Les Mirages de l’Art contemporain
suivi de Brève histoire de l’Art financier
La Table Ronde, 2018, 320 p.
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L'AC ou l'affliction de l'indistinction
Alain Santacreu
Ce livre de Christine Sourgins, paru dans sa première version en 2005, reste une référence pour tous les contempteurs de l’art contemporain. Sa réédition1, enrichie d’un épilogue essentiel, « Brève histoire de l’Art financier », s’imposait car c’est l’un des ouvrages critiques les plus brillants que l’on puisse lire sur l’art conceptuel. L’auteur y expose avec érudition, subtilité et ironie ce phénomène politico-culturel qu’elle dénonce avec justesse comme une imposture totalitaire de type orwellien.
L’usage du terme "art contemporain" est équivoque. Ce vocable ne représente pas tout l’art vivant, même s’il voudrait s’en arroger l’autorité. C’est pourquoi Christine Sourgins propose l’acronyme "AC" pour "art contemporain", afin de ne pas confondre l’idéologie de l’esthétisme officiel dominant, fondée sur le relativisme absolu et la transgression permanente, avec d’autres pratiques de l’art d’aujourd’hui.
L’AC se réclame de la rupture opérée au début du XXe siècle par Marcel Duchamp et le mouvement Dada. Son parti pris conceptualiste l’amène à s’interdire tout recours à la technique artistique classique et à rejeter toute forme de création par transformation positive de la matière. Ce courant restera minoritaire jusqu’au début des années 60 où il va peu à peu s’imposer. À partir des années 80, l’art contemporain est déjà triomphant sur la scène internationale.
En France, avec l’AC, l’art est devenu une fonction régalienne de l’État. L’ouvrage de Christine Sourgins dévoile la mise en réseau bureaucratique de cet art institutionalisé. L’État culturel est un État policier de la pensée, avec ses commissaires et ses inspecteurs qui consacrent et imposent les artistes à l’opinion publique.
Christine Sourgins s’attache à démystifier la fonction politico-religieuse de l’AC qui se prétend à la fois art citoyen et art sacré, essayant de s’insinuer dans l’espace vide créé par l’effondrement des idéologies et des religions. Elle relève avec perspicacité le parallélisme entre l’art contemporain et le mouvement du New-Age. Tout se passe comme si l’AC était l’expression d’un néo-spiritualisme dissolvant, d’une "seconde religiosité" parodique, pour reprendre l’expression d’Oswald Spengler. La perversité revendiquée de certaines productions de l’AC, leur propension à la scatologie et à la nécrophilie sont les signes obvies d’une spiritualité à rebours.
La tonicité et la vigueur du style, souvent caustique, du livre de Christine Sourgins pourrait le faire passer pour un pamphlet démystificateur mais il est bien plus : un irremplaçable ouvrage d’histoire sur l’art contemporain, très structuré et didactique, reposant sur un remarquable appareil critique et documentaire. Une lecture indispensable et roborative.
Toutefois, au-delà de ma considération pour l’auteur, je souhaiterais nuancer son interprétation sur le rôle joué par Marcel Duchamp. En effet, Christine Sourgins considère que le "schisme duchampien" a entraîné la négation de l’art et qu’ainsi Duchamp serait la cause efficiente de l’avènement de l’AC. En accréditant un héritage revendiqué par les acteurs de l’AC, cette analyse risque de faire le jeu de l’imposture qu’elle entend réfuter.
Sur Duchamp, je souscris à la thèse récente d’Alain Boton qui, dans son livre Marcel Duchamp par lui-même (ou presque)2, a totalement bouleversé la critique duchampienne. Il révèle que Marcel Duchamp a sans doute plus œuvré en anthropologue qu’en artiste. Tout son travail est une démonstration de ce qu'il nomme la "Loi de la pesanteur" que l’on pourrait énoncer ainsi : « Pour qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé ostensiblement par une large majorité de telle sorte qu’une minorité agissante trouve avantage en termes d’amour-propre à le réhabiliter.» Cependant, dans le nouveau paradigme instauré par l’AC, cette loi a été annihilée par une nouvelle loi du silence institutionnel et médiatique, stratégie parfaitement analysée par Christine Sourgins. C’est pourquoi, si la démonstration duchampienne fonctionnait pour l’art moderne, elle ne peut plus s’appliquer à l’AC.
Pour Alain Boton, Duchamp a procédé à une dramatisation expérimentale de la reconnaissance officielle des chefs-d'œuvre de l'art moderne. Le travail de Duchamp est un dévoilement crypté des forces psycho-sociologiques qui fondent le statut de l’œuvre d’art moderne. Mais avec l’AC, cela ne se passe pas selon le moteur de la "Loi de la pesanteur" : il est impossible de se distinguer en s’opposant car il n’y a pas d’objet artistique qu’une minorité agissante chercherait à réhabiliter pour se distinguer culturellement. Le discours officiel établit d’emblée les critères incontestables que tout individu doit gober s’il veut exister.
Ainsi, réduire l’acte duchampien à un énoncé performatif qui ferait d’un urinoir un objet d’art, c’est transférer indûment sur Duchamp le processus d’énonciation qu’il dénonce. Il y a une différence de nature entre la rupture duchampienne et celle de ses épigones. Les acteurs de l’AC n’ont pas seulement trahi l’œuvre de Marcel Duchamp, comme le reconnaît Christine Sourgins, ils en ont littéralement inverti le sens mystique – Duchamp est un "mystique athée", d’après Alain Boton.
Cette inversion se vérifie dans l’utilisation par l’AC d’un nominalisme immanentiste qui se situe à l’opposé du "nominalisme transcendant" des Pères de l’Église que Marcel Duchamp aurait intuitivement retrouvé. En effet, il s’agit de rétablir cette vérité que les "universaux platoniciens » – les idées archétypes – repris par la théologie augustinienne furent rejetés comme inventions philosophiques par les Pères3. La théologie patristique, comme le montre Denys l’Aréopagite, considère qu’il n’y pas d’universaux incréés dont toutes les créatures seraient les copies, parce qu’il n’existe absolument aucune analogie entre le créé et l’incréé. Ce n’est que par la "grâce" – ou « l’inframince" chez Marcel Duchamp – qu’une relation s’établit entre le créé et le non créé. Plus qu’une trahison, le discours de l’AC est donc une usurpation sémantique de l’expérience duchampienne.
Ces quelques considérations, qu’il faudrait évidemment développer, donnent à penser qu’il pourrait s’avérer judicieux pour la critique dissidente de l’art contemporain d’enregistrer dans son analyse l’interprétation proposée par Alain Boton.
Ceux qui avaient déjà lu la première édition de ce livre apprécieront pleinement l’ajout de l’important églogue sur la transmutation de l’AC en Art financier. Cette alchimie du Verbe inversé était prévisible et annoncée, au mitan du XXe siècle, par l’arraisonnement anglo-saxon du marché de l’art, même s’il nous a fallu attendre le début du XXIe siècle pour percevoir clairement la relation entre l’AC et le système financier. Pour le pragmatisme relativiste américain, le marché seul décide de la valeur, le problème de la valeur intrinsèque de l’ œuvre ne se pose plus : l’AC est l’avènement de l’art du marché.
En économie, on appelle valeur faciale le prix que la convention donne à un objet. L’ œuvre d’art contemporain ne possède plus que la valeur faciale fixée par le pouvoir politico-culturel, tout regard sur l’oeuvre artistique est devenu unidimensionnel, figé par la spéculation financière : l’AC ou l'affliction de l’indistinction.
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1. Christine Sourgins, Les Mirages de l’Art contemporain suivi de Brève histoire de l’Art financier, La Table Ronde, 2018, 320 p.
2. Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), FAGE, 2013, 264 p. À lire sur ce site : un texte d'Alain Boton.
3. Sur la déviation augustinienne de la théologie des Pères, voir Théologie empirique de Jean Romanidès, L’Harmattan, 2015, 344 p.
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