Stéphane Lupasco et l'écosophie
lundi, 01 octobre 2018
UNE ÉTHIQUE POUR L'ÉCOSOPHIE
Alain Santacreu
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Dans un livre publié en 1970, Jürgen Habermas constatait l’incapacité des sociologues de proposer une analyse constructive des phénomènes sociaux : il leur manquait une logique adéquate pour appréhender la réalité sociale1. Presque simultanément, comme en réponse à ce constat négatif, était réédité, dans la collection 10/18, l’ouvrage du philosophe Stéphane Lupasco : Les trois matières2. Cette synchronicité n'est pas insignifiante, si l’on considère que la logique contradictorielle de Lupasco pourrait bien être cette logique manquante dont parlait Habermas.
Les trois matières de Stéphane Lupasco
De nos jours, même si l’oeuvre lupasquienne demeure encore peu connue, elle exerce une influence souterraine dont il est difficile de mesurer l’ampleur3. Pourquoi cette marginalisation ? Ce qui l’a suscitée vient de ce que Lupasco a osé faire penser la science, alors que « la science ne pense pas », selon la formule d’Heidegger4. Pour Lupasco le discours scientifique n’est pas un solipsisme détaché de la vie. Sa philosophie, attentive à la révolution épistémologique déclenchée par la physique quantique, cherche à établir un dialogue vivant avec la science contemporaine.
La nouvelle physique quantique, inaugurée en 1900 par Max Planck, puis la découverte de la cybernétique par Norbert Wiener, au milieu du XXe siècle, a provoqué une rupture épistémologique qui a remis en question la logique traditionnelle. Lupasco a dû insérer le contradictoire dans sa propre logique parce que les couples de contradictoires mis en évidence par la mécanique quantique – onde et corpuscule, séparabilité et non séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure, réversibilité et irréversibilité du temps, etc. – étaient "incompréhensibles" à la logique aristotélicienne qui repose sur les principes d’identité (A est A) ; de non-contradiction (A n’est pas non-A) ; et du tiers exclu : il n’existe pas de terme qui soit à la fois A et non-A (entre A et non-A tout tiers est exclu).
Dans la vision de Stéphane Lupasco la contradiction est la texture de l’univers. Le sociologue Edgar Morin, le théoricien de la complexité, prend la mesure de la pensée lupasquienne quand il la replace dans la grande tradition du logos héraclitéen5. Tout ce que l’on observe, tous les systèmes physiques, biologiques ou issus de l’imagination humaine, n’importe quel phénomène ou événement, résultent d’un antagonisme d’énergies. La matière est énergie et à toute énergie s’oppose une énergie antagoniste.
Il faut un équilibre d’énergies antagonistes pour qu’apparaisse un système. Le système se modifie quand l’équilibre se transforme. Cette transformation se produit lorsqu’un pôle d’énergie s’actualise (se manifeste) au dépend du pôle de l’énergie antagoniste qui s’en trouve potentialisée (mise en attente de manifestation). Selon la terminologie lupasquienne, l’actualisation est le passage d’un état potentiel à un état actuel et, inversement, la potentialisation est le passage d’un état actuel à un état potentiel.
Lupasco envisage la possibilité d’un troisième cas où les énergies antagonistes s’actualisent et se potentialisent simultanément. Il en résulte un état de contradiction paroxystique au sein du système, un troisième état énergétique de semi-actualisation et de semi-potentialisation des forces antagonistes que Lupasco appelle "tiers inclus" ou état T (T pour "tiers").
À ce processus d’actualisation-potentialisation s’adjoint un autre processus d'homogénéisation-hétérogénéisation. En effet, si les éléments constitutifs d’un système sont absolument homogènes, le système disparaît ; et, inversement, si les éléments sont tous hétérogènes, il en résulte une diversification illimitée qui entraîne aussi la disparition du système. Il faut donc que les constituants énergétiques d'un système soient à la fois et contradictoirement hétérogènes et homogènes. C’est ainsi que Lupasco identifie trois orientations énergétiques qui donnent lieu à trois matières :
1. La matière physique où prédomine le principe d’homogénéisation – que l’on peut rapprocher de la notion d’entropie, c’est-à-dire de la mort des systèmes.
2. La matière biologique où prédomine l’hétérogénéisation – que l’on peut rapprocher de la notion d’entropie négative (ou néguentropie), c’est-à-dire de la structuration de la vie.
3. La matière microphysique – matière nucléaire et matière psychique6 – où se produit un équilibre entre homogénéisation macrophysique et hétérogénéisation biologique.
On comprend dès lors pourquoi la logique classique ne peut décrire et analyser que la matière physique où règnent l’homogénéité et la non-contradiction. En ce qui concerne les matières biologique et microphysique, seule une logique du contradictoire s’avèrera capable de les appréhender.
L’écosophie d’Arne Næss
La vision systémique de l’anthropologue Gregory Bateson, d'une façon bien plus notoire que la logique lupasquienne, a provoqué un changement profond dans l’approche sociologique et particulièrement dans le développement de la notion d’écosophie inventée par Arne Næss.
En 1972, dans Steps to an Ecology of Mind, Grégory Bateson appliqua à l’écologie la théorie des systèmes mise en valeur par l’école de Palo Alto qu’il avait fondée au début des années 19507.
La systémique est une remise en cause radicale des conceptions atomistes issues de la science newtonienne. Orientée vers l’analyse des systèmes complexes, cette nouvelle logique, influencée par la cybernétique, abandonne l’étude des phénomènes en eux-mêmes pour ne s’intéresser qu’aux interactions entre les systèmes structurés. De l’organisme le plus simple jusqu’aux galaxies, l’univers entier est ainsi perçu comme un enchevêtrement hiérarchique de systèmes organisés.
1973, c’est l’année où apparaît pour la première fois, dans un article de la revue Inquiry de l’Université d’Oslo, le terme ecosophy inventé par Arne Næss8. L’étymologie explicite le néologisme : sagesse (sophia) de la maison (oikos) commune, la terre. Il s’agit de reconfigurer notre vision du monde et de retrouver une logique de l’οiκοs, de l’habiter et du demeurer sur terre.
Arne Næss prône une vision systémique de la réalité : tout système vivant est un émetteur et un récepteur de signes, tout écosystème est un système sémiotique d’interactions.
En 1973, il formule l’opposition fondamentale entre "écologie profonde" (deep ecology) et "écologie superficielle" (shallow ecology)9.
Avec l’écologie profonde, il donne à l’écologie sa première expression philosophique : l’écosophie. Ce concept sera repris par la suite par Félix Guattari et Michel Maffesoli10.
Selon Næss, l’écologie reste "superficielle" si elle se préoccupe exclusivement des problèmes de pollution et des énergies non renouvelables. En effet, une telle approche ne peut percevoir que les effets visibles de la dégradation environnementale. Tout au contraire, l’écologie dite "profonde" s’attachera aux causes sous-jacentes de la crise écologique.
Le philosophe norvégien proposera en 1985 une plate-forme dont les différents axes tendent à conjuguer l’action de tous les partisans de la deep ecology, par-delà leurs sensibilités particulières11. À partir de ce socle, il souhaite « bouleverser les paradigmes dominants des grandes sociétés industrielles »12, afin d’élaborer une pensée philosophique qui puisse transformer nos attitudes fondamentales.
L’objectif de la deep ecology est de développer une écosophie, une vision alternative du monde dont les thèses principales portent sur la valeur intrinsèque de la vie humaine et non-humaine, sur la richesse et la diversité des formes de vie, sur la primauté de la qualité de vie par rapport au niveau de vie, sur l’urgence de l’amélioration des conditions de vie et sur la nécessité éthique d’intervenir dans le champ idéologique, technologique et économique.
L’écosophie s’appuiera sur une ontologie de la relation, idée-force caractéristique de la philosophie d’Arne Næss. Chaque forme de vie est située dans une sphère de relations potentielles, un milieu qui constitue son identité. Chez l’individu humain, le développement de ses potentialités s’assimile à un processus de réalisation de soi (self-realisation) : le moi solidaire se réalise par opposition à l’ego individualiste. Étant donné l’interdépendance systémique des existants, la réalisation de soi s’assimile à une identification avec toutes les formes de vie.
Cependant, bien que Næss affirme ne pas vouloir céder à la tentation mystique d’une fusion de chaque moi individuel dans le Moi globalisant de la nature, son projet de "réalisation de soi" risque de réduire l’importance des médiations sociales et de tendre vers une relation intuitive entre le Soi et la Nature. Dans cette perspective, la technologie peut apparaîre comme faisant obstacle au "style de vie" prôné par l’écosophie13. L’alternative que Næss propose au gaspillage des technologies industrielles et à l’impersonnalité des relations imposées par la machine administrative s’apparente au modèle traditionnel du fritlufsliv ("la vie au grand air") que Næss a lui-même vécu dans son refuge de montagne norvégien.
La machine spinoziste de l’écosophie
Dans ses derniers écrits, à partir de 1985 et jusqu’à sa mort inopinée en 1992, le psychiatre et philosophe Félix Guattari a tenté de développer la notion d’écosophie. Les trois écologies14, ouvrage où il utilise pour la première fois le mot écosophie, paraît en 1989, la même année que l’édition anglaise du livre emblématique d’Arne Næss, Ecology, community and lifestyle15. Cette concomittance a sans doute fait qu’il a utilisé le mot sans vraiment tenir compte de l’antériorité de son invention.
L’écosophie est le nom générique que Félix Guattari va donner à la dernière phase de son œuvre. Dans Les trois écologies, il déploie la notion d’écologie sur les plans environnemental, social et mental. Ce déploiement tripartite avait déjà été proposé par Gregory Bateson dans son ouvrage Steps to an Ecology Mind16, Guattari adopte sans ambage cette répartition batesonienne, aussi spontanément qu’il avait repris à Næss le terme d’écosophie.
Les recherches du fondateur de l'École de Palo Alto portaient sur l’organisation du réseau de communication qui relie l’homme à son environnement. Cette structure informationnelle, que Bateson appelle « esprit » (mind) ou processus mental, apparaît non seulement chez l’homme mais aussi chez l’animal et même dans les grands écosystèmes. Le processus mental émerge de l’interaction entre les différents éléments d’un système. Ainsi, l’écologie de l’esprit de Bateson se présente comme une approche holistique fondée sur la différenciation et l’interaction entre les éléments d’un ensemble.
Cette approche va inspirer Félix Guattari dans son analyse de la relation de l’homme avec la machine. De même qu’ un ordinateur ne pense pas – ce qui pense, c’est le système formé par l’interaction de l’ordinateur, de l’homme et de son environnement – le cerveau humain ne pense pas – ce qui pense, c’est le cerveau d’un homme appartenant à un système social et un environnement particuliers.
Pour Guattari la technoscience mondialisée est une machine à produire de la subjectivité. La production machinique des signes, objets et marchandises a transmuté les modalités capitalistiques de l’oppression et de l’exploitation des hommes et de la nature. Le rôle de l’écosophie sera donc d’imaginer d’autres machinations possibles des moyens de production.
Il y a, selon Guattari, une utilisation écosophique de la machine qui lui donne sa valeur révolutionnaire. Cependant, le machinisme guattarien n’a rien à voir avec la conception mécanique classique, celle de l’homme-machine ou des automates cartésiens et il ne contredit pas l’intention anti-technique ou anti-machinique de l’écosophie. Pour Guattari, les machines de l’écosophie ne sont pas celles de notre monde ambiant mais celles du vivant – elles concernent donc uniquement les deux matières lupasquiennes du biologique et du psychique.
La machine guattarienne explicite la structure batesonienne et l’ontologie de la relation næssienne. L’esprit dans L’Écologie de l’esprit de Gregory Bateson, c’est la structure qui permet d’introduire des liens entre les êtres, entre le vivant et le non vivant. De même, pour Næss, ce qui lie entre eux les êtres (animal, végétal, minéral) ce sont des systèmes de relation entre des éléments semblables. La machine guattarienne n’est pas la réduction du vivant au mécanique, elle est une machine sémiotique, cybernétique et informatique qui met en forme le chaos et permet de faire émerger la singularité de l’individu, en le libérant de sa déterritorialisation subjective et en le replaçant dans son système particulier.
L’enjeu de l’écosophie se joue ainsi entre les machines cartésienne et spinoziste. Spinoza ouvre la perspective d’une ontologie écosophique qui s’oppose à l’anaturalisme anthropocentrique cartésien.
Selon Descartes, l’univers se compose de deux substances : la pensée et l’étendue – l’âme et le corps du microcosme humain. Une telle conception du monde repose sur la logique binaire du tiers exclu. Spinoza s’oppose au dualisme de Descartes. Son monisme refuse la distinction scolastique entre la natura naturans, le créateur, et la natura naturata, le créé. Il affirme la conjonction du naturant et du naturé plutôt que leur disjonction. Dieu et la Nature sont deux noms différents pour une seule réalité : « Deus sive Natura », écrit-il dans son Éthique17.
Cette façon d’identifier la Nature à Dieu entraîne une vision complexe de la réalité. Spinoza dit de la Nature et de ses éléments qu’ils sont « naturés » pour indiquer qu’ils sont les effets d’une cause qui est la Nature elle-même ; et « naturants » pour indiquer qu’ils sont les causes de leurs effets. La Nature est une puisqu’elle est l’effet de sa propre cause et la cause de ses propres effets. Ainsi, la philosophie spinoziste repose sur une logique du tiers inclus, pour reprendre la terminologie lupasquienne.
Alors que Descartes représenterait une forme d’obstruction à la pensée écologique, Spinoza serait la promesse d’une ontologie écosophique capable de dépasser le clivage entre les êtres humains et la nature non humaine. Sans doute est-ce pour cela qu’Arne Næss a fait de Spinoza l’un des grands précurseurs de l’écologie profonde18.
Une triéthique pour l’écosophie
Sagesse de l’habiter, l’écosophie appelle une éthique qui prenne en compte les « trois écologies » environnementale, sociale et mentale.
En 1986, dans sa préface à son dernier ouvrage19 L’homme et ses trois éthiques, Stéphane Lupasco écrivait : « Mes travaux se sont situés jusqu’à présent au niveau théorique, avec parfois quelques descentes dans le concret. Il s’agit maintenant de passer au plan des conditions pratiques, de la résolution des problèmes que pose le monde à l’être humain, au moyen de ces trois types d’éthique. »20
La triéthique de Lupasco considère le comportement à la fois physique, biologique et psychique de l’homme aux prises avec les phénomènes internes et externes, du sujet et de l’objet, de l’inconscient et de la conscience. Ainsi, les trois éthiques correspondent aux « trois matières ».
Selon Lupasco, c’est l’éthique homogène qui s’impose dans la dynamique sociale traditionnelle. Elle intervient non seulement au plan logique – à travers le principe du « tiers exclu » – mais aussi culturel – dans la distinction du « vrai » et du « faux » – ou moral – dans l’opposition du « bien » et du « mal », et encore au plan politique où l’homogénéisation excessive provoque les différents totalitarismes étatiques.
Tout individu, soumis au pouvoir homogénéisant de la société, doit être capable de conserver sa singularité biologique en pratiquant l’éthique de l’hétérogène qui vise à contrer la dynamique homogène.
Au plan politique, l’éthique hétérogène se développe sous la forme d’une protestation « libertaire » contre l’homogénéisation totalitaire. Selon Lupasco, l’idéologie socialiste est une pensée homogénéisante qui s’insinue dans l’hétérogénéité biologique essentielle des individus. Inversement, une éthique biologique instinctuelle favorisera un individualisme excessif, une recherche exacerbée du profit et du plaisir égoïste.
Les deux éthiques homogène et hétérogène s’affrontent constamment en nous, tant au plan personnel que collectif. Une conscience critique authentique ne peut s’exercer qu’en assumant la tension de ces deux dynamiques. La troisième éthique, que Lupasco appelle « contradictorielle », consistera à vivre cet antagonisme existentiel, individuel et social, de façon créative. Il s’agira de se maintenir dans l’équilibre instable entre deux « ambiances doctrinaires », l’homogène hostile au dissemblable et l’hétérogène allergique au semblable.
Si l’univers macrophysique est fondé sur l’homogénéisation et l’univers biologique sur l’hétérogénéisation, l’univers psychique se fonde sur le tiers inclus. Les trois univers coexistent selon des modalités différentes. Dans ce que nous appelons "la vie", il y a prédominance de l’univers macrophysique et de l’entropie, c’est pourquoi nous allons inexorablement vers la mort.
« Il faudra – écrit Lupasco, que se développe en l’homme la matière psychique, les semi-actualisations et les semi-potentialisations antagonistes et contradictoires dans l’état T pour que ces deux consciences antinomiques, l’une éclairant l’autre, engendrent la conscience de la conscience, c’est-à-dire celle de la vie et celle de la mort. C’est ainsi que le psychisme seul, ce qu’on appelle confusément "l’âme", est conscient de la vie et de la mort, ce qui constitue son obsession fondamentale, puisque précisément cette matière psychique est faite de la lutte, de l’antagonisme dialectique, du drame contradictoire du psychisme et du biologique, de la mort et de la vie. »21.
Étant donné que les trois éthiques relèvent des trois matières fondamentales qui se distinguent par des actualisations prédominantes soit de l’homogénéité, soit de l’hétérogénéité, ou des semi-actualisations et semi-potentialisations de l’état du tiers inclus, l’actualisation d’une éthique particulière entraîne logiquement la potentialisation des deux autres. Certes, le monde se présente sous une forme macrophysique et l’éthique homogénéisante demeure indispensable à notre perception rationnelle de la réalité ; mais, parce que l’énergie est constitutivement trialectique, les éthiques biologique et psychique ne peuvent être rejetées.
Ainsi, la triéthique du contradictoire de Stéphane Lupasco ouvre une nouvelle perspective écosophique où l’homme et l’univers se reconnaissent comme deux aspects d’une même réalité. Basarab Nicolescu l’avait clairement pressenti : « La pensée du contradictoire, assimilée au niveau de la science et de la technologie, pourrait mener à une vision écologique tout à fait nouvelle. Une écologie où les trois termes coexistent et où il y aurait une harmonie entre l’homme et l’environnement et non pas une lutte entre l’homme et son environnement. »22.
Le nouveau paradigme écosophique
Pour la modernité capitalistique, le social n’est que le miroir de la production23. Selon Félix Guattari, dans la société mondiale intégrée, les forces sociales qui administrent le capitalisme « ont compris que la production de subjectivité est peut-être plus importante que n’importe quel autre type de production, plus essentielle même que le pétrole et les énergies. »24
Le rôle de l’écosophie sera d’inventer un nouveau paradigme éthique, esthétique et politique, en impulsant une "conversion" subjective hétérogénéisante contre la standardisation homogénéisante de la socialité par les mass-media. Dans son dernier ouvrage Chaosmose25, Guattari préconise la propagation de « nouveaux agencements collectifs d’énonciation », des groupes humains créatifs dont l’action ouvrirait une nouvelle ère postmédia en se réappropriant l’usage interactif des machines d'information, de communication, d'intelligence, d'art et de culture. En effet, pour Guattari, la logique du contradictoire concerne aussi la machine : « les nouvelles technologies sécrètent, dans le même mouvement, de l'efficience et de la folie. Le pouvoir grandissant de l’ingénierie logicielle ne débouche pas nécessairement sur celui de Big Brother. Il est beaucoup plus fissuré qu'il n'y paraît. Il peut exploser comme un pare-brise sous l'impact de pratiques moléculaires alternatives. »26 Même si la production de la matière sémiotique est de plus en plus dépendante des machines, cela n’implique pas que la liberté et la créativité humaines soient inexorablement condamnées à être aliénées par des procédures mécaniques.
Le concept deleuzo-guattarien d’agencement collectif d’énonciation, développé dans Mille Plateaux27, signifie que, lorsque un individu parle, son énonciation – tout comme sa subjectivité – ne saurait se réduire à son individualité. Ainsi, parce que la technoscience ne peut homogénéiser de façon absolue cette matière-là, l’antagonisme hétérogène apparaît sous la forme de micropolitiques « moléculaires » qui, délaissant la voie de la politique institutionnelle, s’expriment à travers une nouvelle esthétique relationnelle, un « style de vie » écosophique, pour reprendre l’expression d’Arne Næss.
Guattari a-t-il lu Stéphane Lupasco ? Il ne le cite dans aucun de ses ouvrages – mais l’on sait que ses emprunts à Næss ou même à Bateson sont restés aussi très évasifs. De toute façon, ce n’est pas ce qui importe mais le fait que l’écosophie a été appliquée par Félix Guattari aux « trois écologies », environnementale, sociale et mentale, comme un métamodèle esthétique et politique. Guattari a voulu en faire un outil de travail pour agir effectivement au cœur du capitalisme mondial intégré, en utilisant une logique extérieure aux logiques de causalité, d’identité, de tiers exclus et de continuité, une logique qui s’apparente au tiers inclus de Lupasco.
Pour Michel Maffesoli, la sensibilité écosophique est l’expression d’un changement sociétal, un nouvel esprit du temps qui correspondrait au passage de la modernité à la postmodernité. À la figure moderne et humanistique de Prométhée, s’est substituée celle de Dionysos, antique archétype retrouvé par l’esprit paganiste postmoderne.
L’écosophie de Maffesoli, dans sa quête du clair-obscur de l’existence, semble très proche de la pensée de Lupasco : « La logique conjonctive est à l’ordre du jour. C’est le coeur battant de cette écosophie dont il est question », écrit-il dans son Petit traité d’écosophie28. Il reprend la notion de « contradictoriel », terme lupasquien caractéristique, pour exprimer ce que la création des formes doit à l’antagonisme des complémentaires contradictoires.
La modernité rationaliste a exacerbé toutes les dichotomisations héritées du monothéisme occidental : le corps et l’esprit, la nature et la culture, le matériel et le spirituel, le bien et le mal, le faux et le vrai. Ces polarités dualistes, rationalisées par la pensée homogénéisante des Lumières, ont précipité la séparation irréductible de l’homme avec la nature.
Michel Maffesoli souligne très judicieusement que « c’est une telle dichotomisation du monde qui assura la performativité du modèle scientifique ». On mesurera l’importance de ce rappel à l’aune de la vision lupasquienne. En effet, c’est l’éthique scientifique elle-même qui doit être aujourd’hui impérieusement modifiée, au risque de recycler la science dogmatique de l’homogénéisation en une technoscience hypermoderne qui viserait non seulement à soumettre la nature mais encore à la transformer intégralement en artefact. Cette nouvelle idéologie scientiste a été dénoncée par Frédéric Neyrat à travers ce qu’il nomme le « géo-constructivisme »29. Du point de vue de l’écosophie, la science aussi doit tenir compte des trois structures antagonistes de la réalité et ne pas réduire le comportement éthique de l’homme aux lois physiques.
Maffesoli distingue un antagonisme fondamental entre ce qu’il nomme la puissance sociétale et le pouvoir social. La postmodernité serait l’actualisation de cette puissance native, force primordiale dionysiaque que Rimbaud appelle notre « ancienne sauvagerie » et qui ressurgit, à travers la sensibilité écosophique en potentialisant le pouvoir social, politico-économique de la modernité. L’organicité postmoderne de la puissance s’oppose à l’individualité moderne du pouvoir. Le rationalisme a généré l’individualisme et produit la césure entre l’homme et la nature. Le renversement postmoderne retrouve la perspective holistique : « le Da-sein heideggérien ne peut se comprendre que comme rapport : non plus principium individuationis, individualisation moderne, mais principium relationis, à savoir ce qui me relie à un ensemble plus vaste : le groupe, faune, flore, odeur, toucher sans oublier le sens génésique. Par la reliance tout un chacun n’existe qu’en relation avec l’altérité. »30
***
Le paradigme écosophique d’Arne Naess, repris et développé par Félix Guattari et Michel Maffesoli, débouche sur une style de vie, une esthétique et une éthique relationnelles qui semblent très proches de l’antagonisme dynamique de Stéphane Lupasco.
Les sociétés historiques sont toutes de type homogénéisant ou hétérogénéisant. Peut-on imaginer une société future à prédominance psychique de type « tiers inclus » ? L’ère postmédia de Guattari ou l’ère postmoderne de Maffesoli seraient-elles les visions annonciatrices d'une société écosophique réalisée ?
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