il échappe à la nécessité matérielle pour se lier à la marge de liberté laissée à l’être [1].
Si nous essayons de repérer certains de ces états-limites, que vient-il ?
– il y a d'abord l'être qui est « sur le mode du n'être pas » qu'on appellera jouissance – qui concerne le rapport du mal à l'être ;
– il y a ensuite l'être qui est « sur le mode de ce qui vient » qu'on appellera prophétie – qui concerne le rapport de l'être au temps qui vient ;
– il y a aussi l'être qui est « ni sur le mode de ce qui est, ni sur le mode de ce qui n'est pas », qu'on appellera individuation – qui concerne le rapport de l'être à son achèvement ;
– il y a enfin l'être qui est « sur le mode de l'infinité » qu'on appellera Dieu, non par analogie [2], mais parce que c'est le mode dont Dieu se présente naturellement à nous.
Parler d'états-limites veut suggérer que nous nous trouvons devant des situations de continuité et de discontinuité entre théologie et philosophie. Comment trouver le ton juste pour parler de cet être qui est sur le mode de l'un ou l'autre de ces états-limites et qui imprime sa turbulence à ses états naturels au point de les rendre malades ?
IMPUISSANCE DU THOMISME
Il y a deux raisons pour lesquelles on ne peut guère s'appuyer sur saint Thomas pour en traiter.
La première raison, c'est que saint Thomas, à la suite de saint Augustin, n'a pas développé de théologie de l'histoire postérieure à la vie terrestre du Christ. Plus précisément, ces importants docteurs n'ont pas traité le problème dit de « la fin des temps ». Leur autorité a évidemment pesé sur cette question à laquelle est lié le problème que nous soulevons. Il existe pourtant un fort courant prophétique qui, s'appuyant sur le Nouveau Testament, démarre avec saint Irénée, passe par saint Bonaventure et saint Grignion de Montfort, pour aboutir aux apparitions mariales des XIXème et XXème siècles. Et on peut dire que nous le retrouvons jusque dans la spiritualité de Jean-Paul II, où il va s’exprimer comme théologie de la civilisation de l'amour. Quant au jeune Joseph Ratzinger, sa thèse de théologie, très récemment rééditée, porte sur la théologie de l'histoire de saint Bonaventure, très précisément sur son Hexaëmeron (traduction française : Les six jours de la création) [3].
La deuxième raison est la difficulté qu'il y a à parler de « l'être qui vient » ou de « l'individuation » à partir de l'être thomiste. Force est de constater un phénomène qu' Étienne Gilson a qualifié « d'agnosticisme thomiste » et qui consiste en une certaine posture d'« hyperréalisme » thomiste qui sépare strictement théologie et philosophie, justifiant cela par le fait que la philosophie s'occupe de la sphère naturelle et la théologie de la sphère surnaturelle. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Car, selon Aristote, suivi en cela par le Docteur Angélique, la nature nous est donnée tout entière et dans toute sa perfection dans le monde présent. Il n'y a pas à y revenir. Si un philosophe peut dire quelques mots sur la sphère surnaturelle, ce ne peut être que par analogie, c'est-à-dire par comparaison avec les effets de la nature. Pas question d'importer des données théologiques, c'est-à-dire des données de la Révélation, dans le domaine philosophique. Pas question de parler de « métaphysique de l'Exode » ou de « philosophie chrétienne » comme faisait Gilson ou Maritain – ce dernier pour d'autres raisons il est vrai que celles de l'historien.
Voilà pourquoi nous avons demandé son secours à Duns Scot, le Docteur Subtil.
LA POSITION DU DOCTEUR SUBTIL
Duns Scot, pour sa part, pose ce problème à nouveaux frais. Son objection est la suivante : le Philosophe, c'est-à-dire Aristote, ne pouvait pas savoir que la nature était blessée par la Chute. Personne ne pouvait le savoir naturellement, il fallait le secours d'une information d'origine externe, c'est-à-dire d'une information par voie révélée (prophétique). Et Aristote n'a pas connu la Révélation.
Ce fait historique nous place dans une position philosophique nouvelle. Est-il rationnel de rejeter une information décisive qui nous est donnée sur la nature sous prétexte qu'elle n'est pas naturelle elle-même, alors même qu'elle semble se vérifier par la présence du mal dans le monde et se voit confirmée au fil du temps par la réalité historique ?
Une conséquence que nous tirons pour notre part de cette conclusion de Duns Scot, c'est que la nature ne nous livre pas tout ce qui est nécessaire d'en savoir par la seule voie du réalisme philosophique.
Selon Scot, il existe une controverse, disons « théorique », « idéale », entre philosophi et theologi, c'est-à-dire une controverse qui a lieu non pas entre deux disciplines, mais entre deux types d'hommes. L'enjeu de la dispute porte sur la question de savoir qui peut, du philosophe ou du théologien, rendre le mieux raison du bonheur de l'homme [4]. Les deux disciplines se disputent en effet le privilège exorbitant, puisqu'il n'est pas sans effet sur le gouvernement de la Cité, d'indiquer à l'homme le chemin de sa jouissance dernière – voire de le conduire vers cette jouissance.
Ce qui est en jeu c'est un état de la question qui tient exactement au type d'approche que je peux avoir sur l'être. Si je suis dans la position des philosophi, je vais considérer le monde sous l'angle de la perception sensible que j'en ai et, à partir de là, je m'en remettrai au progrès naturel de ma raison qui va l'amener à la conclusion que l'être ainsi perçu est achevé et parfait. En effet, en tant que philosophe, j'ai une position spéculative et, si je suis thomiste, réaliste. Ce qui commandera l'ordre de ma connaissance sera la logique de l'être – de l'être sensible : autrement dit, c'est l’abstraction de la quiddité de la chose sensible qui guide ma connaissance du monde réel.
Si, au contraire, je suis dans la position des théologi, le monde passe pour moi par la prière. C'est-à-dire par une position mystique. Et donc, ce que j'appréhenderai a priori ce sera l'Autre. Autrement dit : je prends ma connaissance dans l'Autre. Mon réalisme est celui de l'Autre [5].
Et ma rationalité est celle de l’Autre.
Le Philosophe a pensé que la nature dans laquelle nous nous trouvons est une nature parfaite. Et parfaitement achevée. Ainsi Aristote.
Mais ce que l’Autre m’apprend par la Révélation, c’est que la nature actuelle est blessée.
LE TEMOIGNAGE DE L’AUTRE
En réalité, lorsque nous disons : « nous partons de l'être ou nous partons de l'Autre », il faut lire « nous partons de l'être que nous livre nos sens ou nous partons de l’Autre ». Autrement dit : nous partons de l'être analogue ou de l'Être de Dieu. Le « ou » nous classe de façon exclusive, soit comme philosophe, soit comme théologien.C'est là qu'intervient la réforme métaphysique de Duns Scot.
Duns Scot a proposé de partir d'un autre être que l'être sensible d'Aristote. Un autre être qui, loin de barrer l'être analogue d'Aristote et de saint Thomas, se le subordonne. Et il a appelé cet être l'ens commune, lequel se caractérise par son univocité [6].
Cette structure de l'univocité de l'étant nous permet de comprendre aujourd'hui que l'être commun proposé par Duns Scot n'est autre que l'être de l'Autre. Dans l'ens commune se révèle en moi, non pas ma façon de ranger les objets du monde – ma façon physique, naturaliste, soit ma manière humaine de ranger le monde – mais la manière dont l'Autre range le monde, et même : arrange le monde en moi.
L'être univoque est donc l'être de l'Autre.
Mais si l'être est l'être de l'Autre, attention danger ! Car c'est là que commence la pollution naturelle. Et donc, c'est là que commence la tâche écologique car c'est là que commence la nature blessée.
En parlant de nature blessée, nous introduisons, au sein des témoignages que nous rendent nos sens, le témoignage de l'Autre du prophétisme. Mais nous devons remarquer que cet Autre ne tombe pas au milieu du témoignage de nos sens comme un cheveu sur la soupe. Car, avant même que nous prêtions attention à l'Autre divin, sa place était déjà prête – et même si nous n’avons jamais rencontré l'Autre divin, nous savons très bien, chacun de nous, depuis tout petit, depuis que nous avons vu sa place occupée par notre mère, puis par toutes les personnes qui sont venues s'y asseoir, que l'Autre a sa chaise réservée pour chacun et pour tous et que sans lui, sans cet Autre proprement humain, notre accès à l'être naturel ne pourrait avoir lieu. Puisque cet accès sollicite l'Autre du langage. C’est-à-dire déjà cet Autre qui arrange le monde en moi.
Mais c'est aussi à cette place que vient s'asseoir, et plus souvent qu'à son tour, l'Autre de la jouissance, c'est-à-dire l'Autre qui ne connaît pas de limite à la méchanceté, l'Autre qui ayant provoqué la blessure d'origine vient l'entretenir en l'envenimant perpétuellement.
Malgré tout, l'Autre reste le trajet obligé par lequel l'être prend forme pour moi. Et même nous devons dire que l'Autre n'est pas localisé dans l'être, mais que c'est bien plutôt l'être qui est localisé dans l'Autre.
D'un autre côté, nos sens eux-mêmes viennent témoigner au tribunal de cet Autre pour y corroborer ce que celui-ci nous dit depuis que les prophètes hébreux sont venus nous porter sa parole : la nature est blessée et surtout est blessée la nature humaine. Mais encore : la nature est blessée et non seulement sa blessure reste béante, mais elle s'aggrave. C'est ce que nous vivons tous concrètement aujourd'hui, n'est-ce-pas ? Sa blessure s'aggrave et même se multiplie comme un cancer.
C'est un fait qui met tout notre être à l’épreuve : souffrances multiples, maladies, haines et guerres, désastres, incendies, et même ouragans, raz-de-marée, fonte des glaciers et tout le tremblement : la physis n'est pas moins concernée, et il faut penser ses souffrances comme solidaires des nôtres. Il faut les penser selon le mot du prophète : « la nature entière gémit dans les douleurs de l'enfantement ».
LA VOIE DE SUPPLÉANCE DE LA VOIE NATURELLE
Si Aristote ne s’est pas arrêté sur cette seconde voie de connaissance, c'est qu'il n'a pas connu la Révélation. Soit. Appelons celle-ci « une voie de suppléance de la voie naturelle ».
Nous autres aujourd’hui, par contre, nous avons connu cette voie – nous avons connu la voie prophétique de la Révélation par laquelle nous avons appris que notre nature est une nature blessée.
Voie qui supplée aux défaillances de cette nature blessée.
Voix qui nous disait qu'il fallait nous résigner à vivre pour un temps, mais pas toujours [7] avec la blessure que nous avions contractée lors de notre chute originelle. Non pas information par les sens mais information prophétique. Information qui s'adresse d'abord et directement à l'intellect des prophètes et, à travers eux, à notre propre intellect.
Nous devons donc tenir que nous disposons ainsi de deux sources de connaissance : l'une, qui nous vient directement de nos capacités naturelles, qui est une connaissance empirique des choses par abstraction du sensible ; et l'autre, qui est une voie de suppléance de la voie naturelle, qui est une connaissance obtenue de la bouche de l'Autre – la place du grand Autre pouvant être ici occupée par Dieu lui-même, comme il se voit dans le Fils des Évangiles, ou par son prophète, ou son apôtre ou tout autre témoin.
Dans les deux cas nous avons affaire à un témoignage – soit témoignage de nos sens, soit témoignage de l'Autre. Mais du coup, la vérité n'est plus indexée sur l’être sensible mais à la fin sur le témoignage de l'Autre [8].
Si nous entrons maintenant dans le débat scolastique, comment est perçue cette béance ? Concentrons-nous d’abord sur un des éléments de cette « nature blessée » dont parle Duns Scot : l’intellect humain. Que dit Duns Scot ? Il dit ceci, qui est décisif : il faut distinguer entre une nature de fait et une nature de droit. Voilà qui n'est pas évident, parce qu'il faut sauter à pieds joints par dessus Saint Thomas.
À la suite d'Aristote en effet, saint Thomas nous a laissé croire, probablement par distraction, qu'on pouvait confondre l'idée de nature actuelle avec l'idée de nature créée, et il a du coup situé cette béance comme effet de la perfection naturelle. Semblant donner raison au point de vue des philosophi.
Pour saint Thomas d'Aquin, l'état actuel de l'homme est un état de nature qui semble définitif : autrement dit, entre l'intellect actif de l'homme, c’est-à-dire la partie de l’intellect qui fournit à l'homme les informations issues de nos sens, et l'intellect passif, celle qui reçoit ces mêmes informations, il existe une harmonie naturelle, une harmonie de nature à proprement parler parfaite. Uni au corps, l'intellect humain a pour objet propre et unique l'être sensible matériel. Ce n'est que libéré des entraves physiques que l'intellect humain peut s'ouvrir directement aux réalités séparées. En ce monde, il ne les atteint que par analogie à partir du monde matériel [9].
CONNAISSANCE PAR LES SENS ET CONNAISSANCE PAR L'AUTRE
La discussion introduite par Duns Scot modifie totalement la perspective thomiste qui pourtant semblait solidement assurée. Pour Duns Scot, dans la mesure où elle a été blessée, la nature connaît plusieurs états. Pour s'en tenir à la nature de l'intellect humain, il faut considérer qu'il a connu ou doit connaître trois états de nature :
- Avant la chute, l'intellect d'Adam a connu un premier état de nature qui lui permettait de connaître les choses par voie intuitive.
- Après la chute, et donc dans son état présent, l'intellect humain ne peut connaître les choses que par voie d'abstraction, comme l’explique également Thomas.
- Lorsqu'il sera restauré [10], le même intellect, possédant la même nature, connaîtra à nouveau les intelligibles.
Comment cela est-il possible ? C'est que la distinction entre nature de fait et nature de droit ne concerne notre intellect, dans notre état présent, que selon l'objet qui est présenté à notre connaissance. Car, ou bien cet objet est accessible à nos sens, et donc, nous connaissons cet objet par la voie sensible, ou bien cet objet n'est pas accessible à nos sens et nous ne pourrions l'atteindre que si nous pouvions en avoir une vision intuitive... ou une vision qui y supplée.
Dès lors, s'il arrive que nous connaissions cet objet en fait, alors que dans notre état de nature blessée nous n’y avons pas droit, il ne peut nous être accessible que par une voie qui supplée à la voie naturelle. C’est la voie de l'Autre.
Or, si cela n'avait déjà eu lieu, nous n'envisagerions même pas le cas. Car, si cette voie n'avait déjà eue l'occasion de frayer sa piste dans le réel de la nature, dans le réel de notre nature, nous ne pourrions même pas en parler. Nous ne saurions même pas qu'elle existe – et nous ne pourrions même pas la nier, comme fait Spinoza.
Du coup, Aristote est totalement excusé, qui n’a reçu de l’Autre aucune information supplémentaire à celle de ses sens sur la blessure infligée dès l’origine à la nature.
NATURE BLESSÉE ET NATURE GUÉRIE
La nature est blessée, soit. Or, voici : à l'envers de ses souffrances, se trame toute une activité de coulisses. Maintenant, nous sommes au courant. À l'envers de ces diverses souffrances, qui sont la forme des blessures de la nature, se révèle une « matière » qui d'ailleurs n'en est pas une, une « matière » qui est comme le sang mêlé de pus en découlant, soit ce que nous appelons la jouissance, c’est-à-dire l’être qui est sur le mode du n’être pas.
Il apparaît alors qu'une autre sorte d'acteur du drame gigantesque qui se joue est invité à venir témoigner au tribunal de la connaissance : après nos sens, après l'Autre du prophétisme, nous ne devons pas oublier la jouissance elle-même. Elle a son mot à dire là-dedans, sauf que ce que nous pouvons tirer d'elle, doit être passé par le crible d'une critique, ou plus précisément d'une anti-critique, qui n'hésitera pas à déconstruire la « critique » des Lumières, dont la responsabilité dans cet état de fait est considérable. Cette critique de la jouissance, tout en participant au dévoilement de ce qui doit être dévoilé, analysera cet état-limite de l'être, qui s’assure au bord de la nature blessée, et par lequel se produit cette turbulence qui sustente et aggrave son propre mal.
Bref, nous vivons un déchaînement de la jouissance dont le style de crescendo a un caractère unique et véritablement effrayant, caractéristique de notre temps, des temps que nous avons à vivre.
Mais, à la fin, ces temps se dédoublent.
Car, sous ces événements objectifs et catastrophiques qui ont leur temps propre – qui est le temps du mal, ou temps de la jouissance – sous ces événements objectifs, un autre temps a lieu selon un timing mystique [11], mais non moins objectif, que l'on peut saisir par voie d'information prophétique, mais aussi par l'observation, quoique toujours dans la conversion, et qui n'échappe pas à la description structurelle ni à l'analyse raisonnée.
Que signifie cet autre temps ? Il signifie que la nature blessée est objectivement en voie de guérison. Et que par conséquent, la nature parfaite n'est pas celle qui est derrière nous, mais au contraire la nature qui vient. Car, à la fin, tout le monde va comprendre que ce qui est véritablement blessé dans cette histoire, c'est l'Autre lui-même.
L'Autre est blessé en nous. Blessé d'abord dans son existence. Il est nécessaire, si nous voulons guérir toute la nature blessée, de guérir d'abord la blessure de l'Autre en nous. Cette blessure est d'abord celle de l'Autre, dont une mystérieuse catastrophe l'a arraché de nous-mêmes jusqu’à faire penser qu’il n’existe pas.
Pourtant, c'était une chose évidente puisque l'Autre blessé a pris en nous cette forme que nous connaissons bien depuis deux millénaires : Jésus-Christ crucifié.
Oh, Seigneur ! Pardonne-nous nos péchés !
Car, ce qui était hier nature blessée, nous disent les prophéties, va devenir demain nature guérie. Et ce qui est grâce aujourd’hui deviendra nature demain.
Considérons ce que nous ont légué les traditions dominicaines et franciscaines au tournant décisif des XIIIème et XIVème siècles concernant la frontière historique qui sépare la philosophie de l'être naturel et la théologie de l'être surnaturel.
L’école thomiste nous laisse en héritage une conception de l'être qui n'est autre que celle de l'être d'Aristote, fondé sur un ordre naturel parfait ; or, la question écologique – c'est-à-dire celle de l'harmonie et du désordre des déséquilibres naturels – s'inscrit dans le problème plus ciblé qui est celui de la perfection ou non de la nature, non pas perfection finale mais actuelle.
AUTOUR DE LA QUESTION DE L’ÊTRE NATUREL
Il faut en effet remarquer que l'être dans lequel se déroule notre existence – et du coup la nature qui en épouse les formes – est aujourd'hui soumis à des turbulences, à des tribulations, à ce qu'on pourrait appeler des « états-limites » aux frontières desquels il est secoué, malmené, pour ne pas dire maltraité. Ce qui laisse à penser que le temps à une importance plus grande que celle que lui prêtait Aristote dans sa théorie des catégories et que, dans une certaine mesure, il échappe à la nécessité matérielle pour se lier à la marge de liberté laissée à l’être [1].
Si nous essayons de repérer certains de ces états-limites, que vient-il ?
– il y a d'abord l'être qui est « sur le mode du n'être pas » qu'on appellera jouissance – qui concerne le rapport du mal à l'être ;
– il y a ensuite l'être qui est « sur le mode de ce qui vient » qu'on appellera prophétie – qui concerne le rapport de l'être au temps qui vient ;
– il y a aussi l'être qui est « ni sur le mode de ce qui est, ni sur le mode de ce qui n'est pas », qu'on appellera individuation – qui concerne le rapport de l'être à son achèvement ;
– il y a enfin l'être qui est « sur le mode de l'infinité » qu'on appellera Dieu, non par analogie [2], mais parce que c'est le mode dont Dieu se présente naturellement à nous.
Parler d'états-limites veut suggérer que nous nous trouvons devant des situations de continuité et de discontinuité entre théologie et philosophie. Comment trouver le ton juste pour parler de cet être qui est sur le mode de l'un ou l'autre de ces états-limites et qui imprime sa turbulence à ses états naturels au point de les rendre malades ?
IMPUISSANCE DU THOMISME
Il y a deux raisons pour lesquelles on ne peut guère s'appuyer sur saint Thomas pour en traiter.
La première raison, c'est que saint Thomas, à la suite de saint Augustin, n'a pas développé de théologie de l'histoire postérieure à la vie terrestre du Christ. Plus précisément, ces importants docteurs n'ont pas traité le problème dit de « la fin des temps ». Leur autorité a évidemment pesé sur cette question à laquelle est lié le problème que nous soulevons. Il existe pourtant un fort courant prophétique qui, s'appuyant sur le Nouveau Testament, démarre avec saint Irénée, passe par saint Bonaventure et saint Grignion de Montfort, pour aboutir aux apparitions mariales des XIXème et XXème siècles. Et on peut dire que nous le retrouvons jusque dans la spiritualité de Jean-Paul II, où il va s’exprimer comme théologie de la civilisation de l'amour. Quant au jeune Joseph Ratzinger, sa thèse de théologie, très récemment rééditée, porte sur la théologie de l'histoire de saint Bonaventure, très précisément sur son Hexaëmeron (traduction française : Les six jours de la création) [3].
La deuxième raison est la difficulté qu'il y a à parler de « l'être qui vient » ou de « l'individuation » à partir de l'être thomiste. Force est de constater un phénomène qu' Étienne Gilson a qualifié « d'agnosticisme thomiste » et qui consiste en une certaine posture d'« hyperréalisme » thomiste qui sépare strictement théologie et philosophie, justifiant cela par le fait que la philosophie s'occupe de la sphère naturelle et la théologie de la sphère surnaturelle. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Car, selon Aristote, suivi en cela par le Docteur Angélique, la nature nous est donnée tout entière et dans toute sa perfection dans le monde présent. Il n'y a pas à y revenir. Si un philosophe peut dire quelques mots sur la sphère surnaturelle, ce ne peut être que par analogie, c'est-à-dire par comparaison avec les effets de la nature. Pas question d'importer des données théologiques, c'est-à-dire des données de la Révélation, dans le domaine philosophique. Pas question de parler de « métaphysique de l'Exode » ou de « philosophie chrétienne » comme faisait Gilson ou Maritain – ce dernier pour d'autres raisons il est vrai que celles de l'historien.
Voilà pourquoi nous avons demandé son secours à Duns Scot, le Docteur Subtil.
LA POSITION DU DOCTEUR SUBTIL
Duns Scot, pour sa part, pose ce problème à nouveaux frais. Son objection est la suivante : le Philosophe, c'est-à-dire Aristote, ne pouvait pas savoir que la nature était blessée par la Chute. Personne ne pouvait le savoir naturellement, il fallait le secours d'une information d'origine externe, c'est-à-dire d'une information par voie révélée (prophétique). Et Aristote n'a pas connu la Révélation.
Ce fait historique nous place dans une position philosophique nouvelle. Est-il rationnel de rejeter une information décisive qui nous est donnée sur la nature sous prétexte qu'elle n'est pas naturelle elle-même, alors même qu'elle semble se vérifier par la présence du mal dans le monde et se voit confirmée au fil du temps par la réalité historique ?
Une conséquence que nous tirons pour notre part de cette conclusion de Duns Scot, c'est que la nature ne nous livre pas tout ce qui est nécessaire d'en savoir par la seule voie du réalisme philosophique.
Selon Scot, il existe une controverse, disons « théorique », « idéale », entre philosophi et theologi, c'est-à-dire une controverse qui a lieu non pas entre deux disciplines, mais entre deux types d'hommes. L'enjeu de la dispute porte sur la question de savoir qui peut, du philosophe ou du théologien, rendre le mieux raison du bonheur de l'homme [4]. Les deux disciplines se disputent en effet le privilège exorbitant, puisqu'il n'est pas sans effet sur le gouvernement de la Cité, d'indiquer à l'homme le chemin de sa jouissance dernière – voire de le conduire vers cette jouissance.
Ce qui est en jeu c'est un état de la question qui tient exactement au type d'approche que je peux avoir sur l'être. Si je suis dans la position des philosophi, je vais considérer le monde sous l'angle de la perception sensible que j'en ai et, à partir de là, je m'en remettrai au progrès naturel de ma raison qui va l'amener à la conclusion que l'être ainsi perçu est achevé et parfait. En effet, en tant que philosophe, j'ai une position spéculative et, si je suis thomiste, réaliste. Ce qui commandera l'ordre de ma connaissance sera la logique de l'être – de l'être sensible : autrement dit, c'est l’abstraction de la quiddité de la chose sensible qui guide ma connaissance du monde réel.
Si, au contraire, je suis dans la position des théologi, le monde passe pour moi par la prière. C'est-à-dire par une position mystique. Et donc, ce que j'appréhenderai a priori ce sera l'Autre. Autrement dit : je prends ma connaissance dans l'Autre. Mon réalisme est celui de l'Autre [5].
Et ma rationalité est celle de l’Autre.
Le Philosophe a pensé que la nature dans laquelle nous nous trouvons est une nature parfaite. Et parfaitement achevée. Ainsi Aristote.
Mais ce que l’Autre m’apprend par la Révélation, c’est que la nature actuelle est blessée.
LE TEMOIGNAGE DE L’AUTRE
En réalité, lorsque nous disons : « nous partons de l'être ou nous partons de l'Autre », il faut lire « nous partons de l'être que nous livre nos sens ou nous partons de l’Autre ». Autrement dit : nous partons de l'être analogue ou de l'Être de Dieu. Le « ou » nous classe de façon exclusive, soit comme philosophe, soit comme théologien.C'est là qu'intervient la réforme métaphysique de Duns Scot.
Duns Scot a proposé de partir d'un autre être que l'être sensible d'Aristote. Un autre être qui, loin de barrer l'être analogue d'Aristote et de saint Thomas, se le subordonne. Et il a appelé cet être l'ens commune, lequel se caractérise par son univocité [6].
Cette structure de l'univocité de l'étant nous permet de comprendre aujourd'hui que l'être commun proposé par Duns Scot n'est autre que l'être de l'Autre. Dans l'ens commune se révèle en moi, non pas ma façon de ranger les objets du monde – ma façon physique, naturaliste, soit ma manière humaine de ranger le monde – mais la manière dont l'Autre range le monde, et même : arrange le monde en moi.
L'être univoque est donc l'être de l'Autre.
Mais si l'être est l'être de l'Autre, attention danger ! Car c'est là que commence la pollution naturelle. Et donc, c'est là que commence la tâche écologique car c'est là que commence la nature blessée.
En parlant de nature blessée, nous introduisons, au sein des témoignages que nous rendent nos sens, le témoignage de l'Autre du prophétisme. Mais nous devons remarquer que cet Autre ne tombe pas au milieu du témoignage de nos sens comme un cheveu sur la soupe. Car, avant même que nous prêtions attention à l'Autre divin, sa place était déjà prête – et même si nous n’avons jamais rencontré l'Autre divin, nous savons très bien, chacun de nous, depuis tout petit, depuis que nous avons vu sa place occupée par notre mère, puis par toutes les personnes qui sont venues s'y asseoir, que l'Autre a sa chaise réservée pour chacun et pour tous et que sans lui, sans cet Autre proprement humain, notre accès à l'être naturel ne pourrait avoir lieu. Puisque cet accès sollicite l'Autre du langage. C’est-à-dire déjà cet Autre qui arrange le monde en moi.
Mais c'est aussi à cette place que vient s'asseoir, et plus souvent qu'à son tour, l'Autre de la jouissance, c'est-à-dire l'Autre qui ne connaît pas de limite à la méchanceté, l'Autre qui ayant provoqué la blessure d'origine vient l'entretenir en l'envenimant perpétuellement.
Malgré tout, l'Autre reste le trajet obligé par lequel l'être prend forme pour moi. Et même nous devons dire que l'Autre n'est pas localisé dans l'être, mais que c'est bien plutôt l'être qui est localisé dans l'Autre.
D'un autre côté, nos sens eux-mêmes viennent témoigner au tribunal de cet Autre pour y corroborer ce que celui-ci nous dit depuis que les prophètes hébreux sont venus nous porter sa parole : la nature est blessée et surtout est blessée la nature humaine. Mais encore : la nature est blessée et non seulement sa blessure reste béante, mais elle s'aggrave. C'est ce que nous vivons tous concrètement aujourd'hui, n'est-ce-pas ? Sa blessure s'aggrave et même se multiplie comme un cancer.
C'est un fait qui met tout notre être à l’épreuve : souffrances multiples, maladies, haines et guerres, désastres, incendies, et même ouragans, raz-de-marée, fonte des glaciers et tout le tremblement : la physis n'est pas moins concernée, et il faut penser ses souffrances comme solidaires des nôtres. Il faut les penser selon le mot du prophète : « la nature entière gémit dans les douleurs de l'enfantement ».
LA VOIE DE SUPPLÉANCE DE LA VOIE NATURELLE
Si Aristote ne s’est pas arrêté sur cette seconde voie de connaissance, c'est qu'il n'a pas connu la Révélation. Soit. Appelons celle-ci « une voie de suppléance de la voie naturelle ».
Nous autres aujourd’hui, par contre, nous avons connu cette voie – nous avons connu la voie prophétique de la Révélation par laquelle nous avons appris que notre nature est une nature blessée.
Voie qui supplée aux défaillances de cette nature blessée.
Voix qui nous disait qu'il fallait nous résigner à vivre pour un temps, mais pas toujours [7] avec la blessure que nous avions contractée lors de notre chute originelle. Non pas information par les sens mais information prophétique. Information qui s'adresse d'abord et directement à l'intellect des prophètes et, à travers eux, à notre propre intellect.
Nous devons donc tenir que nous disposons ainsi de deux sources de connaissance : l'une, qui nous vient directement de nos capacités naturelles, qui est une connaissance empirique des choses par abstraction du sensible ; et l'autre, qui est une voie de suppléance de la voie naturelle, qui est une connaissance obtenue de la bouche de l'Autre – la place du grand Autre pouvant être ici occupée par Dieu lui-même, comme il se voit dans le Fils des Évangiles, ou par son prophète, ou son apôtre ou tout autre témoin.
Dans les deux cas nous avons affaire à un témoignage – soit témoignage de nos sens, soit témoignage de l'Autre. Mais du coup, la vérité n'est plus indexée sur l’être sensible mais à la fin sur le témoignage de l'Autre [8].
Si nous entrons maintenant dans le débat scolastique, comment est perçue cette béance ? Concentrons-nous d’abord sur un des éléments de cette « nature blessée » dont parle Duns Scot : l’intellect humain. Que dit Duns Scot ? Il dit ceci, qui est décisif : il faut distinguer entre une nature de fait et une nature de droit. Voilà qui n'est pas évident, parce qu'il faut sauter à pieds joints par dessus Saint Thomas.
À la suite d'Aristote en effet, saint Thomas nous a laissé croire, probablement par distraction, qu'on pouvait confondre l'idée de nature actuelle avec l'idée de nature créée, et il a du coup situé cette béance comme effet de la perfection naturelle. Semblant donner raison au point de vue des philosophi.
Pour saint Thomas d'Aquin, l'état actuel de l'homme est un état de nature qui semble définitif : autrement dit, entre l'intellect actif de l'homme, c’est-à-dire la partie de l’intellect qui fournit à l'homme les informations issues de nos sens, et l'intellect passif, celle qui reçoit ces mêmes informations, il existe une harmonie naturelle, une harmonie de nature à proprement parler parfaite. Uni au corps, l'intellect humain a pour objet propre et unique l'être sensible matériel. Ce n'est que libéré des entraves physiques que l'intellect humain peut s'ouvrir directement aux réalités séparées. En ce monde, il ne les atteint que par analogie à partir du monde matériel [9].
CONNAISSANCE PAR LES SENS ET CONNAISSANCE PAR L'AUTRE
La discussion introduite par Duns Scot modifie totalement la perspective thomiste qui pourtant semblait solidement assurée. Pour Duns Scot, dans la mesure où elle a été blessée, la nature connaît plusieurs états. Pour s'en tenir à la nature de l'intellect humain, il faut considérer qu'il a connu ou doit connaître trois états de nature :
- Avant la chute, l'intellect d'Adam a connu un premier état de nature qui lui permettait de connaître les choses par voie intuitive.
- Après la chute, et donc dans son état présent, l'intellect humain ne peut connaître les choses que par voie d'abstraction, comme l’explique également Thomas.
- Lorsqu'il sera restauré [10], le même intellect, possédant la même nature, connaîtra à nouveau les intelligibles.
Comment cela est-il possible ? C'est que la distinction entre nature de fait et nature de droit ne concerne notre intellect, dans notre état présent, que selon l'objet qui est présenté à notre connaissance. Car, ou bien cet objet est accessible à nos sens, et donc, nous connaissons cet objet par la voie sensible, ou bien cet objet n'est pas accessible à nos sens et nous ne pourrions l'atteindre que si nous pouvions en avoir une vision intuitive... ou une vision qui y supplée.
Dès lors, s'il arrive que nous connaissions cet objet en fait, alors que dans notre état de nature blessée nous n’y avons pas droit, il ne peut nous être accessible que par une voie qui supplée à la voie naturelle. C’est la voie de l'Autre.
Or, si cela n'avait déjà eu lieu, nous n'envisagerions même pas le cas. Car, si cette voie n'avait déjà eue l'occasion de frayer sa piste dans le réel de la nature, dans le réel de notre nature, nous ne pourrions même pas en parler. Nous ne saurions même pas qu'elle existe – et nous ne pourrions même pas la nier, comme fait Spinoza.
Du coup, Aristote est totalement excusé, qui n’a reçu de l’Autre aucune information supplémentaire à celle de ses sens sur la blessure infligée dès l’origine à la nature.
NATURE BLESSÉE ET NATURE GUÉRIE
La nature est blessée, soit. Or, voici : à l'envers de ses souffrances, se trame toute une activité de coulisses. Maintenant, nous sommes au courant. À l'envers de ces diverses souffrances, qui sont la forme des blessures de la nature, se révèle une « matière » qui d'ailleurs n'en est pas une, une « matière » qui est comme le sang mêlé de pus en découlant, soit ce que nous appelons la jouissance, c’est-à-dire l’être qui est sur le mode du n’être pas.
Il apparaît alors qu'une autre sorte d'acteur du drame gigantesque qui se joue est invité à venir témoigner au tribunal de la connaissance : après nos sens, après l'Autre du prophétisme, nous ne devons pas oublier la jouissance elle-même. Elle a son mot à dire là-dedans, sauf que ce que nous pouvons tirer d'elle, doit être passé par le crible d'une critique, ou plus précisément d'une anti-critique, qui n'hésitera pas à déconstruire la « critique » des Lumières, dont la responsabilité dans cet état de fait est considérable. Cette critique de la jouissance, tout en participant au dévoilement de ce qui doit être dévoilé, analysera cet état-limite de l'être, qui s’assure au bord de la nature blessée, et par lequel se produit cette turbulence qui sustente et aggrave son propre mal.
Bref, nous vivons un déchaînement de la jouissance dont le style de crescendo a un caractère unique et véritablement effrayant, caractéristique de notre temps, des temps que nous avons à vivre.
Mais, à la fin, ces temps se dédoublent.
Car, sous ces événements objectifs et catastrophiques qui ont leur temps propre – qui est le temps du mal, ou temps de la jouissance – sous ces événements objectifs, un autre temps a lieu selon un timing mystique [11], mais non moins objectif, que l'on peut saisir par voie d'information prophétique, mais aussi par l'observation, quoique toujours dans la conversion, et qui n'échappe pas à la description structurelle ni à l'analyse raisonnée.
Que signifie cet autre temps ? Il signifie que la nature blessée est objectivement en voie de guérison. Et que par conséquent, la nature parfaite n'est pas celle qui est derrière nous, mais au contraire la nature qui vient. Car, à la fin, tout le monde va comprendre que ce qui est véritablement blessé dans cette histoire, c'est l'Autre lui-même.
L'Autre est blessé en nous. Blessé d'abord dans son existence. Il est nécessaire, si nous voulons guérir toute la nature blessée, de guérir d'abord la blessure de l'Autre en nous. Cette blessure est d'abord celle de l'Autre, dont une mystérieuse catastrophe l'a arraché de nous-mêmes jusqu’à faire penser qu’il n’existe pas.
Pourtant, c'était une chose évidente puisque l'Autre blessé a pris en nous cette forme que nous connaissons bien depuis deux millénaires : Jésus-Christ crucifié.
Oh, Seigneur ! Pardonne-nous nos péchés !
Car, ce qui était hier nature blessée, nous disent les prophéties, va devenir demain nature guérie. Et ce qui est grâce aujourd’hui deviendra nature demain.
Jean-Louis Bolte
NOTES
[1] Nous ne pouvons plus accepter aujourd’hui le nécessitarisme de l’univers aristotélicien, et nous pensons, avec Duns Scot, que tout être naturel a une marge de liberté de manœuvre.
[2] Dans l’univers thomiste nous ne connaissons Dieu que par analogie, dans l’univers scotiste nous le connaissons naturellement.
[3] Le Docteur Séraphique, dans son Hexaëmeron, rompt avec le silence de saint Augustin, sur la question du sixième âge qui doit précéder la toute fin du monde. Le Docteur franciscain annonce cet âge dans un style prophétique : « C'est ainsi qu’adviendra encore un temps de paix à la fin des temps. En effet, quand, après la grande ruine de l'Église, l'Antéchrist sera anéanti par Michel, après ce temps : rien n'est sûr. »
[4] Duns Scot pose à Aristote la question de la validité de sa conception de la finalité.
[5] Mon intelligence, éclairée par la foi, est celle de l’Autre.
[6] Avec Duns Scot nous entrons dans une conception logico-mathématique. Ce n'est pas par hasard qu'il découvre la notion d'infini actuel – 500 ans avant Georg Cantor ! –, concept absolument impossible dans la physique quantitative d'Aristote. Un résultat majeur de cette doctrine de l'univocité de l'être est le suivant : en tant qu'ens commune, l'être est commun à l'homme et à Dieu, et ceci permet à l'homme de parler naturellement de l'être de Dieu. Dans ce cas, le nom de Dieu est infini.
[7] Is. 65, 17 : « Voici que je ferai des cieux nouveaux et une terre nouvelle ».
[8] Pour se repérer sur un auteur contemporain, disons que nous nous trouvons devant une configuration philosophique telle que celle léguée par Claude Tresmontant. Configuraton dans laquelle la blessure de la nature se présente sous la forme d’une béance de la source de nos informations.
[9] « [Il ne peut être autrement], dit saint Thomas dans la question 17 des Questions Disputées sur l'Âme, [car] il est manifeste que l'âme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard dirigé vers les réalités inférieures. Elle n'atteint par conséquent sa perfection que par les informations qu'elle reçoit de celles-ci, à savoir par les espèces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de soi-même, ni dans celle des autres, elle ne peut progresser qu'en étant menée par les dites espèces. »
[10] Remarquons que Duns Scot dit « lorsqu'il sera séparé », et qu'il aurait tout aussi bien dire « lorsqu'il sera restauré ». Nous retiendrons ce second sens qui localise le premier.
[11] Cf. le blog de Jonas Jorda auquel je collabore depuis le mois de janvier 2008, les "Six thèses sur la mystique chrétienne". Cf. aussi mon propre texte paru dans Contrelittérature n°10 sur « L’état nocturne du monde ».
Cet article est paru dans le n° 21 de Contrelittérature (été 2008).
[1] Nous ne pouvons plus accepter aujourd’hui le nécessitarisme de l’univers aristotélicien, et nous pensons, avec Duns Scot, que tout être naturel a une marge de liberté de manœuvre.
[2] Dans l’univers thomiste nous ne connaissons Dieu que par analogie, dans l’univers scotiste nous le connaissons naturellement.
[3] Le Docteur Séraphique, dans son Hexaëmeron, rompt avec le silence de saint Augustin, sur la question du sixième âge qui doit précéder la toute fin du monde. Le Docteur franciscain annonce cet âge dans un style prophétique : « C'est ainsi qu’adviendra encore un temps de paix à la fin des temps. En effet, quand, après la grande ruine de l'Église, l'Antéchrist sera anéanti par Michel, après ce temps : rien n'est sûr. »
[4] Duns Scot pose à Aristote la question de la validité de sa conception de la finalité.
[5] Mon intelligence, éclairée par la foi, est celle de l’Autre.
[6] Avec Duns Scot nous entrons dans une conception logico-mathématique. Ce n'est pas par hasard qu'il découvre la notion d'infini actuel – 500 ans avant Georg Cantor ! –, concept absolument impossible dans la physique quantitative d'Aristote. Un résultat majeur de cette doctrine de l'univocité de l'être est le suivant : en tant qu'ens commune, l'être est commun à l'homme et à Dieu, et ceci permet à l'homme de parler naturellement de l'être de Dieu. Dans ce cas, le nom de Dieu est infini.
[7] Is. 65, 17 : « Voici que je ferai des cieux nouveaux et une terre nouvelle ».
[8] Pour se repérer sur un auteur contemporain, disons que nous nous trouvons devant une configuration philosophique telle que celle léguée par Claude Tresmontant. Configuraton dans laquelle la blessure de la nature se présente sous la forme d’une béance de la source de nos informations.
[9] « [Il ne peut être autrement], dit saint Thomas dans la question 17 des Questions Disputées sur l'Âme, [car] il est manifeste que l'âme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard dirigé vers les réalités inférieures. Elle n'atteint par conséquent sa perfection que par les informations qu'elle reçoit de celles-ci, à savoir par les espèces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de soi-même, ni dans celle des autres, elle ne peut progresser qu'en étant menée par les dites espèces. »
[10] Remarquons que Duns Scot dit « lorsqu'il sera séparé », et qu'il aurait tout aussi bien dire « lorsqu'il sera restauré ». Nous retiendrons ce second sens qui localise le premier.
[11] Cf. le blog de Jonas Jorda auquel je collabore depuis le mois de janvier 2008, les "Six thèses sur la mystique chrétienne". Cf. aussi mon propre texte paru dans Contrelittérature n°10 sur « L’état nocturne du monde ».
Cet article est paru dans le n° 21 de Contrelittérature (été 2008).
5 commentaires
Merci pour ce texte dont je me permets de mettre un extrait sur mon blog, avec le lien de votre site.
Merci pour cette marque de sympathie et bravo pour votre blog généreux et pétillant.
Cher Jean-Louis Bolte,
À propos de la note [3], il faudrait reprendre exactement ce que dit saint BONAVENTURE en sa XVIè conférence sur Les six Jours de la Création ( 1273, trad. OZILOU, Desclée/le Cerf ) : "C'est ainsi qu'adviendra encore un temps de paix à la fin des temps. En effet, quand, après la grande ruine de l'Église, l'Antéchrist sera anéanti par Michel, après cette suprême tribulation de l'Antéchrist, viendra, précédant le jour du Jugement, un temps d'une telle paix et tranquillité, qu'il n'y en eut pas depuis la création du monde et des hommes, d'une sainteté comparables [sic] à ce qu'il en fut au temps des Apôtres, s'y rencontreront. En effet, à ceux qui résisteront à l'Antéchrist, l'Esprit sera donné en abondance. La date du Jugement après ce temps: rien n'est sûr." ( cité par Patrick de LAUBIER en son Le temps de la fin des temps, Essai sur l'eschatologie chrétienne, Préface du P. René LAURENTIN, Paris, F-X de Guibert, 1994, p. 50 )
Cela permet, il me semble, de remettre les perspectives dans le bon ordre.
En toute cordialité.
Merci pour cette précision dont les lecteurs voudront bien tenir compte.
Bien amicalement, JLB
Pour nos lecteurs, je voudrais encore préciser ceci, "sur la question du sixième âge qui doit précéder la toute fin du monde" [note 3]. Saint AUGUSTIN écrit en sa "Cité de Dieu" ( XXII, 30):"Le sixième Jour [= sixième âge du monde] est le temps actuel qui ne doit point être mesuré par aucun nombre fixe de générations", car seul le Père connaît les temps. Le sabbat de la septième époque [ septième Jour] sera donc en Dieu. C'est là que la théologie de l'histoire de saint BONAVENTURE est très éclairante car, en reprenant l'idée joachimite d'un "règne du Saint-Esprit", elle fait renaître l'espérance en un avenir qui serait aussi terrestre. Et cet avenir terrestre constituera précisément le septième âge, c'est-à-dire le IIIè millénaire du christianisme. Dans mon article sur L'ère du Verseau-Lion, on peut vérifier que ce IIIè millénaire - durant lequel se place la "vocation des Juifs"- correspond bien au septième Jour, ou septième âge du monde ( 2000 + 2000 + 2000 + 1000 ). Le titre de l'ouvrage du saint docteur franciscain: "Hexaëmeron"=Les six Jours (de la création), ne doit pas nous tromper: saint BONAVENTURE n' a nullement oublié d'y parler du septième Jour qui verra précisément la manifestation définitive de la gloire du septième âge! Cf. RATZINGER, Joseph, "La théologie de l'histoire de saint Bonaventure", Paris, PUF, 1988, p.31.
"Que Ton Règne vienne!"
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