Aux racines de la Droite
vendredi, 25 décembre 2015
Dhri
par Christian Rangdreul
La Droite sera toujours désavantagée face à la Gauche, puisque la Révolution est indéfiniment pour elle une « mère ennemie », alors que la Gauche restera à jamais pour la Révolution la « fille aimée » avec laquelle elle partage, par nature, la supercherie – la forfaiture – de se présenter comme l’émancipatrice de tous les malheurs du peuple. Il apparaît donc clairement que la Droite relative et exclusive – exclusive car enfermée dans la seule logique du tiers-exclus – prisonnière de la dualité Gauche-Droite introduite par la Révolution, ne pourra sortir du piège tendu par sa « mère-ennemie » que lorsqu’elle aura retrouvé ses racines dans la Droite intégrale et inclusive – intégrale du fait que ce qu’il peut y avoir de relativement bon dans la Gauche fait intégralement partie de sa perspective ; inclusive, parce qu’ouverte à la logique du tiers-inclus.
La Droite intégrale se situe au-delà du clivage Gauche-Droite et participe d’un autre niveau de réalité. C’est l’idée contenue dans ses magnifiques lignes dues à la plume inspirée du grand Gustave Thibon : « À gauche, l’ampleur impure et fiévreuse du marécage où se mêlent l’eau et la terre, les miasmes et la rosée, – à droite, la pureté étroite et glacée des monts rigides, – en haut, l’ampleur suprême du ciel pur, tendre et sans fond, du ciel plus large que la plaine, plus haut et plus vierge que les monts ! » [1] Seule la Droite intégrale pourra recomposer, à la fois intellectuellement et politiquement la Droite relative, décomposée après avoir été « étroite et glacée ». Car la Droite intégrale est la véritable mère, la « mère amie » de la Droite relative, avant que ne lui soit substituée sa « mère-ennemie », après la mort du « monde ancien ». Ne pourrait-on dire alors, en prenant le risque de forcer quelque peu le trait, que la Droite relative deviendrait ainsi, par rapport à la Droite intégrale, ce qu’est le moi par rapport au Soi, ou le kshatrya par rapport au brahmane ?
C’est donc la Droite intégrale qui, telle le Graal, a été perdue, et c’est elle que nous avons le devoir de retrouver.
Pour retrouver cette Droite intégrale, laissons-nous aimanter par l’Inde. L’Inde, parce qu’elle est, selon les textes sacrés cités par Jean Varenne : « toute la terre que l’on a à sa droite lorsque, du plus haut sommet de l’Himalaya, on regarde le soleil se lever, d’où le nom de Daksina Désha, "le pays à droite", donné en sanscrit à la péninsule indienne » [2]. L’Inde ! contrée par excellence du tiers-inclus, avec sa doctrine de l’advaïta vada (non-dualité) ; l’Inde qui nous dit, à travers, Shankara, l’un de ses plus grands âchârya (maître) : « Comment adorer Celui qui est indivisé et immuable, Celui dont l’essence est l’unité et qui n’admet aucune détermination, Celui qui est sans second, qui est être, conscience et béatitude ? » [3] ; l’Inde, patrie de la poétique de l’instant, où la grammaire est considérée comme support de libération, à qui René Daumal offrit les dernières années, les derniers souffles de sa courte vie. Témoin actif des « pouvoirs de la parole », de cette poétique hindoue « dont une saveur, rasâ, est l’essence », Daumal étudia la langue sacrée de l’Inde, le sanscrit, langue presqu’aussi lointaine de nos langues « naturelles » que les cris des animaux le sont pour nous. « Les sciences du langage sont les premières parmi les moyens de libération », écrivait-il [4] ; or, il est un mot sanskrit que seul Dakshina Désha, « le pays de la droite », pouvait nous transmettre, tel un mantra, pour nous aider dans notre quête de la Droite perdue, un mot de toute première importance de par l’universalité de son sens. Ce mot est Dharma, que nous retrouvons dans le Mânava Dharma Çastra, les lois de Manou, dont René Daumal avait commencé à traduire certaines strophes et qui, dans le Bouddhisme tibétain, est indissociable du Bouddha et du Sangha (la communauté), constituant les « trois joyaux » en lesquels le fidèle prend « refuge » au début de chaque pratique rituelle.
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Dans les Études sur l’Hindouisme, René Guénon donne la définition du mot Dharma : « Dharma est dérivé de la racine "dhri" qui a le sens de porter, supporter, soutenir, maintenir ; il s’agit donc proprement d’un principe de conservation des êtres, et par conséquent de stabilité, pour autant que celle-ci est compatible avec les conditions de la manifestation. [...] La racine "dhri" est presqu’identique, comme forme et comme sens, à une autre racine "dhru", de laquelle dérive le mot "dhruva" qui désigne le "pôle" ; effectivement, c’est à cette idée de "pôle" ou d’"axe" du monde manifesté qu’il convient de se référer si l’on veut comprendre le notion de "Dharma" : c’est ce qui demeure invariable au centre des révolutions de toutes choses et qui règle le cours du changement par là même qu’il n’y participe pas. » [5]
Dans l’Encyclopedia Universalis, l’indianiste Jean Filliozat fait remarquer que « la notion de "dharma" s'oppose à celle d’"adharma", l’anormal. Elle s’apparente à celle de "rita", l’ordre véritable". [...] À côté de l’ordre cosmique, le Dharma est l’ordre social, l’ensemble des lois civiques, l’ordre moral, la doctrine religieuse. En conséquence, il est aussi le devoir et la vertu. » [6]
Conservation, stabilité, ordre social, ordre moral, doctrine, devoir, vertu, autant de termes qui appartenaient incontestablement au vocabulaire de la Droite relative, dans un sens restreint certes mais néanmoins légitime, et qu’elle a abandonnés sous la pression idéologique de la Gauche. Des termes que seule la Droite intégrale conserve dans toute leur plénitude, une Droite intégrale à qui cette proximité de sens avec la notion de Dharma confère une dimension qualitative normative. On remarquera également que l’adharma s’oppose au Dharma comme la gauche, « ce qui est oblique », s’oppose à la droite, « ce qui est sans courbure ». L’apparentement avec « rita » – d’où proviendrait le mot « rite », selon René Guénon – l’ordre véritable, attribue à la Droite intégrale un caractère « cosmique ». Car tout dans le kosmos (l’ordre, en grec) se manifeste « rituellement » sur un mode circulaire, depuis la rotation des planètes autour des étoiles jusqu’à celle des électrons autour du noyau, en passant par le retour des jours et des nuits, des saisons, des années et des cycles cosmiques. C’est pourquoi le Dharma est toujours représenté sous la forme d’une roue ; qu’il est dit que le Bouddha fit tourner trois fois la roue du Dharma pour dispenser son enseignement, et que l’Empereur, le Çakravartin, et celui qui, occupant une position centrale, fait tourner la roue de la vie dans l’Empire. Philippe Lavastine déclara au colloque de Cerisy-la-Salle de juillet 1973 consacré à René Guénon : « On a beaucoup discuté du sens de Dharma (Loi, Droit, Justice, Vertu, Devoir, Loyauté, Droiture, Moralité, Religion) sans se soucier des deux analogies cosmologique et sociologique qui l’éclairent : le Dharma est dans l’homme ce que le Soleil est dans la nature et ce que le Trône est dans la société. Les deux mots Thrônos et Dharma ont d’ailleurs la même racine "Dhar", tenir, soutenir. Le Dharma est ainsi la Loi qui soutient les êtres dans leur être. » [7]
En sortant de l’oubli la communauté d’origine des mots Dharma et Thrônos, en ce jour d’été 1973, au milieu d’un aéropage rassemblé autour de la pensée de René Guénon, le très cher Philippe Lavastine, membre comme René Daumal du groupe Gurdjieff de Sèvres, a ouvert dans l’invisible un espace interstitiel qu’il serait tout de même grand temps d’élargir pour comprendre en pleine mesure ce qui s’est réellement joué avec le « renversement du Trône » perpétré par la Révolution française, acte on ne peut plus « adharmique » ; et, surtout, pour mettre enfin en œuvre les moyens opératifs, les upaya : « moyens habiles », comme disent les bouddhistes tibétains, qui permettront la restauration du Dharma et du Thrônos en chacun de nous. Car, en définitive, c’est bien de cela dont il s’agit : se situer à Droite revient à adopter une philosophie du devenir, tandis que se dire de Droite renvoie à une philosophie de l’être.
Ainsi, la Droite intégrale est-elle à réveiller et à vivre à l’intérieur de nous-même, pour la bonne et simple raison qu’elle n’existe pas et ne peut exister à l’extérieur de nous. À l’extérieur, sur le terrain politique bipolaire, légué par la Révolution, ne peut se manifester que la Droite relative qui, pour devenir Droite intégrale, devra retrouver en elle-même la modalité du Dharma. Le Dharma qui, dans cette autre langue sacrée qu’est l’hébreu, équivaut à la Thora, la Loi. « Je ne suis pas venu abolir la Loi [la Thora] mais l’accomplir », dit le Christ. (Matthieu, 5, 17.) Accomplir la Loi, en révéler le sens profond, intérieur, amoureux, universel, au-delà de toute morale humaine. Le Bouddha exprime la même idée quand il dit : « J’ai vu l’Ancienne Voie [celle du Dharma], la Vieille Route prise par les Tout-Éveillés d’autrefois, et c’est le sentier que je suis. » [8]
Si la distinction ami-ennemi est le critère sans lequel il ne saurait y avoir de politique vraie, comme nous l’a appris Carl Schmitt – et, bien avant lui, la Bhagavad Gita, où l’on voit Khrisna sermonner Arjuna qui répugne à mener la guerre contre ses oncles et cousins qui ont pourtant violé le Dharma – par contre, dans la relation de personne à personne, il ne saurait y avoir d’ennemi, l’autre étant mon semblable. Tout homme épris d’authenticité sait que son véritable ennemi réside en lui-même. C’est la « dirrita via » qu’enseignent le Dharma et la Thora et toutes le traditions sacrées. C’est la voie qu’enseigne le Christ, comme le souligne Carl Schmitt : « Le passage bien connu : "Aimez vos ennemis" (Matthieu, 5, 44 et Luc 6, 27) signifie "diligite inimicos vestros" et non "diligite hostes vestros" : il n’y est pas fait mention à l’ennemi politique. Et, dans la lutte millénaire entre le christianisme et l’islam, il ne serait venu à l’idée d’aucun chrétien qu’il fallait, par amour pour les Sarrasins, ou pour les Turcs, livrer l’Europe à l’islam au lieu de la défendre. » [9]
NOTES
[1] Gustave Thibon, Diagnostico, Fayard, 1989, p. 63.
[2] Jean Varenne, Encyclopédie des mystiques orientales, Robert Laffont, 1975, p. 54.
[3] Shankarâchârya, Hymnes et chants védiques, Éditions Orientales, 1977, p. 29.
[4] René Daumal, Bharata, Gallimard, 1970, pp. 1-10.
[5] René Guénon, Études sur l’Hindouisme, Éditions traditionnelles, 1970, p. 70.
[6] Jean Filliozat, « Dharma », Encyclopedia Universalis, pp. 339-340.
[7] Philippe Lavastine, « René Guénon et l'actualité de la pensée traditionnelle », Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle, Arché Milano, 1980, pp. 73-74.
[8] Cité par Ananda K. Coomaraswamy, dans Hindouisme et Bouddhisme, Idées, 1980, p. 70.
[9] Carl Schmitt, La notion du politique, Flammarion, 1992, p. 67.
(extrait d'un article paru dans Contrelittérature n°4, Automne 2000)
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