Basquin lit Sollers
vendredi, 19 janvier 2024
H, une machine de libération
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Guillaume Basquin
« À de telles heures hommes et choses se comportent
comme ces accessoires et ces mannequins en moelle de sureau
qu’on place dans une boîte d’étain, que le frottement du verre électrise
et qui, à chaque mouvement, prennent les uns par rapport aux autres
les positions les plus inattendues. »
Walter Benjamin, Hachisch à Marseille
Je me souviens encore de ma première lecture de H, le livre « mal aimé » de Philippe Sollers : j’en avais entendu parler comme d’un livre mythique, inquiétant, intimidant même, dont le titre était un mélange de haschisch, hache (l’outil pour écrire enfin à coups de marteau), hydrogène, bombe du même nom, initiale de Hölderlin (qui signa certaine de ses lettres « Dein H », soit « Ton H »), et la couverture ornée d’un frontispice de Giordano Bruno, premier théoricien d’un monde infini et sans centre assignable, Figura Intellectus. Cette première lecture eut lieu en plein air, sur une pelouse au milieu des écluses du canal de Lachine à Montréal, où je séjournais pour mon travail : rien de mieux à mon avis que le plein air pour la haute lecture ! (Nous laissons aux fonctionnaires des lettres la lecture confinée…) Je me rappelle la joie alors de faire l’expérience de la lecture de cette fameuse écriture expérimentale dont j’avais tant entendu parler alors, sans l’avoir jamais pratiquée : l’absence visible de ponctuation vous forçant à ralentir et à être un lecteur proactif, avec à la clé un sentiment d’ivresse très particulier : vous lisez et vous devenez ce tourbillon textuel, ce « ménage dans le langage ».
Relisant ce livre une deuxième fois pour écrire ce texte, ce qui me frappe maintenant, c’est l’absence totale d’illisibilité du texte : vous lisez et vous devenez ce texte-machine-textuelle : vous mettez la ponctuation vous-même sans difficultés. Sollers, très conscient des règles de bienséance littéraire qu’il enfreignait, en jouait dans son texte avec pas mal d’humour : « mais est-ce qu’on peut mettre le tout en vrac en jet continu personne ne pourra naviguer là-dedans c’est sûr la ponctuation est nécessaire la ponctuation vieux c’est la métaphysique elle-même en personne ». Et pourtant, « si tu regardes ça calmement depuis l’après-gel tassé ça te paraît lumineux évident sans obstacles » : tel est bien l’effet que fait une deuxième lecture du livre : pas de petits panneaux ralentisseurs = pas d’obstacles, lecture tout schuss. On sait par l’entremise d’un entretien avec Jacques Henric paru dans la revue artpress n°3 (première série) que l’écrivain travaillait alors avec des carnets qui lui permettaient de prendre des notes, jour et nuit, avec inscriptions au vol. Cette méthode de travail, très proche de celle de son ami Jean-Jacques Schuhl, dont il a édité quatre livres, lui permet, dans une typographie compacte et sans la moindre fissure, d’oser tous les montages, tous les collages, et toutes les collures, même les plus dissonantes, comme dans la musique qu’il déclare aimer dans ce livre, celle d’Anton Webern : « en bougeant un peu on a l’interstice pas exactement dans les yeux […] mais léger progrès chaque fois d’erreur en erreur […] véritablement progrès mais cassure un peu plus haut ou plus bas davantage moins coupure en deçà au-delà refrain ». Julia Kristeva, lors de sa célèbre lecture de ce livre (in Polylogue, Seuil, coll. « Tel Quel »), écrivait que ce texte, H, avait été « le moment où le matérialisme [avait pu] se parler » dans un déchaînement logorrhéique de toutes les pulsions. Sollers lui-même, dans un entretien avec Marc Devade paru dans la revue Peinture, cahiers théoriques au printemps 1973, confirmait ces hypothèses : « Ce qui m’intéresse ce sont des états plus enchevêtrés du langage, tout un sol logique, négatif, un surgissement, un franchissement de la division qui opère par transpositions, coupes, reports. C’est l’impossibilité d’une unité homogène, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit. C’est au fond une organisation sérielle qui tente de prendre en écharpe le maximum de condensations inconscientes, culturelles, etc. J’appelle cette forme de composition « springing » du sujet (pour la différencier du « fading » ou du « splitting »), c’est-à-dire un enchaînement — déchaînement de sauts, de fréquences, avec implication de l’énonciation dans l’énoncé comme indice de réfraction, de “passage”. » Cette lecture de circonstance, mélange d’idéologie et de praxis matérialiste, étant faite, concentrons-nous maintenant sur ce qui a été peu remarqué, et commenté, à l’époque.
Portrait du joueur
Lors de ma première lecture du livre, je découvrais tout le jeu de l’écrivain avec son patronyme de naissance ; je ne me lasse pas de relire ces passages, et de les citer : « le nom lui-même suffisait pour les exciter pourquoi parce qu’on y entend à la fois jeu joie juif jouissance par exemple ce joyaux messieurs ce joyaux que voulez-vous n’est pas une perle ou alors joyal noyau boyau aloyau ou alors sans x mais non pas joyeux joyaux avec un x comme xylophone ». Pour exister, un écrivain, comme Dieu lui-même, doit affirmer « Me voici » ; avec l’invention d’un pseudonyme, Philippe Joyaux est devenu Philippe « sollers écho du surnom d’ulysse de sollus tout entier intact ars ingénieux terrain travailleur fertile lyrae sollers science de la lyre », et il n’a plus cessé d’être mon dieu vivant des lettres, mon phare intellectuel pour naviguer dans la nuit et les tempêtes. (On me l’a régulièrement reproché, pour des raisons qui m’échappent encore…)
Lors d’une présentation du livre à la télévision française lors de sa sortie, l’interviewer (était-ce Bernard Pivot ? je n’ai pas retrouvé cette trace) avait choisi de lire un passage particulièrement abstrait et obscur pour essayer d’en (dé)montrer le supposé côté « abscons ». Joueur rusé et chinois, Sollers avait anticipé cette incompatibilité de fond entre sa littérature et le Spectacle médiatique : « en somme tu comprends j’ai écrit pour faire le vide en moi et autour de moi prendre le recul juste ça semble réussi à un point qui te fout un peu le vertige mais l’histoire en a vu d’autre ». On ne négocie pas avec le télévisuel ; on s’y montre (un peu), et on se retire dans ses terres profondes, comme Lawrence d’Arabie, après quelques salves façon guérilla : « oppose-leur ta silexualité lumineuse ils haïssent plus le libéré qu’l’agressif ». Pour être écrivain, et comme l’avait déjà dit Céline, il faut payer : « j’ai entendu les calomnies sur ton compte dis-moi mais c’est gratiné ce qu’on te passe dans tous les recoins le serpent t’en veut personnellement ». Bizarre, cette haine, quand on y pense…
Un bombardement textuel
L’écriture de H est équivalente à un bombardement par neutrons, ou mieux encore, par neutrinos solaires, ou sol-air, c’est-à-dire Soller(s). Vous ne me voulez pas croire ? Lisez mieux ; c’est-à-dire, lisez ceci : « mais celui qui vaincra n’a rien à craindre de la seconde mort d’ailleurs ils ne peuvent pas grand chose contre ma fusée sol sol sol air que celui qui a des oreilles écoute et qui sait lire doit voir le sens caché exprès pour lui reconnaître le flux éternel invisible ». Vous ne voyez rien ? n’entendez rien ? Laissez tomber…
Cette écriture percurrente permet tous les embrayages sur différents discours, toutes les variations rythmiques, toutes les bifurcations, c’est-à-dire tous les passages : « je ne peins pas l’être je peins le passage ». Pendant que la plupart des romanciers (pas de noms…) en étaient encore à promener leurs miroirs le long de chemins de campagne, Sollers travaillait, lui, dans l’atome, le neutron, la physique quantique, le quark ! « c’est pourquoi la manière d’être du nouvel intellectuel ne peut plus exister dans l’éloquence […] il sait reconnaître la filière à neutrons rapides le réacteur […] il sait vite remplacer une particule entrante par son antiparticule sortante ». Dans les années 1830, Lamartine avait écrit que l’outil de la civilisation était devenu la presse, c’est-à-dire « le journal » ; au moment où Sollers compose (plus qu’écrit) H, il est évident, à cause des informations instantanées qui se développaient alors, que c’est le télex qui a remplacé le journal, et qu’il lui fallait alors donner littérairement l’idée du télex qui débitait les news de façon continue dans une écriture qui donnerait elle-même l’illusion d’être permanente (folie d’un tel dispositif, que le texte lui-même devra dire et faire sentir) : « avec le temps il n’est pas impossible que je devienne une rotative huilée sans mobile publiant deux ou trois fois par jour les nouvelles de l’éternel non-retour ».
Mais il y a plus : on peut maintenant dire que H préparait déjà Paradis, tant c’est l’évidence : « faut surtout habituer l’ensemble à être poitrine main souffle voix foutre ambiant »… et puis, à la toute fin du livre : « l’ombre la rosée du temps dans les voix » : d’un paradis l’autre. (Rappelons ici l’incipit de Paradis, l’un des plus beaux qui soit : « voix fleur lumière écho des lumières ».)
Athéisme sexuel
Voici l’une des déclarations répétées de Sollers les plus difficiles à appréhender et déchiffrer : « Je suis un athée sexuel. » Longtemps j’ai lu Sollers sans rien comprendre à cette déclaration tonitruante ; et puis c’est l’écrivain Thomas A. Ravier, dans un texte encore inédit en version intégrale, « MC Sollers » (in Je lisais, ne vous déplaise, à paraître en 2024 chez Tinbad), qui m’a mis sur la voie droite : cet athéisme sexuel était en fait une non-adhésion à la croyance en une sexualité totalement libérée des anciens carcans, en ce sens que ce qui gouverne nos relations sexuelles est avant tout un désir de reproduction, et même un calcul : combien tel ou tel partenaire va me rapporter sur le marché de la reproduction ?
Dès H, et même si cela trouverait son exacerbation dans Paradis, Sollers nous bombardait avec cette idée neuve en Europe, si dérangeante parce que si vraie, de la commercialisation à venir du vivant humain (on remarquera d’ailleurs que le messager, comme au temps de la tragédie grecque, doit être envoyé dans le désert : « Personne n’aime le messager porteur de mauvaises nouvelles », lit-on dans Antigone de Sophocle ; « l’écrivain est en général étonné de provoquer une telle animosité lui le professionnel des grossesses », et alors qu’ « on n’arrête pas d’en parler sous cape », marmonne Sollers dans H). H est un véritable coup de sonde dans la matrice et dans l’idéal féminin ; lisez par-dessus mon épaule : « je résume qu’est-ce qui est bouleversé depuis un siècle un le sexe deux l’histoire […] crise monnaie biologie » ; et surtout : « et nous on laissait tomber les crayons les gommes et elles ouvraient lentement leurs jambes sous les tables pour qu’on voie leur petit duveteux renflé rien ne vaudra jamais cette luisante sensation de beurre jusqu’à leurs règles bien sûr et alors c’est fini mystère on rentre dans la production j’en veux qu’un on s’embrasse amour récitation des familles rendez-vous en fin d’après-midi fond du parc les pleurnicheries commencent ». Pire encore : « il est de notoriété publique que l’insémination artificielle est aujourd’hui une pratique courante chez les bovins le sperme du taureau est conservé à une très faible température pendant plusieurs années et n’est souvent employé qu’après sa mort or pourquoi ne pas constituer des banques de sperme humain à l’image des banques taurines ». Au Dieu fait à son image, l’homme moderne a substitué toute une mécanique des éprouvettes qui sera censée la conserver (son image) : « l’urgence d’une législation se fait sentir des femmes peuvent en effet être tentées d’aller chercher au comptoir le foutre d’hommes éminents ce serait une nouvelle forme d’eugénisme » : laissez-moi vous dire que ce pire des mondes-là est presque sûr d’arriver…
Pendant que dans le cinéma Michael Snow inventait un dispositif inédit de filmage à 360° et libre sur tous les axes dans La région centrale, Sollers proposait « de prévoir dès maintenant une région centrale de reproduction avec constitution jusqu’à l’os des intérêts féminins découverts assemblées internationales de pères baratins bourse des noms propres vente achat indexation ». Qui pourrait dire qu’il s’est trompé ?
Jacques Henric, dans son entretien déjà cité avec Sollers, parlait de « relance textuelle » ; nous parlerons, nous, plutôt et carrément de tauromachie sexuelle : « on voit l’acteur […] cette fiole contient le néant par ma race différé jusqu’à moi […] va-t-il boire la solution de trauma » ; « millions de spermatozoïdes pour un ovule quelle purge » !
« toute éjaculation émet un coup de pensée » : là-dessus, tout le monde ment…
Critique sociale
Dans Le Petit Robert, je lis que Sollers a abandonné la fiction expérimentale pour la critique sociale, faisant œuvre de « moraliste ». Pourtant, à relire attentivement H, on se rend compte que l’écrivain dénonçait déjà les mythologies de son temps : « le président a visité l’exposition d’art abstrait il a insisté sur la pureté du peintre qui a eu au moins le courage de se suicider ce que tout artiste honnête devrait faire pour combattre la pollution ». Et puis : « imagine la gueule de proust voyant passer sous ses fenêtres les mecs et les filles avec leurs banderoles criant sodome et gomorrhe le combat continue ». Ô principe d’ironie sollersien ! Si on relit mieux encore, on se peut rendre compte que Sollers, « complotiste » avant l’heure, dénonçait les complots de son temps : « il faut dire que les autres sont tous dans l’autre camp avec leurs contrats croisés leurs alliances dont tu fais les frais o tapis roulant poudroyant leurs complots leurs secrets d’état qui te font marrer o deep river [comment ? l’État profond ? heu…] tu les portes les charries les roules dans tes chutes brusques ». Il y a toujours eu des complots pour prendre et/ou garder le pouvoir, depuis au moins la Grèce classique ; mais c’est pas à dire, hein !?... En bref, Sollers les affola tellement avec ses « prophéties paraboles allégories en plein cœur social », qu’ils l’obligèrent presque à se « flinguer pour finir » et pour avoir voulu « les deux en même temps » (le matérialisme et la métaphysique), et proposé « la scission » politique d’avec le PCF d’alors (ô scandale des scandales à gauche !). Mais Sollers a commis pire, le « crime des crimes », dire la « France moisie » (selon son expression même, dans un célèbre texte publié dans le journal Le Monde) : « salope de bourgeoise française j’ai pour elle tu sais un désir de meurtre infini c’est elle qui a enfermé le marquis c’est elle qui a tiré dans la nuque des communards c’est elle qui prenait le thé avec les nazis c’est elle qui tient la consommation ». Tout est consommé : la messe est dite.
Un peintre chinois
Après Nombres, et avant Paradis, H fait déjà appel à de nombreux écrivains et peintres chinois — une passion fixe de l’écrivain. On peut dire sans se tromper que H est un autoportrait chinois en chacune de ses parties : « je suis un caillou c’est vrai mais enfin je suis aussi la rivière rien à faire » ; et aussi : « pour vivre heureux vivons montré multiplions les facettes » (c’est moi qui souligne) ; et surtout : « ça vous stupéfie pas vrai ces écarts ces embardées vous dites c’est une tempête dans la mer noire c’est le combat surnaturel des quatre éléments primaires c’est une lande dévastée […] c’est la débâcle des glaces au fleuve du temps tendis que pour moi tout est calme ». Impassibilité chinoise apparente… La joie fut pourtant sa Béatrice : « ah je suis de nouveau ravi dans le langage souplé donc sur arc-en-ciel émeraude ». Sollers est l’un des très rares écrivains à avoir retenu et appliqué la leçon d’Isidore Ducasse : « Si vous êtes malheureux, gardez cela pour vous » ; c’est ce qu’on lui pardonna le moins… et cela continue encore (voir les articles ineptes récemment parus sur son compte, par exemple dans Médiapart). Parfois, en mode épiphanique, Sollers atteint à la grande peinture, avec des mots : « les types des premiers rangs sont cachés sous leurs roses rouges avec les portraits plus sombres ça fait une belle coulée sous le ciel bleu » : zip newmanien !
En physique, la vitesse de libération est la vitesse minimum que doit atteindre une fusée ou un projectile pour échapper à la gravitation terrestre ; on l’appelle aussi vitesse d’évasion ou d’échappement : Philippe Sollers, avec ce livre, s’était déjà échappé. Ce qui ne l’empêcha pas de répondre à la dernière question de Jacques Henric dans leur entretien[1] déjà cité : « Travail à venir : plus libre. »
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[1] « Comment envisagez-vous votre travail à venir ? », art. cit.
2 commentaires
La ponctuation ressemble à l'arabe ou l'hébreu que l'on voyellise en lisant.
C'est la connaissance de la langue, de sa syntaxe et de sa grammaire qui dicte le choix des voyelles.
L'absence d'apprentissage de la langue et de la respiration des phrases à l'école est une catastrophe.
Exact.
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