"Mausolée des intellectuels" de Mehdi Belhaj Kacem
dimanche, 18 décembre 2022
Mehdi Belhaj Kacem
Mausolée des intellectuels
Fiat Lux
191 pages, 20 €
Tout conspirationniste intègre doit lire impérativement Mausolée des intellectuels de Mehdi Belhaj Kacem : ce livre sera pour le 21e siècle, ce que La Trahison des clercs avait été pour le 20e siècle. Dans son célèbre ouvrage, Julien Benda dénonçait l’allégeance des intellectuels aux totalitarismes modernes : le soviétisme, le fascisme et le nazisme ; dans le sien, Mehdi Belhaj Kacem dénonce la synthèse postmoderne de ces trois totalitarismes : le fascisme oligarchique davosien, celui que George Orwell avait nommé le « collectivisme oligarchique ».
L’apocalypse de notre temps n’est pas dialectisable : entre la lumière et les ténèbres, il n’y a pas de troisième terme possible. Belhaj Kacem reprend cette constatation à ses amis les gilets jaunes constituants : il n’y a pas « trois côtés de la barricade », nous nous trouvons d’un côté ou de l’autre. Les intellectuels, ces petits « tyranneaux » serviles du pouvoir, pour reprendre le mot de La Boétie, sont ici mis au banc des accusés, sous la figure d’Alain Badiou, ubuesque parangon. L'auteur assène une gifle magistrale à cet odieux Badiou négationniste, une des grandes baudruches de cette alma mater outrageusement colonisée, tout au long du 20e siècle, par le marxisme dogmatique d’obédience lénino-stalinienne ou maoïste. La baudruche Badiou se dégonfle sous nos yeux, sous la verve épistolière de Mehdi Belhaj Kacem.
On lira ci-dessous la superbe recension de Julien Bielka sur cet ouvrage qui fera date.
Le partage des eaux
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JULIEN BIELKA
Hölderlin avait raison : « on peut tomber dans la hauteur, comme on peut tomber dans la profondeur ». Pas besoin, en effet, des joujoux aérospatiaux d’Elon Musk pour se satelliter loin du réel, nos intellectuels médiatiques l’ont une fois de plus prouvé lors de ces dernières années ! Sanction icarienne : se retrouver claqué au sol, pour l’éternité. Voici l’argument, limpide, imparable, du Mausolée des Intellectuels, titre du dernier ouvrage de Mehdi Belhaj Kacem, ouvrage virulent qui risque de faire date dans l’histoire de l’entre-soi malodorant des intellectuels-collabos (une quasi-redondance, en 2022). Dans ce qui était à l’origine une lettre ouverte à Alain Badiou, Mehdi Belhaj Kacem réhabilite l’art de la missive (mot qui sonne comme missile, en l’occurrence à longue portée) pour « rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité » (Debord). Finis, les propos timides et compassés, le pas de vagues, le souci de respectabilité : il faut redevenir féroce et ne pas hésiter à y aller franco de port dans l’invective, l’ad hominem, tout en donnant au lecteur des outils conceptuels et des arguments pour lutter contre l’ordre établi – en l’occurrence, ses sbires et ses laquais. Même – et surtout – s’ils se proclament intellectuels, avec ce que cela devrait impliquer de responsabilité.
Le mot « intellectuel » recouvre plusieurs définitions. Sous un angle technique (« où l’intelligence a une part prédominante ou excessive »), il est alors synonyme de « cérébral ». Sociologique (« dont la vie est consacrée aux activités intellectuelles »), sa définition manque de pertinence pour appréhender la crise de la notion - qui fait l’objet de ce Mausolée. Être intellectuel renvoie avant tout à une position éthique et politique, celle du courage de la vérité et de la lutte contre l’injustice (rappelons que le mot « intellectuel » est né durant l’affaire Dreyfus). « Le rayonnement de l’esprit est une force politique. Voltaire, Zola, Sartre pèsent de leur nom d’écrivain dans les affaires publiques » (Jean-François Lyotard). Avoir le courage de la vérité (la parrhesia, littéralement le « tout dire » des Grecs, le complotisme actuel), lutter contre l’injustice, et pas : complaire au pouvoir, alimenter le narratif officiel. Voyons voir ce qu’il en est, en 2022.
Que se passe-t-il depuis bientôt trois ans ? Une offensive sans précédent (car planétaire) contre les peuples du monde. Un feu d’artifice de mensonges, de corruption, d’abus de pouvoir. Entre les mesures liberticides et meurtrières (les « confinements » d’un autre âge, aux effets désastreux), les transferts de richesse obscènes (qui s’est grassement enrichi depuis 2020 ? les GAFAM, les grands patrons), son corollaire la paupérisation de la majeure partie de la population, le contrôle renforcé (pensons au « passe sanitaire » de sinistre mémoire, au mépris du consentement libre et éclairé comme du secret médical), le bourrage de crâne médiatique (il nous faudrait un poète à la Ezra Pound pour écrire les Cantos du Covid, tant ce vortex fut vertigineux, incontrôlable) , la diabolisation de tout discours s’écartant du récit officiel (merci à tous les fact checkers-défakers généreusement subventionnés), les injonctions contradictoires en haut débit (ou comment rendre les gens complètement cinglés), la maltraitance, inhumaine, sadique, des enfants et des vieux, la santé mentale en lambeaux de la plupart des jeunes, les suicides, les soignants suspendus dans le vide, j’arrête là car la liste de ces mesures de guerre (destinées à masquer une crise économique sans précédent et un redécoupage géopolitique du monde, avec tout ce que cela implique en termes de contrôle des populations) est longue et j’ai déjà le cœur au bord des lèvres. Ce n’est pas, cela saute aux yeux, un simple « serrage de vis » (cet euphémisme un peu décevant est de Quintane), mais bel et bien une boucherie. Evidemment, rien de sanitaire (l’État et les multinationales se soucient de notre santé ? Ah tiens)[1]. Qui a trinqué ? Comme d’habitude, les pauvres, les précaires, les suicidés de la société.
Là où l’on aurait logiquement attendu, de la part des intellectuels, des prises de positions lucides et courageuses, qu’a-t-on vu ? Dans la grande majorité des cas, lâches et carriéristes, ils ont préféré rester muets (par peur de ne plus pouvoir passer sur les plateaux télé, de ne plus pouvoir publier, d’être ostracisé – peur qui peut en effet se justifier vu le traitement réservé aux voix divergentes). D’autres ont préféré aller plus loin dans le déshonneur (le déshonneur des intellectuels, pour pasticher le titre d’un pamphlet de Benjamin Péret) et servir la soupe du gouvernement, de l’OMS, de Bill Gates, du WEC, des médias mainstream, en un mot : de l’oligarchie (politique, financière, médiatique, sanitaire – on ne peut désormais plus les envisager séparément) en approuvant toutes leurs mesures prétendument sanitaires, voire en en demandant de plus strictes ! Baltringues. Encore plus de confinements (Facile de se confiner dans 100 mètres carrés à Port-Royal, un peu moins dans un HLM du 93 ou dans une chambre de bonne) ! Plus de masques, même pour les enfants, tant pis s’ils en deviennent traumatisés et demeurés ! Plus de QR codes ! Plus de flicage ! Cinquième dose pour tout le monde, et goulag pour les autres, tant pis pour les effets secondaires ! Qu’on laisse nos anciens crever dans la solitude ! Qu’on les y aide un peu avec le rivotril ! Allez, la musique.
Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes
Parce que Messieurs quand on le laisse seul
Le monde mental
Messssieurs
N'est pas du tout brillant
Et sitôt qu'il est seul
Travaille arbitrairement
S'érigeant pour soi-même
Et soi-disant généreusement en l'honneur des travailleurs du bâtiment
Un auto-monument
Répétons-le Messssssieurs
Quand on le laisse seul
Le monde mental
Ment
Monumentalement.
(Jacques Prévert)
De la part de gros vendus comme Enthoven (grand bourgeois médiatique moralisateur, toujours du bon côté du manche), rien d’étonnant : ils servent leurs maîtres. Mais venant de Résistants Majeurs, de Révolutionnaires Prolétariens comme Badiou, Zizek, Rancière, Lordon et toute la clique radical-chic, c’est tout de suite plus comique : ces idiots utiles du Capital moribond n’en ont rien à battre du peuple réel. Badiou, qui s’en prend logiquement plein la terrine dans cet essai, avait pourtant forgé dans son libelle sur Sarkozy un concept amusant : le pétainisme transcendantal. L’ex-maoïste non-repenti (« mieux vaut un désastre qu’un désêtre », dixit), qui se pâmerait dans la Chine du « zéro covid »... Bravo champion, c’est toi qui l’illustres le mieux, désormais. De Mao à Macron, avec appel du pied à Bill Gates, c’est un sans faute. Le cas Badiou est paradigmatique (l’universitaire bourgeois – pléonasme – donneur de leçons de radicalité à un peuple qu’il ne connaît que par ouï-dire mass-médiatiques, tout en « oubliant » de nous préciser quelle place il occupe dans le champ intellectuel, comment il vit, combien il gagne, quels sont ses conflits d’intérêt), mais il est loin d’être isolé. Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage le plus jubilatoire du livre, inspiré des « Grandes têtes molles » de Lautréamont :
“Badiou, la-Vertu-Incarnée (comme un ongle)”;
“Zizek, le lénino-lacanien-de-CNN”;
“Rancière, la Barbara-Cartland-de-l’universitaire-de-gauche";
“Lordon, le spinoziste-psychorigide”;
“Lagasnerie, le VRP-de-Soros”;
“Onfray, la philosophie-dans-le-comptoir”;
“BHL, l’atlantiste-génocidaire”;
“Enthoven, le playboy-acéphale”;
“Milner, le linguiste-à-lapsus”;
“Chomsky, le linguiste-cacochyme”;
"Balibar, le coco-loco”;
“Paul Preciado, l'euthanasiste-chic" (…)
Wall of shame non-exhaustif : il y a encore beaucoup de place dans le gros intestin du Père Ubu (Meillassoux pourra toujours faire passer son silence pour du debordisme, personne n’est dupe). Voilà cependant comment tous se souviendront de ces guignols infatués, Trissotins-collabos malencontreusement agités. Il fallait un penseur libre et indépendant, lecteur passionné de Debord et d’Artaud comme Mehdi Belhaj Kacem pour leur dire qu’ils étaient à poil, qu’on voyait clair dans leur jeu et que non, ça n’allait pas passer inaperçu. Dans un souverain mépris des conséquences, Mehdi Belhaj Kacem cite les noms, renouant avec une certaine tradition (surréaliste, situationniste) de la lettre d’injure. « J’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine », écrivait le Aragon surréaliste. Goût du saccage, jeu de massacre libérateur. De toute façon, ces gens-là n’existent plus. Il n’y a à en attendre que de l’exécrable et du risible. Ils se sont déshonorés et se déshonoreront encore, jusqu’à l’extase : partage des eaux.
Tout est à reconstruire, sans eux et le plus loin possible d’eux : cela commence, ici et maintenant.
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[1] Sous le capitalisme « néo-libéral » en crise, on pourrait dire que l’État en fait à la fois beaucoup trop (en termes d’autoritarisme, de biopolitique, le durcissement de la « société de contrôle » saute aux yeux et trouve dans le capitalisme bureaucratique d’État à la chinoise une nouvelle jeunesse) et pas assez (destruction programmée des services publics, et dans le cas qui nous intéresse : fermeture de milliers de lits d’hôpitaux, prenez un doliprane et au lit). L’État et les gangs mafieux du Capital en faillite se foutent des surnuméraires, des pauvres, des fragiles, des réfractaires - qu’ils ont pour but d’asservir, de diviser, de réprimer, d’exterminer, d’anéantir. Ce n’est pas de l’incurie mais de la logique directe, quand la situation a tout pour devenir explosive.
(Une première version de cette recension est d'abord parue sur le site Observatoire situationniste.)
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