Claude-Henri Rocquet, la folle sagesse de François
mercredi, 17 février 2010
« François d'Assise est l'homme de la paix. »
Claude-Henri Rocquet
Au printemps prochain paraîtra une nouvelle édition française des sources fransciscaines. Ce projet, suscité par les Éditions fransciscaines et les Éditions du Cerf, proposera une refonte intégrale du célèbre Totum des Pères Desbonnets et Vorreux. Dans l'attente de ce grand événement éditorial, on lira l'entretien que le poète et dramaturge Claude-Henri Rocquet vient d'accorder à Falk van Gaver.
Né en 1933 à Dunkerque, agrégé de lettres, docteur en esthétique et sciences de l'art, Claude-Henri Rocquet a publié une trentaine d'ouvrages : poèmes, récits, essais, théâtre. Acteur, il a notamment joué le rôle de l'empereur de Chine dans Le Repos du septième jour de Paul Claudel, pièce qu'il a lui-même mis en scène, en 2003, au Théâtre du Nord-Ouest. Il est l'auteur de Saint François parle aux oiseaux (Editions Franciscaines, 2005) et François et l'itinéraire (Editions Franciscaines, 2008)
Né en 1979, diplômé de Sciences-Po, Falk van Gaver est journaliste, écrivain et anthropologue. Après avoir animé la revue Immédiatement, il a publié Le Politique et le Sacré (Presses de la Renaissance, 2005), devenu un ouvrage de référence. Spécialiste de la médiation interculturelle et interreligieuse, il a effectué de nombreuses missions à l’étranger, notamment en Asie centrale, en Inde, en Chine et au Tibet. Il vit actuellement en Palestine.
Falk van Gaver : Comment le « petit Pauvre » est-il entré dans votre vie ?
Claude-Henri Rocquet : J'avais une quinzaine d'années. Quelqu'un m'a prêté La harpe de saint François, de Timmermans. Sans doute est-ce ma première rencontre avec François d'Assise. Je n'ai qu'un souvenir assez flou de ce livre. Peut-être son titre m'a-t-il marqué plus que tout le reste : l'image d'une harpe, d'un saint avec une harpe, d'un saint qui soit un chanteur, un poète, un musicien, comme David. Un saint qui soit lui-même une harpe : entre les mains de Dieu, dans le souffle de Dieu. Comme la flûte que désire être Tagore, dans un poème que j'ai lu à cette époque. - Et cette belle forme de la harpe ! Le ruissellement de ses notes, de ses cordes, de sa musique ; comme d'un ruisseau, d'une source. Une harpe, posée à l'ombre d'un arbre, sous le soleil, et dont le vent jouerait. La harpe d'Orphée charmant et apaisant les animaux, jusques aux plus féroces.
Mais la harpe m'apparaît analogue à l'arc-en-ciel. Si François est « un autre Christ », il est aussi un autre Noé. Et sa fraternité, une arche ; les oiseaux lui sont auréole, nimbe, arc-en-ciel.
Quelques années plus tard, je voyage en Italie. Je suis émerveillé par Assise, sa lumière, le paysage, l'Ombrie. Émerveillé par les fresques de Giotto. Je rapporte un petit Crucifix de saint François : une image de papier collée sur un bois découpé selon la forme de ce crucifix italien. Était-ce du bois d'olivier ?
À Fiesole, dans un jardin, tandis que je regarde au loin Florence, et sans doute parce que je porte la barbe, un capucin me prend la main, souriant, et fait mine de m'emmener avec lui, disant, en italien, que je ferais un beau capucin. Pourquoi, après plus d'un demi-siècle, est-ce que je revois cet instant ? Dans la lumière de la Toscane, et de Dante.
J'ai maintenant passé dix-sept ans. Je découvre la poésie de Norge et en particulier Joie aux âmes dont un poème évoque François et les oiseaux. Dans ce « Poème de la salutation », François reçoit l'enseignement des oiseaux. L'enseignement de la louange. Peut-être, songeant à François, Norge songeait-il aussi à Milosz ?
Dans le même temps, j'ai rencontré Lanza del Vasto. L'une des prières quotidiennes de la communauté de l'Arche est la prière attribuée à saint François : « Là où il y a la haine, que je mette l'amour... » Elle s'inscrit en moi : joyau.
Je suis soldat en Algérie. Comment concilier l'idéal de non-violence et le service militaire ? À Paris, j'ai été élève comédien, et je suis, en Algérie, accueilli par Raymond Hermantier, qui a fondé le Groupe d'action culturelle, avec l'approbation et le soutien de Camus et de Malraux, et qui lui a donné pour devise, pour mission : « Vous êtes ici pour donner, aimer, faire aimer ». Cette action, culturelle, humanitaire, pacifique, passe notamment par le théâtre : en français, en arabe, en kabyle. J'écris à la demande d'Hermantier un « Noé », ma première pièce, et un « Petit retable de frère François ».
À Dellys, je ramasse au bord de la mer un bloc de bois. Un ami, peintre, et qui a vécu à Damas, y peint saint François, longue robe bleue, tenant deux oiseaux, en vis-à-vis, sur l'une et l'autre main. L'image peut faire penser à une icône copte, éthiopienne. Ce bois est sur ma cheminée.
Bien des années plus tard, par des amis proches des Franciscains, j'entre en relation avec la revue Évangile aujourd'hui, et j'y écris quelques articles : l'un d'eux, sur la beauté. Par ces mêmes amis, plus tard, je suis amené à écrire et à publier, dans une nouvelle collection des éditions Franciscaines, « Chemins d'Assise », Saint François parle aux oiseaux (sur la fresque de Giotto) et François et l'Itinéraire, où j'évoque une peinture de Van Eyck, François recevant les stigmates, au mont Alverne, et la rapproche de l'Itinéraire de l'âme vers Dieu, de saint Bonaventure.
Anne Fougère, ma femme, dans la même collection, publie La grande icône de sainte Claire puis Sainte Colette, recluse, pérégrine, fondatrice. Tout cela me conduit à lire attentivement Bonaventure et nous rapproche des Franciscains et de la famille franciscaine.
Nous avons noué des liens avec les clarisses d'Assise. Leur prière et leur parole nous sont précieuses.
Falk van Gaver : Pour vous, qui est François d'Assise ?
Claude-Henri Rocquet : Si l'on me demande : « Pour vous, qui est François d'Assise ? », je réponds que c'est un saint et qu'un saint, pour moi, est à la fois proche, parce qu'il est homme, et à une infinie distance, parce qu'il est saint, - et que je ne le suis pas. Oui, c'est un rapport de proximité et de distance : un saint est tout proche de nous, et il est horizon, là où la terre et le ciel, infiniment, se rejoignent. Mais saint François ? Les mots qui me viennent : enfance, feu, amour. Non seulement l'amour des hommes, de Dieu, des amis et des ennemis, mais de toutes les créatures et de la création ; en cela, en cet amour du prochain et du cosmos : incomparable, unique dans toute l'histoire humaine et à travers toutes les traditions, il me semble ; et cependant commun à tout ce qu'elles ont de plus haut et de plus admirable ; comme s'il était « tout à tous ». « Autre Christ », certainement, et « frère universel ». Catholiques et orthodoxes, soufis, hassidim, moines bouddhistes... Il n'est l'ennemi de personne, et qui pourrait le rejeter, le haïr ? Chacun reconnaît en lui le meilleur de soi-même.
Il est riche de sens qu'Assise fût choisi pour que s'y rencontrent toutes les voies spirituelles.
Falk van Gaver : Quel est, à vos yeux, l'héritage essentiel de saint François ?
Claude-Henri Rocquet : Son héritage essentiel ? L'essentiel de son héritage est le cœur de l'Évangile, l'évidence et le mystère du Christ.
François d'Assise est l'homme de la Paix.
Falk van Gaver : Qu'a-t-il à nous dire aujourd'hui ? Qu'aurait-on à apprendre de lui ?
Claude-Henri Rocquet : La folle sagesse de François, sa folie d'amour, son amour fou de la vie, de la Vie, est la réponse la plus sage à notre folie. Elle s'oppose, non en théorie, mais charnellement, réellement, à tout ce qui est aujourd'hui haine et destruction, travail de mort. Elle est une force contre le désespoir et le découragement. Le « vœu de pauvreté », ce n'est pas l'aumône et la bienfaisance, et je ne sais quelle « moralisation », ou modération, ou régulation du capitalisme ; ni même la juste recherche d'un « commerce équitable » ; mais il nous oriente vers la fin nécessaire du capitalisme : comme il y eut une fin de l'esclavage, son abolition ; cela, cette proscription, est aujourd'hui chose évidente, universelle, irréversible : l'homme ne peut être possédé par l'homme comme s'il était un objet, un pièce de bétail. Le « vœu de pauvreté », dans sa pleine signification, dans son essence, dans sa fécondité, ne doit pas être compris aujourd'hui dans sa seule dimension personnelle, ou communautaire, et n'être que de l'ordre d'une « vocation » particulière. Il doit nous amener à penser, radicalement, le fondement de nos sociétés, de notre civilisation ; l'origine de ses malheurs et de ses crimes ; et donc à critiquer, théoriquement, moralement, réellement, et dans son principe, le capitalisme. Le capitalisme est illégitime comme l'esclavage. Et c'est au cœur, à l'amour, d'être la force essentielle de la révolution nécessaire, de la conversion de l'histoire. Un amour, disait Lanza del Vasto, « sans revers de haine. »
Il n'est pas moins évident que toutes les tentatives de mettre fin au capitalisme ont échoué et parfois dans les pires barbaries, égales à celle du nazisme. La question est donc : comment sortir du capitalisme sans verser dans la dictature et l'horreur, le crime. L'une des réponses est celle de Gandhi et de ceux qui lui sont proches. Une fin juste ne peut être servie par des moyens injustes. Le désir de faire le bien ne peut être servi par la violence et la cruauté. Ni le désir de vérité par le mensonge. Ni l'amour de la liberté par l'oppression. L'une des raisons de l'échec des révolutions est qu'elles tirent presque toujours leur énergie d'un désir de dominer, de vaincre, de se venger, d'être le maître, et non du désir de servir, du désir et de la joie d'aimer. Ici encore : l'enseignement de François...
De même, l'amour de François pour la création est aujourd'hui, dans son essence, non pas une espèce de supplément d'âme, une consolation, un heureux sentiment, mais une question de vie et de mort pour l'humanité. Nous devons comprendre que la guerre et la destruction de la terre, la dévastation de la nature et la violence contre l'homme, sont liées, inextricablement ; et voir le lien de ce mal avec le capitalisme.
Si saint François compte aujourd'hui pour nous, au plus haut point, c'est en ce que son « message » concerne, dans l'urgence, et notre présent et notre avenir. La place de son enseignement est au cœur de la « crise » que nous vivons. Un enseignement spirituel ne vit et n'agit que s'il est incarné, et, sans doute, par un « ordre », ou, pour mieux dire, une fraternité.
Je connais mal l'action des Franciscains dans le monde, aujourd'hui. Ce que je sais des Franciscains de Brooklyn me semble admirable, exemplaire. De même, les « cercles de silence », comme à Toulouse : où, silencieusement, pacifiquement, des hommes de bonne volonté, sur une place publique, se rassemblent, debout, chrétiens ou non, croyants ou non, et font cercle pour s'élever contre telle atteinte à la dignité de l'homme, et qu'elle cesse. Cela est chrétien, cela est humain.
Falk van Gaver : Quelle place a-t-il maintenant dans votre vie ?
Claude-Henri Rocquet : La relation que j'ai avec saint François n'est pas aussi « personnelle » qu'avec saint Martin, qui est, en quelque sorte mon « saint patron ». - Sa hauteur vertigineuse, séraphique ! Son feu ! Et sa souffrance. Ses brûlures, sa brûlure.
Mais il m'éclaire.
Au long de dizaines d'années, j'ai écrit des Noëls, maintenant réunis chez Ad Solem sous le titre Polyptyque de Noël : c'est une Crèche, et son inspiration est donc franciscaine.
Quand j'ai écrit sur Vincent van Gogh, cœur franciscain parmi les mineurs du Nord, peintre de soleils, peintre des nuits étoilées, peut-être m'est-il arrivé de voir, à travers la vie de Vincent, comme une lumière à travers un vitrail, à travers les vitraux de l'église d'Auvers, le visage fraternel de François.
Sur un autre plan : j'appelle de mes vœux, et je voudrais y contribuer, une confluence entre l'esprit de non-violence (incarné en France par Lanza del Vasto et ceux qui suivent son exemple) et la famille franciscaine.
Propos recueillis par Falk van Gaver
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