Faut-il être intelligent pour être sauvé ? (I)
dimanche, 10 mai 2009
par Bruno Bérard
Première Partie
Section I. L’intelligence
Section II. Intelligence et réalité
Section III. La pneumatisation de l’intellect
Seconde Partie
Section IV. La gnose, ignorance infinie
Section V. Gnose ou théologie mystique
Section VI. Faut-il donc être intelligent pour être sauvé ?
PREMIÈRE PARTIE
Si cette question se pose, alors qu’une réponse – négative – vient immédiatement à l’esprit, c’est pour au moins trois raisons qu’on ne saurait évacuer sans les avoir envisagées selon toutes leurs conséquences.
La première raison apparaît lorsqu’on est surpris et ravi, à la lecture des textes théologiques d’un S. Thomas d’Aquin, d’un Jean Duns Scot, d’un Roger Bacon ou d’un S. Bonaventure, par l’extraordinaire intelligence de ces docteurs (angélique, subtil, admirable et séraphique, puisque c’est ainsi qu’ils ont été, respectivement, surnommés). On est surpris – et ce, non dans une optique moderne, puisque dans ce cas une intelligence mathématicienne aurait dû s’appliquer exclusivement à la technique [1], mais parce que nous accédons à une intelligence (une compréhension) des mystères chrétiens, auparavant insoupçonnée (par nous « insoupçonnée », car Origène et S. Augustin sont des génies théologiques au moins égaux aux docteurs médiévaux). Alors intervient ce ravissement – dans un sens quasi étymologique.
La deuxième raison naît de la méditation de la dogmatique chrétienne. Expression ou formulation la plus transparente possible des mystères chrétiens, ainsi que l’a rappelé Jean Borella (Problèmes de gnose, chap. VII), cette ample dogmatique s’insère entre la révélation et la théologie – cas unique parmi les traditions religieuses, puisque celles-ci disposent, ‘‘classiquement’’, d’une révélation (écrite ou non) qui formule, et de théologies qui interprètent. Loin de constituer une interprétation – ce qui est bien le rôle des théologies, dont aucune, fût-ce celle de S. Thomas d’Aquin, ne fut jamais canonisée [2] –, la dogmatique se présente du côté de la seule formulation (ibidem). C’est que, nous semble-t-il, le mystère chrétien est d’une ‘‘intelligence inégalée’’. C’est pourquoi des esprits, parmi les plus grands, auront pu y consacrer leur vie et, surtout, il ne fallait rien moins que cette dogmatique pour fixer – face à toute dérive anecdotiquement interprétative – et pour transmettre, pendant deux mille ans, cette ‘‘intelligence’’ du mystère chrétien [3].
La troisième raison, anthropologique, se réfère donc à la ‘‘nature’’ de l’homme, en particulier à cette dimension essentielle qu’est son intelligence. Dès lors, l’homme ne peut pas ne pas intelliger, il est fait pour intelliger ; il est ‘‘gnostique’’ par nature. Se pose alors ici la question, avec acuité, de la fonction de cette intelligence humaine et, en particulier, de son rôle éventuel face à la révélation. Qu’est-ce que l’homme peut affirmer connaître ? Comment croire et connaître se combinent-ils donc ?
Commencer par définir l’intelligence humaine nous semble la bonne démarche. Nous pourrons voir ensuite comment cette intelligence s’applique au monde (le cosmologique) et à ce qui passe le monde (le métaphysique). Il sera alors certainement plus aisé de comprendre une doctrine comme celles de « la pneumatisation de l’intellect » (cf. l’enseignement de S. Paul) et, paradoxalement, d’envisager la « gnose » véritable comme celle d’« intelligences qui savent fermer les yeux » [4]. Sans doute, cela aura éclairé la question-titre de cet essai et nous permettra alors d’en élaborer une réponse.
Essentiellement, nous ferons appel à l’œuvre de Jean Borella, dont quasiment tous les livres seront ici convoqués.
2. Il faut également renoncer à la définition kantienne de l’intelligence ramenée à un « entendement », intermédiaire entre sens et raison, définition finalement aisée à réfuter. Il s’agit, au premier abord, d’une simple inversion de vocabulaire entre « raison » et « intelligence », mais qu’il convient de rétablir. L’origine de cette inversion malencontreuse réside sans doute dans la relative confusion des deux termes chez Descartes [6] – « relative » seulement, car le métaphysicien français conserve à la raison son pouvoir de connaissance intuitive (intellectus intuitivus) [7], sans lequel il n’y aurait pas de métaphysique possible (cf. La charité profanée). Mais, ayant fait de la raison (Vernunft) la faculté supérieure de la pensée, Kant ne verra plus dans l’entendement (Verstand, intellectus) que l’activité cognitive inférieure : celle qui revêt le donné sensible, c’est-à-dire la matière de la sensation et la forme de l’espace et du temps, d’une forme conceptuelle [8]. Or cette inversion est en fait une négation, la négation de l’intellectus (intellect intuitif) : « l’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et (…) nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité », écrit-il [9]. Si Kant nie l’intuition intellectuelle, c’est simplement parce qu’il l’imagine, sur le modèle de l’intuition sensible, comme ayant un objet devant soi. Or, « au-delà de la connaissance par observation, il y a place pour la connaissance par participation » [10]. Connaître une chose, au dire de Kant, c’est certes construire un concept dans l’intuition sensible mais, avant tout, c’est être « intellectuellement saisi par un sens, un intelligible, que nous ‘‘reconnaissons’’ plus que nous le connaissons » [11]. Ajoutons, suivant toujours Jean Borella, que la contradiction kantienne réside dans le projet même de la critique de la raison pure, critique que la raison serait censée opérer par elle-même, alors que la limite posée par Kant lui-même : « Ce qui limite doit être différent de ce qu’il sert à limiter » [12] rend caduque un tel projet. À la différence de Kant, pour lequel non seulement l’entendement se limite lui-même [13] mais la raison se limite elle-même en limitant son usage théorique par son usage pratique [14], la raison ne saurait limiter la raison. Au contraire, si l’on peut prendre conscience des limites de la raison, c‘est bien parce qu’il y a en nous une puissance intellectuelle supérieure à la raison et que la connaissance jouit de son illimitation interne : l’intellect ou la connaissance (c’est tout un) est plus que ce qu’il connaît et que le sujet connaissant [15].
3. Nous en arrivons donc à cette définition de l’intelligence, distinguée de la raison parce qu’elle « vient du dehors » (ou « par la porte »), disait déjà Aristote (De la génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12). Certes, étant donné notre état psycho-corporel, il est vrai que pour l’homme « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans l’intelligence qui ne fût d’abord dans les sens) mais pour autant seulement qu’on y adjoindra la correction leibnizienne : « nisi ipse intellectus » (si ce n’est l’intellect lui-même) ! [16]
Car c’est bien dans cette séparation radicale que réside le paradigme d’une pensée « moderniste » [24], laquelle précisément ne peut plus penser le surnaturel. On peut voir l’origine actuelle de ce paradigme dans l’erreur galiléenne (physique mécaniciste [25] désormais périmée), et sa formulation la plus aboutie dans sa mise en œuvre philosophique par Kant.
Pour s’en convaincre, il suffit de revenir simplement à l’immuable enseignement de Platon, pour qui la conception de l’univers « découle à titre d’illustration sensible de ce qui, en soi, est invisible et transcendant ». C’est « dans sa substance même » que le monde « est doté d’une fonction ‘‘iconique’’ » (La crise du symbolisme religieux, p.54) ; il est, dit Platon, « de toute nécessité l’image de quelque chose » (Timée, 29b ; La crise…, p.40), si bien que toute cosmologie ne saurait être qu’« un mythe vraisemblable (ton eïkota muthon) » (ibid.).
Si, pour Platon, « notre science de la nature demeure hypothétique, ce n’est pas à cause de la faiblesse de notre intelligence ; c’est à cause du manque de réalité de l’objet à connaître. Dès lors, la seule connaissance adéquate à un être déficient est la connaissance symbolique, parce qu’elle pose d’abord son objet pour ce qu’il est, un symbole, mais un symbole réel, c’est-à-dire une image qui participe ontologiquement de son modèle » [26].
Nous avons vu que le paradoxe de l’intellect consistait en ceci qu’il « ne peut recevoir en lui la connaissance de toute chose que parce qu’il n’est aucune des choses qu’il connaît » et que, de même, le paradoxe de la connaissance est qu’« elle est fusion anticipée du sujet et de l’objet, mais [qu’] elle ne l’anticipe que parce qu’elle ne la réalise pas. »
Tout est dans la constitution ternaire de l’homme, clairement affirmée par S. Paul : « que tout votre esprit (pneuma) et votre âme (psuchè) et votre corps (sôma) soient conservés immaculés pour la parousie de Notre Seigneur Jésus » (1 Th V, 23). De plus, on y lira cette distinction entre le corps psychique et le corps spirituel (ou pneumatique, ou céleste), permettant d’opposer le premier et le dernier Adam : « Le corps est semé corps psychique, il se relève corps pneumatique. (…) Le premier homme, Adam, a été fait âme (psuchè) vivante, le dernier Adam est un esprit (pneuma) vivifiant. Mais ce qui est premier, ce n’est pas le pneumatique, c’est le psychique, puis vient le pneumatique. Le premier homme, tiré de la terre, est [choïkos] poussière ; le second homme, [o Kurios] le Seigneur, vient du Ciel » (1 Co XV, 44-47).
Qu’en est-il maintenant des rapports entre l’esprit (pneuma) et l’intellect (noûs), d’autant que « S. Paul emploie quelquefois pneuma comme synonyme de noûs » [28] ? Une fois admises les variations de vocabulaire et en phase avec notre anthropologie, on peut dire que :
• « l’esprit désigne la vie divine dans la créature, selon sa dimension la plus intérieure, dont l’actualisation dépend rigoureusement de la grâce du Christ » ;
• « l’intellect désigne une faculté de connaissance ‘‘naturellement surnaturelle’’, qui connaît (ou peut connaître) la vérité spirituelle, mais qui, étant par définition ‘‘passive’’ (c’est le prix de son objectivité) est aussi impuissante à mouvoir la volonté de l’être tout entier. »
• il faut, d’une part, une intellectualisation du spirituel, pour saisir effectivement les mystères de l’Esprit ;
• il faut, d’autre part, une pneumatisation de l’intellect, pour « rendre vie et réalité à ce qui n’est que connaissance spéculative, donc impuissante ».
• « Transformez-vous dans le renouvellement de votre intellect, afin de pouvoir discerner la volonté de Dieu » (Rm XII, 1-2) [30].
• « […] à vous dépouiller du vieil homme que corrompent les convoitises trompeuses, afin que vous soyez renouvelés par le pneuma de votre intellect, et que vous revêtiez l’Homme nouveau, celui qui fut créé selon Dieu (kata Théon) » (Ep IV, 19-24).
• « Qui a jamais connu l’Intellect du Seigneur », demandait Isaïe [31] ? Et S. Paul de répondre : « L’homme pneumatique juge de toutes choses et n’est lui-même jugé par personne. Car qui a jamais connu l’Intellect du Seigneur pour pouvoir l’instruire ? Eh ! bien, nous, nous l’avons, l’Intellect du Christ » (1 Co II, 16).
« La fin de la pneumatisation de l’intellect, c’est l’accession à l’Homme intérieur, à la Personne immortelle », car « l’intellect, dans sa véritable nature, s’identifie à l’Homme intérieur », suivant S. Paul :
« À suivre l’Homme intérieur, je me complais dans la loi de Dieu ; (…) Ainsi donc, je suis soumis par l’intellect à la loi de Dieu » (Rm VII, 22-25) [32].
• « Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’Amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep IV, 16-19). (La charité profanée, pp.160-165).
[2] Même si l’encyclique de Léon XIII Æterni Patris (4 août 1879) finit par instituer « la doctrine du Docteur commun en norme des sciences philosophique et théologique » ; Jean Borella, Le sens du surnaturel, Genève, Ad Solem, 1996, p.83.
[3] Présentée sous la forme du « paradoxe maximal », notre livre, Introduction à une métaphysique des mystères chrétien, en regard des traditions bouddhique, hindoue, islamique, judaïque et taoïste (Paris, l’Harmattan, 2005, imprimatur du diocèse de Paris), a tenté de le montrer, spécialement à propos des mystères de la Trinité et du Christ ; cf. 1ère Partie : « La Trinité chrétienne », Chap. 1. Résolution des paradoxes – approches conceptuelle et doctrinale, et 3ème Partie : « Le Christ chrétien », Chap. 11. Une synthèse paradoxale universelle – approches conceptuelle et doctrinale.
[4] Formule de S. Denys l’Aréopagite, in Théologie mystique, 997 A & B (Paris, Aubier, 1943)
[5] Cette réponse pragmatique de Binet et Simon signifie que, pour eux, il n’y a pas d’intelligence en soi, l’intelligence n’est pas ‘‘quelque chose’’ qu’on pourrait définir. La seule façon de la considérer est d’ordre pratique : l’intelligence, ce sont des tâches surmontées, des problèmes résolus.
[6] L’équivalence de ratio et d’intellectus se trouve dans la Deuxième Méditation métaphysique ; Jean Borella, La charité profanée, Paris, Éd. du Cèdre, 1979, pp. 126-127 (réédit. Paris, Éd. Dominique Martin Morin, 1992).
[7] Par exemple : « Je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai (…) Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, que me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai, ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle », Méditations, AT IX-1, p. 30.
[8] « Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. (…) Nous avons défini l’entendement comme le pouvoir des règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la nommant le pouvoir des principes » ; Critique de la raison pure (trad. F. Alexandre, J.-L. Delamarre et François Marty in Œuvres philosophiques, édition Ferdinand Alquié), tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, pp. 1016-1017. « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. (…) L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut naître la connaissance » ; in Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., p. 77.
[9] Critique de la raison pure, op. cit., p. 226.
[10] Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, coll. Delphica, l’Âge d’Homme, Lausanne, 2002 (184 pages), p. 106.
[11] Ibidem.
[12] Critique de la raison pure, trad. Barni, G.F., « 8e section des antinomies », in fine, p. 428 ; La crise du symbolisme religieux, op.cit., p. 321.
[13] « L’entendement se pose aussitôt à lui-même des limites qui l’empêchent de connaître les choses au moyen des catégories », in Critique de la raison pure, trad. T. et P., op. cit., p. 229.
[14] « Ici s’explique enfin cette énigme de la critique qui est de savoir comment on peut, dans la raison spéculative, dénier la réalité objective à l’usage suprasensible des catégories, et cependant leur reconnaître cette réalité relativement aux objets de la raison pratique » ; Critique de la raison pratique, la Pléiade, II, p. 612.
[15] La crise du symbolisme religieux, op. cit., pp. 322-323. « Tous kantiens », selon la sentence d’Émile Poulat, est le titre d’un article de Jean Madiran (Présent, 3 avril 2009, à propos de la recension du dernier livre du célèbre historien : France chrétienne, France laïque, Entretiens avec Danièle Masson, Paris, DDB, 2008), occasion de marquer que naître kantien – ou moderniste – ne fut pas toujours ce quasi fatalisme « que le XXe siècle a légué au XXIe ». Ainsi, le kantisme fut rejeté par Maurras et Péguy, réfuté par Gilson, critiqué par Maritain, Henri Charlier, Marcel De Corte, pourtant tous membres de « la catégorie des humains ‘‘normalement constitués’’ ». Ajoutons combien Claudel se réjouissait publiquement « qu’Aristote l’ait débarrassé du kantisme » (entretien des années 50, retransmis sur France Culture, le 25 juillet 2005) ou encore, bien avant tous ces auteurs, et peu après le décès de Kant (1804) déjà, Tchaadaev (1794-1856), « après avoir lu la Critique de la raison pure, l’a appelée Apologet adamitischer Vernunft, doctrine de la raison déchue et pervertie » (Paul Evdokimov, Le Christ dans la pensée russe, Paris, le Cerf, 1970, p. 40). Très récemment, s’adressant à des scientifiques, Claude Tresmontant parle des paléo- et néo-positivismes, « sinistre rengaine […] qui dérive en fait du kantisme » (« Les métaphysiques principales, O.E.I.L., 1989, p. 4. La critique borellienne du kantisme, reprise dans ces pages, est développée, comme signalée, dans son livre intitulé La crise du symbolisme religieux.
[16] Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. 1, § 2 ; Jean Borella, Le mystère du signe, Paris, Éd. Maisonneuve & Larose, 1989, p. 240 (réédit. Histoire et théorie du symbole, coll. Delphica, l’Âge d’Homme, Lausanne, 2004).
[17] Simone Weil l’a bien montré qui conclut : « L’intelligence, dans son acte d’intellection, est parfaitement libre, et nulle autorité, nulle volonté, fût-ce la nôtre, n’a pouvoir sur elle : on ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend pas » ; cité par Jean Borella, in La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 291.
[18] « Le mental est un miroir, mais c’est l’intelligence qui voit », dit Jean Borella, La charité profanée, op. cit., p. 84.
[19] Cf. Maître Eckhart, Quæstiones Parisienses. Questio Gonsalvi. Rationes Equardi, 6 ; Magistri Eckhardi Opera latina, Auspiciis Instituti Sanctae Sabinae, ad codicum fidem edita, edidit Antonius Dondaine o.p., Lipsiæ in ædibus Felicis Meiner, 1936, p.17. J. Ancelet-Hustache a résumé l’essentiel de cette question au tome I de sa traduction des Sermons (allemands), Seuil, 1974, pp. 27-30 ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 322.
[20] La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 288. C’est nous qui soulignons.
[21] Jean Borella, Penser l’analogie, Ad Solem, Genève, 2000, p. 111.
[22] La charité profanée, op. cit., pp. 123-125.
[23] « Chez saint Thomas, tout le mystère divin est déjà présent dans la nature même de l’intellect », in Lettres de Monsieur Étienne Gilson au père de Lubac, le Cerf, 1986, lettre du 21 juin 1965, p. 76 ; Le sens du surnaturel, op. cit., pp. 83-84 et note 2, p. 84.
[24] Cette « hérésie » que le pape S. Pie X a très exactement appelée : le modernisme, se produit lorsque la conscience d’une réalité, qui est déjà « substance des choses que l’on espère » (He 11, 1), s’efface sous la suggestion occidentale moderne qu’il n’y a pas d' "autre’’ réalité, pas de réalité surnaturelle ; cf. S. Pie X, encyclique Pascendi (1907) ; Le sens du surnaturel, op. cit., pp. 59-72.
[25] Avec la physique mécaniciste de Galilée, en effet, le monde est un pur contenant spatio-temporel indéfini, sans forme, sans propriété et sans rapport physique avec aucun des phénomènes qui s’y produit. La révolution paradigmatique de la physique au début du XXe siècle (relativité générale, physique quantique) n’a pas encore complètement effacé cette vision galiléenne périmée.
[26] C’est ce « réalisme symbolique » (savoir « c’est l’idée de symbole qui nous permet de penser l’idée de réalité » ; Jean Borella, Symbolisme et Réalité, pp. 29-32), qui fait que « le platonisme n’est pas un idéalisme », à aucun degré ; La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 31, n. 47. C’est nous qui soulignons.
[27] Cette doctrine est exposée dans La charité profanée, op. cit., pp. 131, 160-163, 387, 398, 401-408.
[28] Père Prat, Théologie de saint Paul, t. II, p. 62, note 4 ; La charité profanée, op. cit., p. 161.
[29] « Paroles en langue » se réfère à des phénomènes charismatiques qui se manifestent par l’émission de paroles inintelligibles ; La charité profanée, op. cit., p. 162.
[30] « Transforme » rend le « méta-morphoser » du texte grec.
[31] Cette question d’Isaïe (XL, 13) est citée par saint Paul en Rm XI, 33 ; cf. La charité profanée, op. cit., p. 163, note 3.
[32] On comprend ici qu’« en séparant l’intellectuel et le spirituel, le néo-thomisme condamnait l’œuvre théologique à se nourrir exclusivement de raisonnements », la coupant de ses « racines mystiques » ; cf. Le sens du surnaturel, op. cit., p. 84.
7 commentaires
Lecteur passionné de Jean Borella, j'apprécie vivement les textes de Bruno Bérard qui a le don d'éclairer et de synthétiser la pensée de son maître (si j'ai bien compris leurs relations réciproques) en déployant la sienne.
Il me tarde de lire la 2ème partie de cette réflexion sur l'intelligence.
Je me permets de profiter de l'occasion qui m'est donnée pour demander si l'une des personnes qui liront ce texte pourrait me donner l'occasion de me procurer "La charité profanée" que je ne trouve sur aucun site d'éditeur ou de librairies d'occasion.
"Epuisé", "non réédité" , sont les mentions qui couronnent immanquablement mes recherches ! L'éditeur d'origine contacté par téléphone ne m'a laissé aucun espoir sur une réédition prochaine qui s'avérerait peu rentable, d'après lui.
Merci d'avance et bien amicalement à l'équipe de CONTRELITTERATURE
Louis SAINT MARTIN
Cher Bruno Bérard,
J'ai fait une première lecture de votre article et, avant même de vous relire, je vous donne ma première impression.
J'avoue que je suis tout à fait épaté de voir la manière dont nos recherches convergent. Je ne connaissais pas du tout votre travail ni celui de Jean Borella avant cette lecture. Tout juste avais-je entendu parler de Jean Borella par Alain Santacreu. Mis à part nos convictions catholiques communes, nous ne venons visiblement pas du même bord. Et pourtant je vois des convergences qui m'ouvrent d'ailleurs quelques nouvelles perspectives.
Je compte moi-même traiter cette question des trois corps que vous empruntez à Saint Paul, dans la partie III qui suit ce que vous avez pu lire. Je compte le traiter dans une perspective plus historique peut-être, mais néanmoins très proche de ce que vous faites.
Je vais d'abord vous relire avant d'en dire plus.
À propos du symbolisme, diriez-vous qu'il y a deux symbolismes dont l'un est psychique et concerne la représentation au sens moderne, et l'autre spirituel, au sens où on parlait de symbolisme au moyen-âge ?
Bien amicalement,
Jean-Louis Bolte
Cher Louis Saint Martin,
Je vous remercie bien sincèrement pour vos encouragements.
"La charité profanée" va être bientôt rééditée (je crois par Ad Solem), très probablement dans les 12 mois qui viennent ; nul doute que "Contrelittérature" en fera état dès la parution.
En amitié
Bruno Bérard
Cher Jean-Louis Bolte,
Merci pour votre premier commentaire immédiat et le précieux encouragement qu'il constitue.
Concernant le symbolisme :
1.- s'il peut y avoir différentes symboliques, je crois qu'il n'y a qu'un seul symbolisme, qu'une seule doctrine du symbolisme, en tout cas qui m'ait convaincue ; c'est celle qu'a développée et présentée Jean Borella notamment dans son "Histoire et théorie du symbole" (collection "Delphica", L'Âge d'Homme, 2004), triple effort véritablement philosophique, selon les trois sciences de l'empirique, de l'analytique et de l'éidétique, et qui a l'insigne distinction d'englober aussi bien, du mot, ses sens originels (et scripturaires) que, de la notion, sa confrontation aux théories modernes (modernistes) sur le langage ou la communication. Vous pourriez en trouver un résumé dans le livre sur son oeuvre ("Jean Borella : La révolution métaphysique, après Galilée, Kant, Max, Freud, Derrida", l'Harmattan, 2006) ou dans ce "petit" (en taille) livre "Symbolisme et réalité" (Ad Solem, Genève, 1997, 69 pages).
2.- dans cette perspective, je dirais qu'il ne me semble pas possible de considérer la possibilité d'un symbolisme psychique, en tout cas qui ne serait pas susceptible d'interprétation ultérieure. L'Oedipe ou le sexe sont des interprétants de la psyché en psychanalyse freudienne, mais aucunement les derniers interprétants possibles ; le sexe lui-même peut être interprété à son tour (cf. la métaphysique du sexe que nous évoquions l'autre fois). On peut même lire chez Freud, la réduction du symbole au symptôme : « dès l’instant où l’on reconnaît, à un comportement par exemple, au moins deux significations dont l’une se substitue à l’autre en la masquant et en l’exprimant à la fois, on peut qualifier de symbolique leur relation » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, "Vocabulaire de la psychanalyse", Paris, 1967, p.477). Il s’agit bien ici d’avantage d’un simple symptôme, lequel n’a que la particularité de signifier deux choses, dont, notamment, l’une sera consciente et l’autre inconsciente.
3.- Je crois qu'il faut distinguer, après Goethe, l’allégorie comme « horizontale », c’est-à-dire renvoyant à des équivalents (comme le roi et la princesse des contes de fée qui renvoient simplement au père et à sa fille), et le symbole comme « vertical » – c’est-à-dire amenant à un sens d’un ordre transcendant. Les trois caractères fondamentaux du symbole, distingués par Goethe, sont leur "naturalité", "inépuisabilité" et "intransitivité" (présence sémantique ingénérable). Ainsi pourra-t-on trouver chez Jung les deux premiers, de naturalité (« ils sont un produit de la nature ») et d’inépuisabilité (« il n’explique pas, il renvoie au-delà de lui-même vers un sens encore dans l’au-delà, insaisissable » Carl Gustav Jung, "Problèmes de l’âme moderne", 1927, p.92., « dépassant toute interprétation concevable » Carl Gustav Jung, "Types psychologiques", trad. Y. Le Lay, Genève, 1950). Il semble manquer à sa définition le troisième caractère, ce qui conduit de nombreux penseurs à l'idée d'une certaine confusion chez Jung du psychisme et du spirituel (Michel Cazenave développe une thèse différente, et ce sera bien l'idée de "Métaphysique et psychanalyse" d'en débattre).
4.- J'ai lu chez Pamphile, cet exemple intéressant de l'interprétation du mythe de Narcisse. Ce jeune homme béotien, célèbre pour sa beauté, est épris de sa propre image reflétée dans une fontaine. Insensible à l’amour des autres, il s’isole et reste penché sur l’eau, se languissant de désespoir devant son idole insaisissable, jusqu’à ce qu’il s’y noie. Qu’en est-il, sur cet exemple, des interprétations psychologique et métaphysique ?
* L’interprétation psychologique, et spécialement freudienne, est que l’éros, sous sa forme narcissique, assure notamment la persistance de la pulsion de mort, de destruction, dont le but est la dissolution des conflits par le retour à l’inorganique. La fixation égocentrique est suicidaire ; le comportement de Narcisse est le symptôme de son amour de lui-même (conscient) et de sa pulsion de mort (inconscient).
* L’interprétation métaphysique dirait plutôt que, par la concentration (isolement) et face à un moi illusoire (insaisissable), Narcisse "se dissout" dans le Soi, Réalité ultime. Sa noyade est ainsi une mort symbolique – comme dans le baptême chrétien –, mort de l’illusion et naissance à la Réalité .
5.- Voici un petit extrait de mon dernier livre, rappelant les définitions succinctes du symbolisme (A) et du symbole (B), issues de mes lectures de l'oeuvre de Jean Borella:
(A) Le symbolisme est le constat d’une correspondance universelle entre une chose, plutôt naturelle, et une autre qui la dépasse. Par exemple, l’eau, qui reçoit la forme de tout vase où elle se trouve, symbolise la réceptivité de l’homme ou de la femme et, conséquemment, la possibilité d’apprendre, d’être in-formé et trans-formé. À l’extrême (dans l’absolu), l’eau symbolise la Possibilité de tout, dont l’univers est une des formes possibles.
On voit ici, partant du simple élément « eau », qui accepte toute forme au niveau physique, que la signification du symbole traverse tous les étages de ce qui existe : le niveau psychologique d’un héros qui s’abandonne à une cause, le niveau intellectuel d’un philosophe qui comprend une Idée, le niveau de l’univers en ce qu’il n’est qu’un Possible. Si la signification du symbole traverse tous « les étages du monde », c’est que, primordialement, elle provient – et mène – à son au-delà. Le symbole, par nature en effet, relie un visible à un invisible et, davantage encore qu’un lien, il est appel, ou mieux un rappel, de cet invisible. « Rappel », parce que s’il fait sens à l’intelligence, c’est que celle-ci se souvient. Comment autrement comprendrait-elle un invisible ? Comment ferait-il sens en elle ?
On peut ici noter comment s’oppose la limitation d’un signe (qui indiquera la proximité d’un virage dangereux) ou d’une allégorie (la fourmi est un travailleur infatigable) à l’illimitation du symbole qui mène inexorablement à Ce qui dépasse le monde. À l’horizontalité des signes et allégories, répondra la verticalité du symbole.
Fondamentalement, l’interprétation symbolique sera donc celle qui permettra de franchir les niveaux du monde (corps, psychisme, esprit, Dieu) et conduira ainsi, au-delà de ces mondes, à un pôle essentiel d’où toute in-formation est éternellement issue et à un pôle substantiel d’où elle prendra forme provisoirement.
Et, évidemment, ces deux pôles sont la même, la seule Réalité ultime : l’Absolu étant nécessairement la Cause unique à la fois essentielle (ou sémantique) et substantielle (ou matérielle) du monde.
(B) Symbole. Lien entre un visible et un invisible selon leur « ressemblance dissemblable » (Roques). La ressemblance est le lien statique de l’analogie qui les relie, tandis que la dissemblance marque la puissance anagogique du symbole qui fait monter de l’image au Modèle (Borella). On complétera également cette phrase : « le symbole donne à penser », chère à Paul Ricœur, par cette formulation métaphysique plus complète : « le symbole donne la pensée à elle-même » (Borella, "Symbolisme et réalité", p.51).
Pour en parler...
En amitié
Bruno Bérard
Le symbolisme freudien est une inversion du symbolisme liturgique (Cf. Geneviève Trainar, « Transfigurer le temps », Ad Solem, 2003). Selon Freud, la pensée symbolique est la conséquence, non pas de la liberté mais de l’aliénation : « S’il y a symbolisme chez Freud, c’est précisément, en fonction d’une censure morale qui interdit à certaines pulsions, à certains désirs, de se manifester. Ils ne peuvent donc que se déguiser. » (Cf. Jean Borella, « Du symbole selon René Guénon », in René Guénon, Les Cahiers de l’Herne, 1985, p. 210). Ainsi, parce que pour le freudisme, le symbolisme est le produit du mensonge, Paul Ricœur le considère comme une « herméneutique du soupçon » ( Cf. « De l’interprétation. Essai sur Sigmund Freud », Le Seuil, 1965) : il consiste à refuser d’écouter ce que dit réellement le symbole en le soupçonnant d’emblée de n’être que feinte et déguisement.
Cher Bruno Bérard,
C'est un plaisir de vous lire.
Je suis particulièrement heureux de voir que vos études vous amènent à aborder en profondeur les thèmes de la charité profanée qui semblaient un peu mis de coté dans votre résumé de l'œuvre de Jean Borella.
J'avais été très déçu de ne pas vous voir reprendre dans ce livre la question de l'anthropologie tripartite, chère à Henri Bremond, Henri de Lubac, Michel Fromaget et qui est le cœur de la pensée mystique de la charité profanée...
Car l'œuvre de Borella m'a ouvert cette piste d'étude féconde il y a 15 ans, qui m'a aussi mené à Jung (c'est dire que je vais me presser d'acheter votre dernier ouvrage...) dont la psychologie m'a donné des clés et des amplifications sur le sujet.
Le lien entre la psychologie de Jung et la charité profanée m'ont donné multiple sujet de méditation comme celle du rapport entre l'unité corps-âme-esprit et animus/anima à tel point que le dernier chapitre du commentaire de l'aurora consurgens pourrait couronner les deux.
Au plaisir de continuer à vous lire.
Cordialement
Pierre-Marin
Cher Pierre-Marin,
Merci bien vivement pour vos précieux encouragements.
Sans en porter le nom, celui d'anthropologie tripartite, la quatrième partie du livre consacrée à l'oeuvre de Jean Borella, en traite presque directement : la distinction de l'intelligence et de la raison, du psychisme et du spirituel, associée au corps, "redonne" à l'homme sa tripartition, perdue dans le dualisme du cartésianisme et des Lumières (artificielles).
Concernant Jung, je crois qu'il reste un débat, y compris sur ses écrits tardifs, quant à une pure verticalité de son symbole, une certaine pensée cosmologisante (c'est-à-dire une relative confusion du psychisme et du spirituel) pouvant ne pas lui être étrangère (ce sera le débat de "Métaphysique et psychanalyse").
Merci bien vivement de vos indications concernant le dernier chapitre du commentaire de l'aurora consurgens (j'imagine le livre de von Franz), dont je vais prendre connaissance.
Bien amicalement
Bruno Bérard
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