Approche de mal radical (transcription).
samedi, 03 décembre 2022
L'apôtre Jean et Marcion (au visage effacé)
peinture sur vélin, xie siècle
Je mets en ligne la transcription de la vidéo "Approche du mal radical" à laquelle j'ai ajouté un court paragraphe de quelques lignes sur le dévoilement actuel des temps apocalyptiques.
Approche du Mal radical
Celui qui se propose de mesurer le mal en l’homme ne doit pas l’aborder de façon abstraite, comme le font la plupart des philosophies qui se montrent incapables de scruter les abîmes du cœur humain. Il lui faut affronter le mal dans sa chair, à travers des affects aussi concrets que l’envie ou le ressentiment, c’est-à-dire ce que les ascètes de l’ecclésia primitive, tel Évagre le Pontique, appelaient l’acédie (akèdia, en grec).
D’où vient le mal qui accable le monde ? Quelle est son origine ? Quelles sont les racines du mal ?
La conception du mal dans la civilisation occidentale se fonde sur le mythe judéo-chrétien de la Genèse. Le principe du mal y apparaît dans le paradis terrestre sous la figure du serpent (Gn III, 1-5) L’Ancien Testament ne nous nous dit pas pourquoi ce serpent se trouve là. S’il est écrit que « le serpent était le plus rusé de tous les animaux que Yahvé Dieu avait faits », il n’est pas précisé d’où lui vient cette ruse : lui aurait-elle été transmise par son propre créateur ? Mais alors, cela accréditerait un ratage de la création, car si elle avait été parfaite, comment le mal aurait pu s’y immiscer ? On connaît la réponse des théologiens et de l’argument du « libre arbitre ». Cela signifie, disent-ils, qu’un Dieu Très Bon et Très Juste aurait donné par amour la liberté à l’homme de choisir le Mal plutôt que le Bien. On peut se demander si ce type d’amour ne serait pas plutôt une forme subtile de perversion.
Bien que la question du libre arbitre ne soit pas ici notre propos, il fallait cependant la poser tout de suite, puisqu’elle induit la réponse de la « doxa » canonique de l’Église catholique au problème du mal. On ne s’étonnera pas de l’origine augustinienne de ce concept : Augustin l’ayant inventé (dans son traité De libero arbitrio) pour répondre à la notion de mal absolu du manichéisme auquel il avait longtemps adhéré avant sa conversion au catholicisme.
Quant au paradigme philosophique de la création (i.e. la conception selon laquelle l’existence de l’univers dépendrait de l’opération d’un agent transcendant extérieur) il semble avoir été totalement épuisé par la critique philosophique moderne de la métaphysique, mais il n’en demeure pas moins que la notion du mal, dont la cause intrinsèque serait due à l’action humaine, est un legs de la théologie catholique à la modernité.
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Mais revenons au principe biblique du mal. Nous le retrouvons, sous la dénomination de Satan, dans le livre de Job : « Le jour où les Fils de Dieu venaient se présenter devant Yahvé, le Satan aussi s’avançait parmi eux. » (Job, I, 6-12). On assiste alors à un dialogue entre Yahvé et Satan où ce dernier obtient la permission de persécuter Job pour éprouver sa piété.
La Bible de Jérusalem traduit par « Fils de Dieu » l’expression « Fils d’Elohim » qu’André Chouraqui a rétabli dans sa traduction : « C’est le jour où les fils d’Elohim viennent se poster devant Yhwh. »
Distinguons tout de suite les mots Elohim et Yhwh car c’est le point crucial de la Genèse. Le Dieu de la création en sept jours est un pluriel, « Elohim », traduits par « les dieux » dans la Bible de Jérusalem, qui désigne un singulier (on devrait ainsi traduire littéralement : « Les Elohim, il a créé, etc… »).
Au livre II de la Genèse, intervient un personnage au nom composé : Yhwh-Elohim. Le nom tétragrammique Yhwh n’apparaîtra seul, pour la première fois, que par la bouche d’Ève après l’expulsion du paradis lorsque, enfantant Caïn, elle déclare : « J’ai acquis un homme de part Yhwh (Gn IV, 1-2, Bible de Jérusalem), chez Chouraqui cela donne : « J’ai eu un homme avec Yhwh ».
Disons sans plus tarder que les Elohim représentent l’ensemble des forces créatrices existentielles, tandis que le tétragramme Yhwh représente le Dieu Unique ineffable.
À la question de l’être : Qui a créé Cela ? (Mi bara Eleh) on ne peut répondre, commente le Zohar, que par la fusion de « Eleh » (Ceux-là) dans « Mi » (Qui ?)
De cette distinction entre Élohim et Yhwh découlent en quelque sorte une double création de l’homme : la première, que l’on pourrait appeler élohimiste, à lieu le sixième jour (« Il les créa mâle et femelle ») la deuxième, que l’on pourrait appeler yahwiste, se déroule dans le jardin d’Eden, où l’homme est d’abord seul mais auquel Yhwh adjoint par la suite une compagne. L’homme, comme tous les étants, serait donc le produit d’un système dynamique composé de deux pôles antagonistes, élohimiste et yahwiste, dont l’un s’actualise par expansion centrifuge (Élohim) et l’autre se potentialise par une concentration centripète (Yhwh).
Cette double création évoquera pour certains l’acte du tsim-tsoum de la Kabbale juive lourianique, si on la rapporte à la « création ex nihilo » jusdéo-chrétienne car on peut se demander d’où vient ce néant à partir duquel surgit la création ? Ce serait la kénose de l’Incréé qui aurait donné lieu à la manifestation. Ainsi, c’est l’événement qui précède la création (ce que nous pourrions appeler le « néant donné ») qui permet la création ex nihilo. Cette kénose ne désigne pas la concentration de Dieu en un point mais son retrait loin d’un point. Or, en s’éloignant indéfiniment de ce point, ce Dieu devient étranger à la création qu’il a rendu possible. Il fait place au monde en ouvrant, en l’intérieur de lui-même un espace mystique néantiel duquel il se retire.
Ce qu’il nous faut comprendre c’est que la double création dont il est question dans la Genèse ne tient pas compte de l’effacement de ce Dieu qui devient de plus en plus étranger à la création au fur et à mesure qu’il s’éloigne de ce point créationnel. Par conséquent ni Elohim ni Yhwh ne doivent être confondus avec ce « Dieu étranger » que dans l’histoire du christianisme seul Marcion semble avoir reconnu, à l’encontre des premiers Pères de l’Église. En réalité, ce que j’appelle ici « point créationnel » est une tangente, un point de contact entre l’incréé et le créé. C’est-à-dire que ce point ne donne pas lieu au cosmos par expansion, il demeure éternellement un point médiateur, un metaxu, un intermédiaire, entre ce monde et ce que les paroles du Christ définissent comme « le royaume qui n’est pas de ce monde » : Vous êtes de ce monde et je ne suis pas de ce monde. – Jean 8, 23.
L’Être ne concerne que la création, il désigne la totalité de ce qui est.
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La question que nous posons ici n’est pas : D’où vient l’Étre ? À cette question que pourrions-nous répondre, sinon comme Emmanuel Kant : « Cela est. » La question que nous posons est : Pourquoi le Mal est-il dans l’Être ? Question à laquelle s’en adjoint une autre qui est consécutive : Pourquoi l’Être s’est-il manifesté ?
Les hérésies dualistes chrétiennes, qui traversèrent le premier millénaire en Occident pour disparaître, aux XIIIesiècle, après la croisade contre les Albigeois, sont imprégnées peu ou prou par la vision marcionnite. L’importance de Marcion est très grande, non seulement parce que le catholicisme, volens nolens, s’est érigé contre lui (le Contre Marcion de Tertulien en est l’exemple) mais aussi parce qu’il a été le seul penseur dans la chrétienté à avoir osé affirmer que la divinité qui délivre du monde n’a rien à voir avec lui, ni avec la cosmologie ni aucune téléologie cosmique.
Marcion établit une distinction absolue entre le Dieu de l’Évangile, le Dieu de la foi, et le Dieu de la Torah, le Dieu de la loi. Ce dernier est le créateur d’un monde nécessairement imparfait, alors que le Dieu « étranger », qui par son éloignement primordial n’a rien à voir avec le monde en devient son Rédempteur par sa grâce gratuitement donnée (gratia gratis data). De là découle la transvaluation gnostique d’un christianisme pur. L’antagonisme paulinien de la loi et de la foi, repris par Marcion, donne lieu au contraste antithétique entre, d’un côté, la justice punitive et cruelle du Dieu législateur vétérotestamentaire et, de l’autre, l’amour miséricordieux, totalement gratuit du Christ de l’Évangile. Le Christ est absolument étranger au monde et à la question de savoir de quoi Il vient nous sauver, il nous faut répondre : Il nous sauve de la création et il nous délivre de l’emprise que le Dieu créateur exerce sur ses créatures : le Christ nous délivre de nous-mêmes.
Dans le Nouveau Testament, Jésus-Christ, s’adressant aux juifs dans l’évangile de Jean (Jn, VIII, 44), nomme le Principe du mal « diable » et « menteur et père du mensonge » : « Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et mère du mensonge. »
Même si Marcion semble reprendre un dualisme qui, issu de l’ancienne Perse, avait ressurgi à son époque : Ahriman et Ormuzd, le mauvais et le bon principe, le premier désigné comme le créateur et le second comme le rédempteur du monde, on ne confondra pas le Dieu de Marcion avec l’Ahriman perse : le Dieu de l’Ancien testament n’est pas le principe du mal et c’est pour cela que Marcion laisse subsister Satan auprès de lui, suivant en cela la tradition où Satan est caractérisé comme un « fils d’Elohim », comme nous l’avons déjà vu dans Job, I, 6-12.
On le voit, si le principe du mal apparaît nommément dans les textes testamentaires sous les figures du serpent, de Satan et du diable, son origine demeure assez énigmatique. Pour partir à la recherche de la généalogie du Mal radical, il nous faut envisager les deux notions les plus caractéristiques du christianisme primitif : l’agapè et l’akédia.
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Dans la seconde moitié du IVe siècle, une spiritualité mystique inspirée d’Origène se répandit dans le désert d’Égypte parmi les moines solitaires, les anachorètes. Évagre le Pontique, qui en fut le principal représentant, a décrit et analysé la notion d’akèdia dans de nombreux passages de son œuvre.
L’anthropologie origénienne reprend les trois éléments traditionnels constitutifs de l’homme : l’esprit, pneuma, l’âme, psychè, et le corps, somâ. Pour Origène, la psychè est une conséquence de la chute originelle et, qu’en tant que siège de la pensée réflexive, elle est l’acédie elle-même. Selon lui, l’origine du mal est précosmique et l’acte acédiaste peut être assimilé à l’acte de la création du monde.
Dans son Traité des Principes, Origène distingue entre la préexistence des âmes et le monde créé. Durant ce qu’il appelle la préexistence, les âmes étaient spirituelles et s’absorbaient dans la contemplation de Dieu. Ce n’est qu’après la faute originelle qu’elles vont se différencier dans l’univers de la création existentielle, pour devenir anges, hommes ou démons. À la tête des hordes démoniaques se trouve Satan, le Diable, le Malin, en qui Origène voit le « Principe du mal ». La chute précosmique s’est donc produite au cours de la préexistence. En quoi consiste cette faute originelle qui est la racine du mal ? Elle serait due à la satiété de la contemplation divine. Le latin satietas traduit le terme grec koros, qui signifie non seulement la satiété et le dégoût mais aussi l’orgueil. koros et satietas expriment le dégoût de la contemplation et du spirituel. Origène assimile donc l’émergence du mal à une acédie s’étant produite lors la préexistence et qui aurait « provoqué » la création du monde, du cosmos.
À l’image de l’intelligence sataniste préexistante, l’anachorète du désert atteint d’acédie cesse de rendre grâce à Dieu (eucharistia) et tombe dans l’acharistia : il éprouve de « l’aversion pour le lieu où il est ».
Les Pères du désert dans leurs Apophtegmes ont caractérisé l’akèdia sous les traits effrayants du démon méridien qui assaille les ermites lorsque, le soleil étant au zénith, à Midi, la chaleur devient accablante.
Origène a étudié l’acédie à travers la passion même du Christ. Dans une de ses homélies sur Luc, il donne une interprétation étonnante de la tentation christique, faisant référence à trois dimensions dont aucune n’a été citée dans les évangiles : le sommeil (hypnos), la lâcheté (deilia) et l’acédie (akèdia). À part Évagre, cette homélie d’Origène sur la tentation « acédiaste » du Christ ne fut jamais reprise, ni par les écrivains du christianisme primitif ni par aucun des docteurs des Église chrétiennes d’Occident ni d’Orient.
C’est lors de son agonie à Gethsémani que Jésus doit affronter le démon de l’akèdia. Cet épisode se déroule immédiatement après la Cène où le Christ, par le lien eucharistique, a donné naissance à son Église. Il peut sembler étrange que ce soit à propos de Gethsémani que l’Évangile parle d’agonie et non, plutôt, lors de la mort du Christ sur la Croix. L’agonie de Gethsémani représente le moment crucial de la lutte ascétique du Christ contre l’akèdia.
L’épisode est relaté dans les évangiles synoptiques (Chez Mc 14, 32-42 ; Lc 22, 39-46 ; Mt 30-46. Par contre, Jean ne fait aucune allusion à l’agonie du Christ, il signale simplement, qu’après le repas pascal, Jésus et ses disciples allèrent dans un jardin « de l’autre côté du torrent du Cédron » (Jn 18, 1). Voici le récit de Marc : « Ils parviennent à un domaine du nom de Gethsémani, et il dit à ses disciples : "Restez ici tandis que je prierai." Puis il prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il commença à ressentir effroi et angoisse. Et il leur dit : "Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez." Étant allé un peu plus loin, il tombait à terre, et il priait pour que, s'il était possible, cette heure passât loin de lui. Et il disait : "Abba (Père) ! tout t'est possible : éloigne de moi cette coupe ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux !" Il vient et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : "Simon, tu dors ? Tu n'as pas eu la force de veiller une heure ? Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l'esprit est ardent, mais la chair est faible." Puis il s'en alla de nouveau et pria, en disant les mêmes paroles. De nouveau il vint et les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis ; et ils ne savaient que lui répondre. Une troisième fois il vient et leur dit : "Désormais vous pouvez dormir et vous reposer. C'en est fait. L'heure est venue : voici que le Fils de l'homme va être livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici que celui qui me livre est tout proche. »
Les trois versions sont très proches et ne divergent que sur quelques points de détails. Dans chacune d’entre elles, on retrouve la même exhortation que Jésus adresse à ses disciples : « Veillez et priez pour ne pas tomber dans la tentation. » Dans Marc et Mathieu, il la profère au moment où il les découvre endormis. Chez Luc, elle intervient dès l’ouverture du récit, à l’arrivée dans le jardin des Oliviers.
Quelle tentation s’agit-il de vaincre par la vigilance et la prière ?
La vigilance, la nèpsis grecque, est la posture juste du croyant face à Dieu, c’est-à-dire face à l’agapè (car « Dieu est amour (agapè) », proclame l’apôtre Jean (1 Jn 4, 8) dans une formule essentielle, véritable énoncé fondateur du christianisme.) La vigilance se définit par opposition au sommeil (hypnos). Le sommeil est la tentation qu’il s’agit de conjurer.
Quel est le sens de ce sommeil, de cette torpeur irrépressible qui, malgré son exhortation, s’abat d’une manière incompréhensible sur les disciples du Christ, à Gethsémani ?
Auparavant, dans le récit de la Transfiguration par Luc, le symptôme du sommeil origénien s’est déjà abattu sur les mêmes apôtres : Jésus, « prenant avec lui Pierre, Jean et Jacques, gravit la montagne pour prier ». Le Christ nous est ici présenté dans toute sa gloire agapique : « Et il advint, comme il priait, que l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement, d’une blancheur fulgurante. » Cependant les trois disciples ne peuvent s’apercevoir de cette métamorphose – ni assister à l’apparition de Moïse et d’Élie – car « Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ».
Les disciples succombent à la tentation du sommeil durant la prière de Jésus. Ce sommeil est aussi lâcheté puisqu’il s’apparente à un abandon. Ces deux éléments du tryptique origénien sont les symptômes précis qui dévoilent la mystérieuse tentation christique de l’akèdia.
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Simone Weil dans La pesanteur et la grâce écrit que « l’attention, à son plus haut degré est la même chose que la prière. L’attention suppose la foi et l’amour », dit-elle. L’akédia est provoqué par un manque d’attention. La faute originelle, le principe du mal absolu se trouve dans la survenue d’un moment d’inattention venu interrompre la prière, la contemplation de de Dieu qui est amour.
Satan, comme plus tard les apôtres, s’est endormi. Cela parait bien futile que le monde ait été créé dans un moment d’inattention, et pourtant sans ce manquement à la prière, le monde n’existerait pas.
Dans ses concepts fondamentaux de la métaphysique Heidegger présente l’ennui comme une « tonalité fondamentale » de l’être humain au sens musical du terme. L’ennui, n’est pas moral, il est le mal en tant principe de déséquilibre. L’ennui est le mot que la philosophie existentialiste a donné à l’acédie. Le mal est le principe de déliaison qui nous rend l’amour étranger. L’akèdia est la déliaison avec l’agapè. La notion d’agapè est inséparable de la notion d’akèdia.
L’amour que les ascètes allaient chercher au désert, l’agapè, exigeait la rupture du lien d’amour qui unit les hommes dans le monde. Les anachorètes osaient mettre en corrélation la parole radicale du Christ, « Vous, vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde » et aussi avec sa mystérieuse instruction à la « haine » de l’amour humain : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». La fuite du monde signifie le choix irrévocable de l’agapè contre les formes mondaines de l’amour.
On peut considérer que le mot agapè est une invention paulinienne. Son acte de naissance se découvre dans la première lettre aux Corinthiens : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’agapè, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’agapè, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si le n’ai pas l’agapè, cela ne me sert de rien. »
Comme l’a magistralement démontré Anders Nygren, dans son livre Éros et Agapè, l’agapè est la notion fondamentale du christianisme,. L’irruption de l’amour chrétien dans le monde, provoqua une « transformation de toutes les valeurs antiques », pour reprendre l’expression de Nietzsche. En effet, l’agapè s’invente dans un monde qui a déjà reçu l’empreinte de la conception grecque de l’amour, avec ses deux principales variations d’éros et de philia qui en sont ses expressions charnelle et sentimentale.
Le mot éros n’est jamais employé dans le Nouveau Testament. Il y a entre éros et agapè une antinomie de nature. Tandis que l’amour érotique est conditionné par la valeur de la personne qui en est l’objet, l’amour agapique est entièrement spontané. L’agapè chrétienne n’est pas déterminée par la valeur qu’elle reconnaît à son objet, elle est créatrice de cette valeur. Dieu n’aime pas la personne selon la valeur qu’il lui reconnaît : il crée sa valeur en l’aimant. L’homme ne vaut que par Dieu. L’amour chrétien est absolument gratuit.
Nous avons vu que l’akèdia survenait toujours à l’instant crucial où, dans la prière, allait s’établir la communion entre le moine et l’agapè. Dans la Nouvelle Alliance, l’amour de Dieu ne correspond plus à la justice distributrice qui punit le pêcheur et récompense le juste mais par l’amour qui donne sans distinction.
Dans l’anthropologie spirituelle des Pères du christianisme primitif, l’ensemble du corps et de l’âme forme une unité indivisible, dont les deux composantes sont irréductibles l’une à l’autre. L’être humain est « corps et âme » par nature. Si, pour l’anthropologie bio-psychique, l’homme est ontologiquement achevé en naissant, l’anthropologie spirituelle considère que l’homme peut être tissé d’une troisième substance : l’esprit. L’esprit est aussi réel que l’âme et le corps mais, sans eux, il ne pourrait se manifester ici-bas. Encore faut-il que l’âme et le corps soient purifiés afin de le recevoir et que, par sa présence, il transforme l’être bio-psychique en une nouvelle unité, celle de l’homme achevé, le téleios d’Origène ou le gnôstikos d’Évagre. L’anthropologie tripartite des anciens Pères affirme qu’à la naissance, contrairement au corps et à l’âme, l’esprit n’existe pas en acte mais de manière virtuelle. Pour parvenir à son accomplissement, l’homme doit naître une deuxième fois. Les chrétiens parlent ainsi d’une « seconde naissance » qui s’opère par la « grâce » de Dieu, lorsque l’homme lui ouvre son cœur. Jésus l’explique à Nicodème, un docteur de la loi : « À moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu » Selon Paul, cette seconde naissance est conversion et changement de vie : « Il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l’Homme Nouveau. »
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