Alain Daniélou, un forlignage spirituel
mercredi, 02 juin 2010
Dans un livre courageux, d'une grande probité intellectuelle, Jean-Louis Gabin démystifie la figure et l'oeuvre d'Alain Daniélou (1907-1994). Que ce dernier fût un imposteur, beaucoup d'indianistes le savaient mais tous prudemment se taisaient. Cette couardise universitaire n'a pas effleuré notre auteur, lui-même docteur ès lettres, qui a vécu et enseigné en Inde durant ces quinze dernières années.
Jean-Louis Gabin, alors fervent admirateur d'Alain Daniélou, arrive en Inde en 1993 avec l'objectif de recueillir l'œuvre inédite du maître pour la publier aux Éditions Kailash, dans la collection des « Cahiers du Mleccha ». Hélas ! avec les années et ses recherches avançant, il doit se rendre à l'évidence : Daniélou a forligné, en déformant, par ses traductions et son interprétation abusive, la pensée de l'un des plus prestigieux sages contemporains de l'hindouisme traditionnel, Swâmî Karpâtrî dont il s'est pourtant revendiqué le porte-parole en Europe. Face à cette trahison, Gabin renie tous ses anciens travaux. Il se rapproche des représentants les plus autorisés de la tradition hindouiste auxquels il dévoile les turpitudes de Daniélou. On lira avec attention la préface du Mahant Veer Bhadra Misra, grand prêtre du temple de Sankat Mochan, professeur d'Université, dont on connaît l'engagement admirable en faveur de la dépollution du Gange.
L'analyse minutieuse de Jean-Louis Gabin fait apparaître qu'Alain Daniélou a manigancé une vaste opération de défiguration de l'hindouisme orthodoxe et de la pensée traditionnelle. Il a d'abord induit en erreur d'innombrables lecteurs et chercheurs en présentant Swâmî Karpâtrî comme le fondateur du Jana Sang, parti nationaliste d'extrême droite, alors que, bien au contraire, son mouvement politique, le Ram Rajya Parishad, soutenait un idéal politique traditionnel très critique sur l'utilisation politicienne de l'hindouité. Cet amalgame entre hindouisme traditionnel et fondamentalisme hindou n'est pas son unique forfaiture. À travers certains de ses ouvrages, en particulier Shiva et Dionysos, Daniélou a procédé à un détournement de l'hindouisme en l'assimilant au polythéisme gréco-romain. Un autre dévoiement réside dans sa traduction systématique, aberrante pour l'orthodoxie hindoue, du linga par « phallus ». L'auteur de L'Érotisme divinisé s'est continûment appliqué à réduire le shivaïsme à une forme d'hédonisme tantrique, en le dépouillant de sa véritable dimension métaphysique. L'inadmissible félonie advient lorsqu'il attribue ses fausses conceptions à Karpâtrî et qu'il va même jusqu'à censurer la pensée du grand sannyâsî. Certes, l'oeuvre d'Alain Daniélou n'est pas que mensonge et tromperie, ses études sur la musique, la danse ou le théâtre sont souvent remarquables, même si elles doivent beaucoup aux pandits ; mais l'ouvrage de Jean-Louis Gabin, qui n'envisage que les textes et traductions portant sur l'hindouisme, confirme leur volonté antispirituelle.
À partir des simples questions que l'auteur se pose sur Alain Daniélou, le livre devient une enquête passionnante. Pourquoi ses « erreurs » si lourdes de conséquences concernant l'œuvre politique de Swâmî Karpâtrî ? Pourquoi a-t-il délibérément déformé sa pensée ? Pourquoi a-t-il obstinément dénaturé les faits historiques et trahi un enseignement qu'il prétendait avoir pour mission de diffuser dans le monde occidental ? Quelles étaient les raisons profondes du départ de Daniélou de Bénarès pour Adyar, en 1953 ? Comment a-t-il pu quitter le contexte de l'hindouisme le plus traditionnel pour s'agréger à la « pseudo-religion » de la Société théosophique ? La réponse de Jean-Louis Gabin tombe sans ambages : « sa trahison vis-à-vis de la pensée et des écrits de Swâmî Karpâtrî qu'il prétendait servir et représenter, une telle haine des traditions, des religions, de la spiritualité et même du débat philosophique honnête semblent conforter la thèse de René Guénon sur l'existence d'une entreprise "pseudo-initiatique" répandue par de faux maîtres qui seraient en même temps cyniques et illusionnés.» (pp. 325-326)
Les courageux travaux de dévoilement de Jean-Louis Gabin ouvrent de nouvelles perspectives sur des ramifications contre-traditionnelles jusqu'ici passées inaperçues mais dont les liens cachés se dévoileront au lecteur attentif. Un fil d'Ariane très subtil permet de démêler l'écheveau pseudo-initiatique qui s'est construit autour de l'œuvre d'Alain Daniélou ; il suffit notamment de relever les allusions de l'auteur quand il se refuse, soi-disant pour des raisons personnelles, à donner le nom de certains individus qu'il s'agit précisément de mettre en relation.
Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre que de rectifier les thèses de René Guénon, récupérées et sciemment « inversées » par le néo-paganisme contemporain. Jean-Louis Gabin montre qu'Alain Daniélou, sous son nom initiatique Shiva Sharan, après avoir plagié Guénon sans vergogne, a finalement trahi sa pensée comme celle de Karpâtrî.
Même si René Guénon ne parle pas depuis le « situs herméneutique » chrétien, son œuvre demeure incontournable pour qui veut comprendre les fondements traditionnels du christianisme ; et la pensée symbolique vers laquelle il nous réoriente demeure l'unique voie néguentropique d'un dialogue religieux authentique. Daniélou, qui identifie ce qu'il appelle le « shivaïsme ésotérique » au sanatâna dharma, c'est-à-dire à la Tradition primordiale, soutiendra que Guénon n'aurait eu accès qu'à l'aspect extérieur de la Tradition hindoue.
Jean-Louis Gabin, en s'appuyant sur l'ouvrage exceptionnel de Xavier Accart, Guénon ou le renversement des clartés, rend justice à l'oeuvre guénonienne. Rejetant tous les totalitarismes, Guénon a discerné dans les idéologies fasciste et nazie l'action d'influences « contre-initiatiques ». Des divergences doctrinales essentielles l'opposent à Evola. Jean-Louis Gabin constate que « la question de la primauté de l'autorité spirituelle sur le pouvoir temporel ou, en d'autres termes, des brahmanes sur les kshatriyas, est exactement au cœur de la confusion opérée par Alain Daniélou entre la Ram Rajya Parishad fondée par Swâmi Karpâtrî et le Jana Sang inspiré des théories fascisantes de Golwalkar » (p. 561).
L'énonciation très vivante de l'écriture de Jean-Louis Gabin nous éloigne de la pesanteur universitaire et rend la lecture captivante. En effet cette rectification de la vérité spirituelle est aussi ressentie par l'auteur comme une obligation morale, puisqu'il avait lui-même contribué par ses travaux précédents à édifier l'œuvre posthume d'Alain Daniélou. Ce livre, qui fera scandale puisqu'il dénonce une ignominie, est aussi un émouvant témoignage existentiel. L'hindouisme traditionnel de Jean-Louis Gabin est un livre lumineux, une divulgation saisissante d'un forlignage spirituel qui, au-delà d'Alain Daniélou, aura été celui de toute une génération.
3 commentaires
Il y a une chose qui m'étonne : présenter l'œuvre du cheikh ABDEL WAHID YAHIA comme étant "incontournable" (inévitable "incontournable" !) pour qui veut comprendre "les fondements traditionnels du christianisme". Me voilà subitement réduit à rien, moi qui n'ai jamais pu terminer la lecture d'un seul des bouquins de René GUÉNON. Tant pis ! Question Tradition, qu'on me pardonne de préférer les Pères de l'Église, les saints docteurs, les mystiques, les auteurs catholiques...
Cher Jean-Marie,
On ne peut rencontrer René Guénon que sur la Voie droite, c'est pourquoi son oeuvre me semble "incontournable". Il y a quelque temps une amie correspondante, soeur dominicaine, m'écrivait : " La plénitude qu’apporte le Christ, par le don gratuit de Dieu, est si grande et mystérieuse que ceux-là même qui prétendent la promouvoir la gauchissent bien souvent. Alors, il est absolument vrai que Guénon n’a pas voulu la prendre en compte, mais son propos « traditionnel » nous mène souvent bien plus près de la source que bien des distinctions scolastiques et des raisonnements même authentiquement catholiques. À côté du grand mystère de notre foi il y a aussi ce petit mystère de l’écriture guénonienne, qui peut fourvoyer certains mais illuminer d’autres, selon que l’Esprit en dispose. " Je voulais te faire partager ces paroles.
Hier, j'ai écouté le témoignage poignant de Joseph FADELLE sur le site de kTo.tv "L'Esprit des lettres" du 27 mai 2010. FADELLE, ce shiite irakien converti en 1987, vit désormais caché en France à cause d'une "fatwa" qui le condamne à mort. Il faut dire que ce nouveau chrétien s'appelait avant son baptême: Mohammed al-Sayyd al MOUSSAOUI, descendant de l'imam ALI, cousin et gendre du Prophète de l'islam. Grâce à l'Esprit du Christ, il affirme qu'il est enfin capable de pardonner de tout son cœur à ses agresseurs ( il a connu prison, torture, fusillade à bout portant, s'en réchappant comme par miracle...). Pour lui, maintenant, l'amour des ennemis est essentiel. Il vient de publier "Le Prix à payer" ( Éd. de l'Œuvre, 2010); si Abdel WAHID YAHIA était encore de ce monde, je lui aurais volontiers demandé son avis personnel sur cet ouvrage.
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