Ce que disait Emmanuel Goldstein
lundi, 27 juin 2022
Si la guerre civile espagnole, à laquelle il a consacré son récit Hommage à la Catalogne (1938), est la principale source d’inspiration des romans les plus connus d’Orwell : La ferme des animaux (1945) et 1984 (1949), il faut leur adjoindre un petit essai très peu connu et qui constitue avec eux une sorte de triptyque politique orwellien : Le lion et la licorne, publié en 1941, où Orwell prône un patriotisme révolutionnaire affirmant qu’il faut gagner la guerre contre Hitler pour faire la révolution sociale et réciproquement : il faut faire la révolution pour gagner la guerre. C’était la même logique qu’avaient adoptée les révolutionnaires espagnols, anarchistes et poumistes, dans leur combat contre le fascisme.
Orwell prend conscience de ce qu’il nommera, dans 1984, "collectivisme oligarchique", à partir de la conférence de Téhéran (décembre 1943), qui sera suivie de celles de Yalta (février 1945) et de Potsdam (août 1945). Le "collectivisme oligarchique" est un système bifide capitaliste et socialiste à la fois, caractérisé par la collectivisation de l’économie et par la mainmise d’une nouvelle classe bureaucratique d’État.
On le sait, le monde imaginé par Orwell dans 1984 comprend trois super-États (Océania, Eurasia et Estasia), correspondant aux superpuissances historiques représentées, lors de ces conférences par Roosevelt, Churchill et Staline. Cette nouvelle Sainte-Alliance, qui ouvre l’ère postmoderne, se répartit les tâches contre les mouvements révolutionnaires qui pourraient survenir dans le monde qu’ils se sont partagés (la "guerre froide" ne sera qu'un leurre idéologique). Devant la détermination commune des grandes puissances oligarchiques pour s’opposer à toute révolution sociale, Orwell comprend que l'émancipation des peuples qu’il espérait dans Le lion et la licorne a été définitivement annihilée.
Le régime du "spectaculaire intégré", pour parler comme Debord, en vigueur dans les trois super-États, est décrit dans 1984 par l’intermédiaire du samizdat d’Emmanuel Goldstein, le dissident subversif, intitulé Théorie et pratique du collectivisme oligarchique. Au sommet de la pyramide se trouve Big Brother dont dépend tout succès, toute connaissance, tout bonheur, toute vertu. Mais, comme il n’est ni tout-puissant ni infaillible, il lui faut continuellement modifier le passé pour assurer son pouvoir. L’histoire doit être continuellement réécrite, dans une succession de négations de la mémoire : « Qui contrôle le passé, contrôle l’avenir ! », clame un slogan de la propagande gouvernementale. La falsification quotidienne de l’histoire est aussi nécessaire à la stabilité du régime que la répression et le contrôle policier. L’histoire s’est arrêtée. Le mensonge a été érigé en vérité.
Ce que disait Emmanuel Goldstein advient aujourd'hui dans notre société : la particularité "sataniste" (chtonienne) du collectivisme oligarchique enraye toute possibilité d'un retour de balancier social car les soulèvements sont immédiatement écrasés par l'État policier et aussitôt placés sous contrôle de l’ingénierie technoscientifique des mentalités.
Alain Santacreu
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