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L’anarchisme trahi par les siens
En 1995, le théoricien anarchiste américain Murray Bookchin (1921-2006), propagateur de l’« écologie sociale » et du « municipalisme libertaire », publia Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : an Unbridgeable Chasm, un pamphlet polémiste dont une traduction française vient de paraître, près d’un quart de siècle plus tard.
L’ouvrage, complété par une excellente postface du traducteur Xavier Crépin, se compose de deux articles : « L’anarchisme : révolution sociale ou mode de vie ? » et « La Gauche qui fut : une réflexion personnelle ». Dans le premier article, le plus volumineux, l’auteur dénonce l’idéologie individualiste des courants libertaires issus des années sixties ; dans le second, il rappelle l’objectif révolutionnaire et social de l’anarchisme que le courant de la Nouvelle gauche (New left) a trahi.
Pour Bookchin, l’anarchisme a toujours été écartelé entre « deux grandes tendances contradictoires : un engagement personnaliste en faveur de l’autonomie individuelle et un engagement collectiviste en faveur de la liberté sociale » (p.13). Ces deux tendances semblent par nature irréconciliables. Tout au long de son développement historique, à partir de la seconde moitié du 19ème siècle, la pensée anarchiste n’est jamais parvenue à les réconcilier. Alors que l’anarchisme social se fonde sur une ontologie du devenir, l’anarchisme individualiste repose sur une ontologie de l’immédiateté.
Dans une première période, avec les figures de Bakounine et Kropotkine, on enregistre une prévalence de l’anarchisme social jusqu’à l’acmée de la révolution anarchiste espagnole de 1936. Cette prépondérance s’infléchit dans les premières années de la post-guerre et, dans les années 1960, se produit une inversion des pôles avec la prédominance d’un anarchisme existentiel qui va perdurer et s’accentuer avec les théories post-anarchistes.
Les adeptes de l’anarchisme lifestyle exaltent l’autonomie individuelle plutôt que la liberté citoyenne. L’autonomie, dans la lignée stirnérienne, est la revendication de l’égoïcité, la liberté serait par contre l’équilibre dialectique entre l’individuel et le collectif. Bookchin assimile les notions d’autonomie et de liberté à la dichotomie, devenue classique, établie par Isaiah Berlin entre liberté négative et liberté positive. Cette distinction permet à Bookchin d’opposer un anarchisme personnaliste, dans lequel il range Proudhon, et un anarchisme collectiviste où il place Bakounine et Kropotkine.
Le phénomène décrit par Bookchin ne s’est pas seulement circonscrit aux États-Unis. À la même période apparait en Europe un horizontalisme sociétal abusivement assimilé à l’anarchisme social. Depuis les années 1960, une multitude de mouvements contestataires – écologistes, altermondialistes, minorités raciales ou sexuelles, etc. – ont pu ainsi développer des pratiques d’organisation horizontale qualifiées de libertaires. Très vite, l’horizontalisme anarchiste est devenu le seul principe organisationnel, jusqu’à oblitérer la verticalité dialectique du principe fédératif du socialisme libertaire.
Aucune conception anarcho-socialiste ne saurait se limiter à un horizontalisme composé d’organismes autonomes qui n’auraient entre eux que des liens affinitaires et occasionnels ; toute société anarchiste fédérative est, volens nolens, une structure pyramidale comportant des structures de base décisionnelles, des paliers intermédiaires, le tout chapeauté d’un sommet exécutif et centralisateur – car la périphérie horizontale de la démocratie directe suppose structurellement un centre dialogique vertical, fût-il « vidé » de tout pouvoir dominateur.
En 1995, qu’espérait Bookchin en écrivant ce livre ? Pensait-il que le polémiste en lui réussirait à exorciser son propre passé ? Dans ses écrits de la fin des années 1960-70, réunis dans Au-delà de la rareté, ne s’était-il pas révélé lui-même un partisan de la contre-culture et du life-style activism ( l’activisme par le mode de vie) ? En 1972 encore, dans son article « On Spontaneity and Organization », paru dans la revue Anarchos, il affirmait que la force révolutionnaire des mouvements radicaux des sixties était due à leur caractère « profondément personnel, subjectif, existentiel et culturel »
La vraie question au sujet de ce livre est finalement posée, en postface, par son traducteur : « Comment comprendre alors cet apparent retournement : le style de vie, promu dans les années 1960, devient la cible de Bookchin des années 1990 ? » C’est, qu’entre-temps, Murray Bookchin avait pris conscience que l’émergence du post-anarchisme faisait le jeu du néo-libéralisme et se comportait en fossoyeur de l’anarchisme social.
En effet, depuis les années 1970-80, la pensée libertaire anglo-américaine a subi l’influence de la philosophie déconstructiviste de Michel Foucault qui, « dans la mesure où elle exclut toute possibilité effective de révolution sociale » (p. 24), implique de facto la disparition de l’anarchisme sous ses formes communiste ou socialiste.
Bookchin étaye sa critique à partir de l’anarchisme ésotérico-syncrétiste d’Hakim Bey et du primitivisme non-autoritaire de John Zerzan. En 1995, il n'était pas en mesure de prendre en compte d’importants théoriciens ultérieurs du post-anarchisme américain comme Saul Newman ou Lewis Call.
Les TAZ (zones autonomes temporaires) d’Hakim Bey sont des associations d’intersubjectivités s’auto-persuadant vivre des situations existentielles libérées de toute emprise étatique et institutionnelle. Le personnage d’Hakim Bey permet à Murray Bookchin d’intégrer le lifestyle anarchism dans le mouvement new age. Ce parallélisme est d’autant plus signifiant si l’on rappelle – ce que n’a pas fait Bookchin – que le new age a été fortement influencé par les idées de la théosophe Annie Besant, militante féministe de la Fabian Society (cette société fabienne dont le 1984 d’Orwell est une illustration dystopique).
Pour Bookchin, l’anarchisme existentiel a participé à la transformation libérale-libertaire de l’éthique capitaliste et fourni les éléments fondamentaux de la superstructure idéologique post-moderne. La théorie déconstructiviste a contribué à légitimer la marchandisation du monde et son artificialisation : « Des milliers de prétendus anarchistes, renonçant au caractère essentiellement social de l’anarchisme, ont fini par adopter le personnalisme yuppie et new age typique de notre époque décadente et bourgeoise » (p.10).
En incitant à la déconstruction des valeurs sociales normatives, le post-anarchisme a suscité des convergences conceptuelles avec le capitalisme néo-libéral qui, au nom de la réalité consommatrice marchande, avait choisi de s’affranchir de l’illusion constructiviste de l’ancien monde industriel.
En 1999, Bookchin annoncera sa rupture définitive avec l’anarchisme contemporain. Avait-il envisagé ce processus de mainmise terrorisante sur la pensée anarchiste, l’imposition de la dés-identification permanente comme seul acte révolutionnaire contre la domination ? Cette kénose post-anarchiste de la dissolution de soi est une modalité de la dépossession capitalistique de l’être. Avec le changement de paradigme opéré par le post-anarchisme, avait disparu l’aura – au sens benjaminien – de l’anarchisme historique.
Alain Santacreu
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