Quelques remarques sur "L' Anarchisme chrétien"
jeudi, 19 juillet 2012
Le pape et le staretz
Jacques de Guillebon et Falk van Gaver ayant collaboré à la revue Contrelittérature ainsi qu’au dernier livre que j’ai dirigé, Du religieux dans l’art, la sympathie que je ressens pour eux ne facilite pas l’objectivité de la critique, mais le sujet qu’ils abordent dans L’Anarchisme chrétien[1] me tient trop à cœur pour que je faillisse à quelque amicale indulgence. Sans remettre en question leur talent et leur probité intellectuelle, je me permettrai donc quelques petites remarques sur leur ouvrage.
Déjà, le titre, assez « perturbant » pour la plupart des chrétiens, appellerait des éclaircissements théologiques liminaires. La chose aurait été pourtant des plus simples puisque le Nom divin glorifié, le Pentagramme[2], est un dévoilement du principe d’anarchie : les trois personnes qui sont des relations d’Amour, non hiérarchiques, correspondent respectivement au Yod (Y), au Waw (W) et au Hé redoublé (HH) du tétragramme hébraïque (YHWH). Si on trace une croix dans ce « circulus divin », le Yod (Y) – représentant le Père – et le Waw (W) – le Fils – se placent respectivement en haut et en bas de l’axe vertical, alors que les deux Hé (H) – du Saint-Esprit – sont de part et d’autre de l’axe horizontal ; enfin, au milieu de la croix, se tient le Shin (Sh), incarnation du Dieu fait homme. La lecture visuelle du Nom se fait à partir du Yod et « tourne », de gauche à droite ou de droite à gauche, comme dans l’écriture en boustrophédon.
La vie des personnes divines est donc identique aux relations qui vont de l’une à l’autre : les processions trinitaires. Là où se trouve une personne, les deux autres s’y portent dans une « danse éternelle », c’est la périchorèse des Pères grecs que les théologiens latins ont traduit par circommincessio (« marcher l’un autour de l’autre »). Le mouvement circulaire de l’Amour est inscrit dans le Nom divin. Il est dommage que mes sympathiques collaborateurs ne soient pas de mes lecteurs car j’ai moi-même développé cette interprétation « anarchiste » du Nom de Gloire dans mon livre Au cœur de la talvera[3]. Le christianisme, en tant que « christogénèse » de l’homme, propose un modèle de cette logique du contradictoire qui transcende l’aristotélisme formel. Dans le Nom divin transparaît une dialectique unifiante qui, par l'extrême rigueur de l’équilibre, produit une énergie sans cesse croissante, néguentropique, à l’image de l’Amour créateur[4].
Nos deux auteurs, après s’être placés sous la férule de Léon XIII et de son encyclique Libertas præstantissimum, publiée en 1888, commencent leur étude avec Proudhon, le « père de l’anarchie ». Trop souvent écrasée sous un laborieux catalogue de citations, l’originalité de la « dialectique de l’équilibre » proudhonienne est à peine effleurée, alors qu’elle est la marque même de l’émancipation de sa pensée par rapport à la philosophie allemande et au socialisme marxiste autoritaire.
La dialectique de la synthèse hégéliano-marxiste repose sur le principe d’identité de la logique classique aristotélicienne. Au contraire, d'après Proudhon, toute synthèse du couple antagoniste est négatrice de la liberté. L’auteur du Système des contradictions économiques anticipe la rupture épistémologique de la théorie quantique qui s’est produite au début du XXe siècle[5]. Il n’est pas insignifiant qu’un grand penseur et mystique chrétien, le très regretté Jean Bancal, ait pu souligner combien « la théorie de la particule et de l’antiparticule constitue en physique moderne une confirmation de la théorie proudhonienne de l’organisation antinomique du monde »[6]. Il faudrait, par conséquent, relire toute l’œuvre proudhonienne, et particulièrement La Justice dans la Révolution et dans l’Église, à la lumière de cette donnée nouvelle.
Au système de l’immanence, qui est la doctrine de la Révolution, Proudhon oppose le système de la transcendance qui est celui de l’Église. Du point de vue de la transcendance, la Justice se fonde a priori sur la parole de Dieu, interprétée par le sacerdoce, c’est le « Droit divin » qui a pour maxime l’Autorité. Dans la vision de l’immanence, la Justice, produit de la conscience, constitue le « Droit humain » qui a pour maxime la Liberté. Selon Proudhon, l’Autorité du Droit divin prend la forme de la propriété et du Capital, en économie, et de l’État, en politique. Au contraire, la Liberté du Droit humain engendre le mutuellisme, en économie, et le fédéralisme anarchiste, en politique.
Le « principe d’antagonisme », mis en avant par Proudhon entre la Révolution et l’Église, ouvre la possibilité d’un état d’équilibre rigoureux entre les deux pôles contradictoires, état d’une autre « nature » qui s’identifierait à la Justice absolue[7]. Par un paradoxe des plus mystérieux, la dialectique proudhonienne aboutirait ainsi, dans La Justice dans la Révolution et dans l’Église, à célébrer l’incarnation de la transcendance dans l’immanence, c’est-à-dire l’avènement du Dieu-Homme.
Nous pouvons appréhender ici la dimension « platonicienne » de Proudhon : « Les questions économiques, si vastes qu’elles se posent, ne suffisent pas à notre intelligence contemplative et pleine de tendresse. Il faut à notre âme quelque chose de plus que le nombre et la mesure, quelque chose au-delà de l’idée »[8]. Ce quelque chose au-delà de l’idée, Proudhon l’appelle « mysticisme ».
Pour Nicolas Berdiaev[9], le fondement religieux et métaphysique de l’anarchisme se découvre dans la légende du « Grand Inquisiteur » que Dostoïevski a enchâssée dans Les Frères Karamazov : le Christ réapparaît dans une rue de Séville, à la fin du XVe siècle et, le reconnaissant, le Grand Inquisiteur le fait arrêter. La nuit, dans sa geôle, il vient reprocher au Christ la « folie » du christianisme : la liberté pour l’homme de se déifier en se tournant vers Dieu. Claude Tresmontant a pu dire que, « selon la théologie chrétienne, l’humanité n’a pas d’autre avenir que la vie mystique ». L’unique destinée de l’homme créé est de rentrer en relation avec l’Incréé. Dans la réalité psycho-somatique de l’homme, l’esprit inscrit le désir naturel d’une fin surnaturelle[10]. La société moderne pour s’imposer a dû lutter contre l’esprit, emprisonner l’homme dans son psychisme, empêcher qu’il ne devienne un teleios, un homme achevé. La crainte du Grand Inquisiteur est que le retour du Christ rappelle à l’homme sa vocation mystique. Toute la légende est construite sur l’acceptation ou le rejet des trois tentations du désert. Le Grand Inquisiteur les accepte toutes les trois, comme les accepte, selon Dostoïevski, le catholicisme et toute religion autoritaire, l’impérialisme, le socialisme athée et le communisme. L’anarchisme religieux est dans le rejet par le Christ de la tentation du royaume de ce monde. L’Église s’est toujours servi des paroles « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » pour justifier une attitude de compromis, d’opportunisme, d’adaptation du christianisme traditionnel envers l’État, jusqu’à vouloir « inculturer » le royaume de César !
Le seul texte ecclésiastique sur lequel se fonde Jacques de Guillebon et Falk van Gaver est l'encyclique de Léon XIII publiée en 1888, mais un anarchisme chrétien véritable ne peut faire l’économie de la paradosis transmise par les Pères. Or, comme le constate Thierry Jolif dans une recension très perspicace de ce livre : « les passages de Paul concernant les "pouvoirs" ne sont pas convoqués et l'extraordinaire corpus des Pères de l'Église est tout bonnement ignoré »[11].
Proudhon a connu l’Église du milieu du XIXe siècle, quand l’ultramontanisme, forme religieuse de l’absolutisme catholique, s’isole volontairement des aspirations des peuples de l’Europe pour sauver les prérogatives de Rome. Dostojevski, à la même époque, dans son Journal d’un écrivain, dénonçait la tentation totalitaire de la papauté : « L’Église romaine, ramenée à l’aspect qui est maintenant le sien, ne peut exister. Elle l’a elle-même proclamé bien haut, manifestant que son royaume est de ce monde, et que son Christ "ne peut se maintenir ici-bas sans empire terrestre". L'idée d'hégémonie temporelle de Rome, l'Église Catholique l'a haussée au-dessus de la Vérité et de Dieu ; c'est dans ce même dessein qu'elle a proclamé aussi l'infaillibilité de son chef »[12]. Et, toujours de Dostoïevski, ces mots d’une lucidité terébrante, cités par Paul Morand dans L’Europe russe : « À l’Occident on a perdu le Christ par la faute du catholicisme, et l’Occident tombe à cause de cela, uniquement à cause de cela »[13].
Si l’on en croit ses carnets, l’athéisme est le thème intérieur de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : la religion du Grand Inquisiteur, le catholicisme romain, est un christianisme athée, producteur de l’athéisme humaniste. Il tente, en imposant l’idée d’un Dieu immanent, d’apporter une réponse « sociale » au problème du mal ; mais la réponse authentique, car non illusoire ou temporelle, Dostoïevski la trouve dans la figure du staretz, de l’être déifié qui aime tous les hommes et prie pour tous les hommes. Le staretz est l’anarchiste à la couronne d’épines, l’isochrist.
La papauté moderne a façonné un modèle humain antagoniste du staretz, un type d’homme « infaillible » que le Père Justin Popović a analysé dans un article d’une rare clairvoyance : « Par le dogme de l’infaillibilité l’homme européen a proclamé de façon décisive et dogmatique sa suffisance, son autarcie ; il a définitivement proclamé qu’il n’avait pas besoin du Dieu-Homme, qu’il n’y avait pas sur la terre de place pour Lui. Le vicaire du Christ le remplace pleinement, le Dieu-Homme est remplacé par l’homme. Sur tous les trônes européens monte l’homme de l’humanisme européen »[14].
Alain Santacreu
[1] Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, L’Anarchisme chrétien, Éditions de L’Œuvre, 2012.
[2] Ce pentagramme YHShWH fut redécouvert par Reuchlin (1455-1522) in De arte cabalistica. L'incarnation du Fils (Shin) permet l'accomplissement du Nom de Gloire.
[3] Alain Santacreu, Au cœur de la talvera, Éditions Arma Artis, 2010.
[4] Cf. Au cœur de la talvera, « Le principe du contradictoire », pp. 25- 28.
[5] C’est donc à l’aune de la théorie quantique qu’il nous faut aujourd’hui juger le pamphlet sarcastique de Karl Marx : Misère de la philosophie.
[6] Jean Bancal, Proudhon, pluralisme et autogestion, t. 1, Aubier, 1967, p. 118.
[7] Dans la pensée de Stéphane Lupasco, dont je m’inspire ici, cet équilibre correspond à ce qu’il appelle l’état « T ». Cf. Au cœur de la talvera, p. 25.
[8] Joseph Proudhon, Mélanges, Éditions Lacroix et Verboeckhoven, 1868, I, p. 140.
[9] Cf. Nicolas Berdiaev, L’esprit de Dostoïevski, Éditions Stock, 1946.
[10] Claude Tresmontant, La mystique chrétienne et l’avenir de l’homme, Éditions du Seuil, 1977, p. 17.
[11] On lira la recension de Thierry Jolif sur le site Unidivers.
[12] Dostoïevski, Le Journal d’un écrivain (janvier 1874), Éditions de la Pléiade, p. 303.
[13] Paul Morand, L’Europe russe annoncée par Dostoïevski, Genève, 1948, Éditions P. Cailler, p. 26.
[14] Justin Popović, L’Homme et le Dieu-Homme, l’Âge d’Homme, 1989, p. 154. Le Père Justin Popović (1894-1979) a été canonisé par l’Église orthodoxe serbe le 29 avril 2010.
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