Espagne : la mémoire garrottée
mercredi, 26 juin 2013
Stanley Payne est un universitaire américain, spécialiste de la Guerre d’Espagne, dont les premiers travaux remontent aux années 1960. Son œuvre, d’inspiration sociale-démocrate, domine l’historiographie libérale actuelle. Aucun de ses livres n’avait été traduit en français jusqu’à aujourd’hui. En 2011, à l’instigation d’Arnaud Imatz, les Éditions du Cerf ont fait paraître La Guerre d’Espagne : l’histoire face à la confusion mémorielle, traduction d’un travail publié en espagnol sous le titre Quarante questions fondamentales sur la Guerre civile. L’ouvrage se compose de quarante chapitres organisés autour d’une question que l’auteur considère essentielle et à laquelle il prétend répondre selon une perspective équilibrée et modérée, en historien « objectif et honnête ».
Dès les premières pages, on pense immédiatement à L’Amérique et ses nouveaux mandarins, le premier livre d’analyse politique de Noam Chomsky, paru en 1968[1]. Dans le dernier chapitre de son essai, Chomsky étudie ce qu’il appelle « la subordination contre-révolutionnaire » des intellectuels envers la guerre civile espagnole. D’après lui, les intellectuels américains ne peuvent concevoir que le bolchevisme et le libéralisme occidental aient pu s’unir pour s’opposer à la plus authentique des révolutions ouvrières ; c’est pourquoi, ces « nouveaux mandarins », s’appliquent à rejeter cette réalité dans une sorte d’angle mort, perpétuant ce « grand camouflage » que Burnett Bolloten demeure l’un des très rares à avoir dénoncé[2]. En effet, alors qu’en juillet 1936 l’explosion de la guerre civile espagnole avait été suivie par une vaste révolution sociale dans la zone antifranquiste, des millions de personnes de par le monde furent tenues dans la plus complète ignorance, non seulement de sa profondeur et de sa portée, mais même de son existence, à cause d’une politique de duplicité et de dissimulation qui n’a pas son pareil dans l’histoire. Le livre de Stanley Payne montre que cette « union » idéologique contre-révolutionnaire, libérale et stalinienne, s’est perpétuée durant toute la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à nos jours.
L’argumentation de Chomsky se fondait sur un ouvrage de Gabriel Jackson, intellectuel démocrate libéral, La république espagnole et la guerre civile, qui venait de se voir décerné, par la prestigieuse American Historical Association, le prix biennal d’histoire européenne.[3]
Dans son étude sur la République espagnole, Jackson ne dissimule pas un préjugé favorable pour la démocratie libérale. Idéologiquement, Stanley Payne est le clone de Gabriel Jackson, même si, dans la forme, son aversion pour la révolution sociale apparaît plus atténuée ; mais son analyse de la Guerre civile, parce qu’elle est l’expression de la logique libérale, ne peut que s’auto-persuader du « désastre économique généré inévitablement par la révolution collectiviste.» (136)[4].
Selon l’historiographie socialo-marxiste, la guerre civile espagnole n’aurait été que la lutte de la démocratie contre le fascisme. Cette vision manichéenne de l’histoire, claironnée par la propagande de guerre du Komintern, fut reprise, à l’unisson, par les démocraties occidentales.
Sur ce strabisme idéologique, une note du préfacier du livre de Payne, Arnaud Imatz, est des plus explicites. C’est une longue énumération d’auteurs qu’il considère comme les principaux historiens de la Guerre d’Espagne. Nous la citons in-extenso : « Outre Hugh Thomas et Burnett Bolloten, déjà cités, les principaux historiens du sujet, qu’il soient de gauche ou de droite, anciens ou nouveaux, sont les suivants. Du point de vue républicain : les communistes ou marxistes Gabriel Jackson[5], Herbert Rutledge Southworth, Pierre Vilar et Manuel Tuñon de Lara. Les disciples de ces derniers sont : Santos Juliá, Francisco Espinosa, Alberto Ruiz Tapia, Enrique Moradiellos, et, d’une certaine façon, le socialiste Paul Reston. D’autres auteurs sont plus crédibles : l’Américain Edward Malefakis, l’Anglais Raymond Carr, le démocrate-chrétien Javier Tusell, le social-libéral Juan Pablo Fusi, et le Français, spécialiste du Siècle d’or espagnol, Bartolomé Bennassar (ce dernier sympathise avec le républicain-jacobin Manuel Azaña, montre une certaine complaisance pour les vaincus et dérape parfois, notamment lorsqu’il traite Pio Moa de « provocateur », mais il fait globalement un louable effort d’objectivité). Sur le versant national, il faut citer : Vicente Palacio Atard, Carlos Seco et les généraux Jesús et Ramón Salas Larrazabal, qui sont sans doute les plus équitables et les moins passionnés à droite. Il faut citer également les colonels José Manuel Martinez Bande et José Maria Gárate Córdoba et l’ex-ministre de la Culture de Juan Carlos, Ricardo de la Cierva (le plus documenté et le plus prolifique). Enfin, plus récemment : César Vidal, Pio Moa, Ángel David Martin Rubio ou Alfonso Bullón de Mendoza. »[6]
Tout est dit dans cette seule note. On serait bien en peine de trouver dans cette longue liste dichotomique des ouvrages d’auteurs anarchistes, tels Diego Abad de Santillan, José Peirats, Gaston Leval, Vernon Richards, César M. Lorenzo, Albert Pérez-Baro, Frank Mintz – pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus connus[7].
Le préfacier, comme il nous l’indique dans sa note, avait précédemment cité les ouvrages d’Hugh Thomas et Burnett Bolloten, dans le passage suivant : « Dans les années 1960, alors que la plupart des auteurs cédaient encore à la tentation de l’histoire partisane, un petit nombre d’historiens anglo-saxons avaient élaboré de grandes synthèses en s’efforçant à une approche critique et objective. Deux d’entre elles, publiées en 1961, ont bien résisté aux dommages du temps. La première est The Grand Camouflage, ouvrage du Gallois, ancien correspondant de guerre dans la zone républicaine Burnett Bolloten (un livre essentiel pour comprendre les luttes à l’intérieur du camp républicain, mais dont la traduction française est passée malheureusement inaperçue) ; la seconde, régulièrement réédité depuis, est La Guerre d’Espagne de l’Anglais Hugh Thomas, livre amendé et nuancé aux cours des éditions successives, l’auteur ayant évolué du socialisme vers le néo-libéralisme thatchérien, mais qui, en dépit des remaniements substantiels et des carences documentaires de l’époque, demeure l’ouvrage classique très justement apprécié du public francophone ». Nous ferons une seule remarque sur ces propos : si le livre d’Hugh Thomas a été « régulièrement réédité » depuis sa parution, il n’en fut pas de même pour celui de Bolloten. En effet, si The Grand Camouflage parut bien en 1961, à New-York, chez Frederick A. Praeger Publisher, avec en sous-titre The Communist Conspiracy in the Spanish Civil War, il disparut mystérieusement du catalogue de l’éditeur, pour ne reparaître qu’en 1968, dans une autre maison d’édition londonienne, London Pall Mall Press, avec comme sous-titre The Spanish Civil War and Revolution 1936-1939. On ne peut donc mettre sur le même plan les ouvrages de Thomas et de Bolloten, étant donné leurs « réceptions » si différentes ; en le faisant, le préfacier s’est mis au diapason de la duplicité de l’auteur préfacé.
Il faudrait analyser minutieusement le style de Payne, ses choix lexicaux et syntaxiques qui ne visent qu’à déprécier systématiquement le mouvement anarchiste. On donnera ici un exemple parmi des dizaines. Il y est question des réserves d’or que le gouvernement de Largo Caballero décida d’extrader en Russie, via Carthagène : « Le gouvernement semble avoir estimé alors que ces richesses seraient mieux protégées sur la côte orientale (à condition de ne pas être trop proches de la Catalogne dominée par les anarchistes), dans la mesure surtout où elles pourraient, si nécessaire, être transportées à l’étranger. » (295) Toute l’hypocrisie de notre auteur réside dans cette mise entre parenthèses qui lui permet de passer sous silence un fait très important rapporté par Burnett Bolloten[8] et confirmé par Abad de Santillan[9] : les milices de la FAI[10] avaient eu l’intention d’attaquer les chambres fortes de la Banque d’Espagne afin de transférer les réserves d’or à Barcelone, bastion de la CNT[11] et de la révolution anarchiste, non seulement pour des raisons de sécurité mais aussi pour acheter les matériaux nécessaires au développement de l’industrie de guerre en Catalogne. Diego Abad de Santillan rapporte que ce projet avorta à cause du refus catégorique du Comité national de la CNT, soucieux de ne pas trahir les valeurs anarchistes. Payne ne parle jamais de l’étouffement exercé par le gouvernement du Front populaire sur toutes les initiatives proposées par les organisations libertaires. C’est ainsi que, dès le mois d’août 1936, Juan P. Fabregas, délégué de la CNT au Conseil Économique du Gouvernement autonome catalan, pouvait déclarer : « Nous avions envoyé à Madrid une commission pour demander au Gouvernement un crédit de 300 millions de pesetas, ainsi que 30 millions pour l’achat de matériel de guerre et 150 millions de francs pour l’achat de matières premières. Nous offrions comme garantie un milliard de pesetas en titres de rente appartenant à nos Caisses d’Epargne et déposées à la Banque d’Espagne. Tout cela nous a été refusé. »[12]
Une autre initiative rapportée par Abad de Santillan est caractéristique de la technique de « gommage » utilisée par Stanley Payne. Il s’agissait de délivrer Abd-el Krim, le héros de la guerre du Rif, que la France maintenait prisonnier à la Réunion, dans l’intention qu’il empêchât la mobilisation de la population marocaine à la cause des factieux nationaux. Abad de Santillan raconte que des hydravions furent mis à la disposition des faïstes mais, le ministre du gouvernement de la République, Álvarez del Vayo, socialiste « soviétisé », ayant été informé, s’opposa farouchement à ce projet. Stanley Payne fait très vaguement allusion à cet épisode au chapitre 28 de son livre (« Quel a été le rôle des troupes marocaines ? ») : « Au début du conflit, le Comité des milices antifascistes de Barcelone prit contact avec les nationalistes marocains de la zone française et négocia un accord préliminaire en vue du déclenchement d’une insurrection dans le protectorat espagnol. » (392). Ce procédé qui consiste à présenter superficiellement un fait, d’une façon floue et évanescente, est une technique manipulatoire fréquemment employée par Stanley Payne. D’autre part, ce brouillage se trouve accentué par la structure même de l’ouvrage où la pulvérulence du questionnaire dissémine les événements au gré d’une réflexion le plus souvent inconsistante.
Un autre procédé très prisé par Payne est la dilution d’une même information en plusieurs endroits de son livre. Par exemple, il cite trois fois l’ouvrage de l’historien anglais Gérald Howson. À la page 294, au chapitre 23 (« Comment ont fonctionné les économies de guerre ? Qu’est devenu l’or de Moscou ? ») : « La non-intervention eut pour effet de fermer les grands marchés. Le seul pays du bloc de l’Ouest disposé à fournir toute l’assistance possible était le Mexique du président Cárdenas, mais il manquait d’industries d’armement. Il y eut des cas de corruption, et l’inexpérience, l’urgence et l’importance des sommes offertes, facilitèrent les escroqueries à grande échelle sur le dos des républicains. En outre, une quantité impossible à chiffrer fut tout simplement détournée à leur profit par les acheteurs républicains eux-mêmes. Les tentatives pour établir une "morale révolutionnaire" ont toujours un prix élevé. L’histoire de ces efforts républicains, extrêmement complexes, très confus, mal organisés et qui portaient sur d’énormes sommes d’argent, a été bien analysée par les travaux de Francisco Olaya Morales et Gerald Howson, mais l’absence de documents et de sources concrètes rend improbable une reconstitution intégrale. » Plus loin, à la page 495, au chapitre 35 (« Quel est le bilan final de l’intervention de étrangère ? »), Payne intègre dans un diagramme, d’aspect très « scientifique », des données reprises de l’ouvrage d’Howson[13], ce qui est pour le moins surprenant puisqu’il lui reprochait précédemment « l’absence de documents et de sources concrètes ». Enfin, à la page 498 du même chapitre, il affirme : « Les Soviétiques prétendaient que les armes étaient fournies à des prix de faveur, mais en réalité elle étaient largement surévaluées. Ils ne communiquèrent jamais au gouvernement républicains les cotations exactes en roubles. Gerald Howson a découvert qu’en manipulant arbitrairement les cours du change, ils facturaient régulièrement les livraisons de 30% à 40 % au-dessus des prix du marché international. Howson a démontré que les acheteurs républicains furent constamment escroqués par les marchands d’armes des divers pays auxquels ils recoururent. » Par conséquent, Payne reconnaît finalement que la démonstration d’Howson n’est pas si « improbable » qu’il l’avait laissé accroire. On conviendra aussi que cette dernière citation aurait été bien plus pertinente si elle s’était trouvée deux cents pages plus tôt, dans le chapitre où il était précisément question de « l’or de Moscou ». Payne va même jusqu’à parler de « marchands d’armes de divers pays », essayant d’atténuer la totale responsabilité de la Russie. Mais, à part « le Mexique du président Cárdenas » auquel Payne a fait allusion précédemment, on ne voit pas de quoi il parle et l’on souhaiterait plus de « précisions concrètes » concernant ces « divers pays ». Par ce tour de passe-passe, cette dissémination de l’information, la vérité se retrouve comme pulvérisée et notre mandarin américain parvient ainsi à édulcorer le scandale qu’a dénoncé Gerald Howson : « De toutes les tromperies, escroqueries fraudes et trahisons que les républicains durent subir, la fourberie de Staline et des hauts bureaucrates de la nomenklatura soviétique est très certainement la plus répugnante, la plus perfide, la moins justifiable », et il conclut : « Les soviétiques ont trahi ceux qu’ils prétendaient défendre. »[14]
Il est des questions que nous aurions aimé que le professeur Payne se posât, celle-ci par exemple : Pourquoi durant les sept semaines après le pronunciamiento franquiste et, donc, avant que ne fût entré en vigueur le pacte de non-intervention, le Gouvernement Giral, n’acheta-t-il pas d’armes à l’étranger, bien que ne manquât pas l’or pour les payer, ni les vendeurs disposés à les céder ?
Payne s’applique continûment à minorer le rôle et l’importance de l’anarcho-syndicalisme. Au chapitre 2 ( « Qui s’est opposé à l’instauration d’une République constitutionnelle et démocratique ? »), il omet de signaler que, lors des élections législatives du 19 novembre 1933, c’est la campagne en faveur de l’abstention des cénétistes, dénonçant l’incapacité et la trahison des partis bourgeois de gauche et des leaders socialistes, qui provoqua le triomphe de la CEDA[15] et des partis de droite. Ce fait n’est pourtant pas négligeable puisqu’il démontre que si un gouvernement de gauche pouvait gouverner sans la CNT, il lui était impossible de gouverner contre elle – ce que s’était pourtant appliqué à faire, depuis l’instauration, en 1931, de la Seconde République, le parti socialiste de Largo Caballero avec ses alliés de la droite bourgeoise. Payne reconnaîtra d’ailleurs implicitement son « omission », en avouant le poids « électoral » de la CNT, lors du chapitre 3 (« Les élections de 1936 étaient-elles valides et régulières ? Pourquoi le Front populaire les a-t-il gagnées ? ») quand il commentera : « Le fait que le Front populaire ait emporté la majorité absolue des sièges aux Cortes représentait un spectaculaire retournement politique par rapport aux résultats de 1933 […] La grande majorité des voix exprimaient les mêmes tendances qu’en 1933, la différence venait essentiellement de l’évolution des anciens électeurs radicaux et de la participation partielle de la CNT. » (79) Tout au long du livre de Payne, les informations sont ainsi tellement diluées que le lecteur devrait constamment s’obliger, par recoupements successifs, à rétablir les faits, un peu à la façon d'un puzzle. On attendrait plus de cohérence et de consistance chez un historien si apprécié par l’establishment universitaire.
L’étude de Payne sur la répression religieuse durant la guerre civile est particulièrement insidieuse. Il affirme : « Le nombre total des exécutions effectuées par les républicains s’élève à environ 55 000. Celui des victimes des nationaux est sensiblement égal, mais il faut y ajouter les 30 000 exécutions des années de l’après-guerre ». Pour des raisons idéologiques évidentes, l’éminent professeur feint d’ignorer l’ouvrage collectif, dirigé par Santos Juliá[16] qui dresse le bilan le plus « scientifique » effectué jusqu’à aujourd’hui et démontre que, si la répression dans le camp républicain ne dépassa pas les 50 000 victimes, par contre, la répression franquiste approcha les 150 000. D’autre part, avec la complicité de la hiérarchie catholique, cette terreur de masse fut poursuivie, des années durant, après la Guerre civile. Les historiens qui ne sont pas dupes des falsifications des vainqueurs, avancent qu’il y eut plus de 200 000 exécutions au total. Et encore ne prennent-ils pas en compte le nombre de prisonniers qu’on laissa mourir dans les geôles, de faim, de maladie ou sous la torture.
L’auteur examine aussi la persécution du clergé espagnol en la comparant aux autres révolutions modernes : « La phase jacobine de la Révolution française avait abouti au massacre d’environ 2000 membres du clergé, soit moins du tiers du nombre des religieux assassiné en Espagne. Dans la mesure où, à l’époque des persécutions, l’effectif du clergé était comparable dans les deux pays, la férocité de la révolution espagnole est évidemment bien plus grande. Au cours de la révolution russe et de la guerre civile, de très nombreux prêtres furent également tués, mais il est difficile de trouver des statistiques précises, et la plupart des historiens se contentent de vagues estimations » (166).
Cette perspective comparative permet à Stanley Payne d’effacer carrément le nombre de prêtres réfractaires morts en déportation sous la Révolution française, de même qu’il passe sous silence les guerres « génocidaires » vendéennes[17]. Si bien qu’il semble aussi, dans le cas de la Révolution française, très « difficile de trouver des statistiques précises ». Quant à la révolution bolchévique, puisque Payne ne souhaite pas être assimilé à ces « historiens [qui] se contentent de vagues estimations », il pourra, par exemple, lire avec profit l’ouvrage d’Antoine Wenger[18] ou, encore, consulter l’étude d’Andrea Riccardi, « Les persécutions des chrétiens en URSS après la révolution de 1917 »[19].
L’élimination de la religion fut un objectif constant du pouvoir soviétique. L’ampleur des condamnations à mort dans le cadre de la répression religieuse a pu être isolée pour les prêtres et religieux. Alexandre Jakovlev, un ancien membre du Politburo, président de la commission pour la réhabilitation des victimes des répressions politiques, communiqua des chiffres au cours d’une conférence de presse du 27 novembre 1995, citant le nombre de 200 000 prêtres orthodoxes fusillés entre 1917 et 1980, dont plus de la moitié durant l’année 1937-38, après le déclenchement d’une campagne de terreur décidée par Staline et précisée dans une résolution de la session du Politburo du 3 juillet 1937, ainsi que dans le décret du NKVD n° 00447 du 5 août 1937[20].
Ces quelques données devraient suffire à montrer la mauvaise foi de Payne, quand il ose affirmer : « La tuerie en Espagne de près de 7000 membres du clergé (la majorité en moins de quelques mois) constitue sans doute le massacre du clergé catholique le plus important en proportion, et dans le temps le plus bref, que l’histoire ait enregistré ». (166) En vérité, « en proportion », les massacres provoqués par la terreur jacobine et, surtout, la terreur stalinienne sont bien supérieurs à la répression religieuse durant la Guerre d’Espagne.
Enfin, pour rester dans cette optique "comparatiste" dans laquelle semble se complaire le professeur Payne, nous lui rappellerons ce qu'il faut bien appeler l'holocauste des orthodoxes Serbes de Croatie par les Oustachis du sinistre Ante Pavelic. Entre 1941 et 1945, plus de 500 000 Serbes orthodoxes ont été massacrés dans les camps d'extermination croates ce qui, proportionnellement au 2 millions habitant alors la Croatie, représente l'extermination religieuse la plus importante du XXème siècle.
Au chapitre 4 (« L’impitoyable répression des Asturies : mythe ou réalité ?), Payne souligne que la répression du gouvernement de la droite républicaine s’exerça sans aucun discernement après la révolte ouvrière de 1934 : « La répression, utilisée de façon stupide, se révéla contre-productive. Elle ne servit qu’à dynamiser et unifier la gauche et même à lui gagner la sympathie de certains éléments centristes. Elle lui attira aussi l’adhésion d’un certain nombre d’anarcho-syndicalistes qui n’avaient pas participé au soulèvement. » (65) En effet, en dehors des Asturies, la CNT n’avait pas pris part à l’insurrection fomentée par les socialistes de Largo Caballero et s’y était même officiellement opposé ; mais la droite de Gil Robles, trop avide de vengeance, n’épargna pas les anarcho-syndicalistes. On ne s’étonnera pas si, seize mois plus tard, comme nous l’avons dit plus haut, la gauche allait triompher, certes de justesse, grâce aux suffrages d’une large partie des militants anarchistes. Les conséquences de cette répression « stupide » et « contre-productive », se firent aussi sentir quand, le 19 juillet 1936, les portes des prisons s’ouvrirent pour libérer les prisonniers politiques, ce dont profitèrent les délinquants de droits communs. Est-il alors surprenant que ces éléments incontrôlables aient agi pour leur propre compte durant les premiers jours de la Révolution ? Jesús de Galindez, nationaliste basque, républicain et catholique écrit : « Il y eut beaucoup de sang versé, beaucoup de sang innocent, et des deux côtés… mais il existe entre les deux camps, une différence essentielle qui découle du fait même de l’insurrection [franquiste], une différence qui, si elle ne justifie pas les excès commis en zone républicaine, permet néanmoins de les expliquer. L’armée, presque toute la police secrète, la magistrature, toutes les institutions chargées de maintenir l’ordre, s’étaient rebellées, laissant sans défense le gouvernement légal qui fut contraint d’armer le peuple[21]. On ouvrit alors les portes des prisons pour libérer les amis prisonniers politiques ; des délinquants de droit commun sortirent avec eux et agirent dans leur intérêt personnel. Par ailleurs, tous ces indésirables que l’on retrouve dans chaque ville, dans chaque nation quelles qu’elles soient, sortirent par légions des bas-fonds de la société, et trouvèrent un terrain favorable à l’accomplissement de leur besogne. En temps normal la police les aurait contrôlés, mais l’insurrection militaire avait privé les pouvoirs publics des forces coercitives et procuré des armes aux délinquants. À côté de cela, les organisations d’extrême gauche improvisaient une justice simpliste et impitoyable, une justice d’hommes qui avaient souffert et vécu dans la haine. Cela ne justifie pas les crimes commis en zone républicaine, mais permet aisément de les expliquer. Mais ce à quoi on ne peut trouver d’explication, et moins encore de justification, ce sont les crimes bien plus nombreux, et bien plus empreints de sadisme, commis en zone fasciste. Il y avait dans cette zone une armée et une police, le peuple n’était pas armé et les prisonniers de droit commun demeuraient sous les verrous ; mais là, des crimes furent précisément commis par cette armée, par cette police et par des petits-messieurs bien élevés, qui ne manquaient de rien et se targuaient d’être catholiques »[22].
On ne sera pas étonné si Stanley Payne ne prend pas en compte de telles considérations ; bien au contraire, d’une façon particulièrement tendancieuse, il rejette sur les anarcho-syndicalistes la responsabilité majeure des persécutions religieuses : « Le plus grand nombre d’assassinats, comme on pouvait s’y attendre, se produisit dans les provinces de Barcelone (1030) et de Madrid (1009). Les massacres furent aussi particulièrement nombreux dans les provinces de Valence (575), Lérida (433), Huesca (359), Castellón (353) Tolède (329) et Tarragone (327). Cette répartition géographique démontre le rôle majeur que jouèrent les anarcho-syndicalistes, mais les autres mouvements révolutionnaires furent aussi impliqués. » (168) On voit que, le plus souvent, l’argumentation de Payne consiste en des affirmations subjectives et péremptoires qui ne reposent sur aucune référence objective. On trouve, quelques lignes plus loin, un autre exemple éloquent de cette stratégie bien peu « scientifique » mais typique chez cet auteur : « Bien que l’Église ait été très souvent qualifiée de réactionnaire, ses membres les plus impliqués dans les œuvres sociales semblent avoir été la cible privilégiée des révolutionnaires, qui voyaient en eux des concurrents directs. » (169) On aimerait savoir sur quels documents concrets notre professeur se fonde pour justifier ses allégations – mais, comme seule justification, il emploie le verbe « semblent », terme on ne peut plus évasif.
Ainsi, nous ne manquons pas d’éléments qui montrent le profond parti pris de Stanley Payne contre la révolution sociale impulsée par les anarchistes espagnols. Son adhésion à l’ordre bourgeois, soutenu non seulement par la droite libérale mais aussi par les communistes, conduit l’auteur à présenter sous un faux jour des événements d’une importance capitale et à mépriser un mouvement historique majeur.
1 1969 pour la traduction française aux Éditions du Seuil.
2 Burnett Bolloten, The Grand Camouflage, Frederick A. Praeger Publisher, 1961. Traduit en français sous le titre La révolution espagnole, Ruedo ibérico, Paris, 1977.
3 Gabriel Jackson, The Spanish Republic and the Civil War, Princeton University Press, 1965. Traduit en français sous le titre La république espagnole et la guerre civile, Ruedo ibérico, Paris, 1974.
4 Les chiffres entre parenthèses renvoient à l’édition du livre de Stanley Payne, La Guerre d’Espagne : l’histoire face à la confusion mémorielle, Éditions du Cerf, 2011.
5 De façon fort significative, Arnaud Imatz classe Gabriel Jackson parmi les « communistes et les marxistes » !
6 Préface à l’édition française, n. 2, pp. 14-15.
7 Voici quelques ouvrages de ces auteurs : Diego Abad de Santillan, De Alfonso XIII a Franco, ediciones Tea, Buenos aires 1974 ; José Peirats, La CNT en la Revolucíon Española, Ruedo Ibérico, Paris, 1971 ; Gaston Leval, Espagne libertaire, Éditions du Cercle/Éditions de la Tête de Feuilles, 1971 ; Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole, Union générale d’éditions, 10/18, Paris, 1975 ; César M. Lorenzo, Le mouvement anarchiste en Espagne, Les Éditions Libertaires, 2006 ; Albert Pérez-Baro, 30 mesos de collectivismo a Catalunya, Edicions Ariel, Barcelone, 1970 ; Frank Mintz, L’autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Maspero, Paris, 1976.
8 La Guerra Civil Española : revolución y contrarrevolución, Madrid, Alianza, pp. 268-269.
9 De Alfonso XIII a Franco, Buenos Aires, Tipográfica Editora Argentina, p. 381.
10 FAI : Federación anarquista ibérica (Fédération anarchiste ibérique).
11 CNT : Confederación nacional del trabajo (Confédération nationale du travail).
12 Dans le journal Solidaridad Obrera du 29/09/1936.
13 G. Howson, Arms for ain : The Untold Story of Spanish Civil War, Londres, John Albemarle, 1998.
14 G. Howson, op. cit., p. 146.
15 CEDA : Confederación española de derechas autonomas (Confedération espagnole des droites autonomes).
16 Víctimas de la guerra civil, Temas de hoy, Madrid, 1999, p. 407 à 412.
17 Cf. Reynald Secher, Vendée, du génocide au mémoricide, éditions du Cerf, 2011.
18 Catholiques en Russie d’après les archives du KGB, 1920-1960, Desclée de Brouwer, 1998.
19 Consultable sur internet : http://orthodoxeurope.org/
20 On lira les informations sur le rapport de la commission présidée par Jakovlev dans le journal Izvetija du 29 novembre 1995.
21 En réalité, comme nous l’avons dit, ce ne fut qu’après maints atermoiements et hésitations que le gouvernement Giral se décida d’entériner le fait que le peuple s’était spontanément soulevé pour juguler l’insurrection.
22 Jesús de Galindez, Los vascos en el Madrid sitiado, Buenos Aires, Vasca Ekin, 1945. Cité par Burnett Bolloten, op. cit., pp. 69-70.
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