Le Soleil de Gaza
mardi, 02 avril 2024
FAIRE PEUPLE ET RETROUVER SION
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Alain Santacreu
Le nazisme aura anéanti le corps juif,
et le sionisme l’âme juive.
Au printemps 1919, Gustav Landauer (1870-1919) fut assassiné à Munich, lors de la répression de la révolution bavaroise dans laquelle il s’était engagé, sans être parvenu, hélas, à l’extraire de la fascination idéologique que l’illusoire révolution d’Octobre exerçait sur Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, les deux chefs de file du mouvement spartakiste marxiste.
Contrairement à son ami Martin Buber, Landauer n’avait jamais été sioniste car le sionisme, quelle que soit la forme qu’il puisse prendre, est intrinsèquement lié à l’idée de l’État ; or, celui-ci est une institution qu’aucune révolution ne pourra jamais détruire : « l’État est une relation, un rapport entre les hommes, un mode de comportement des hommes les uns vis-à-vis des autres. On le détruit en contractant d’autres rapports, en se comportant autrement à l’égard des autres1. »
Ces mots de Landauer, je les rapproche spontanément de l’aphorisme de Guy Debord qui, dans La Société du Spectacle, paraphrase la célèbre analyse de la marchandise dans le Capital de Karl Marx : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. »
Si l’on excepte les quelques sociétés, étudiées spécifiquement par l’anthropologie anarchiste2, qui réussirent à inventer des formes de résistance à l’institution d’État, force est de constater que l’humanité, depuis le fond des âges, a toujours vécu sous ce « rapport social » étatique ou, autrement dit : spectaculaire marchand. L’ordre étatique ne peut être dépassé que par l’instauration d’un tout autre rapport social que Gustav Landauer nomme « peuple », mot que le terrorisme sémantique d’État a rendu suspect de nos jours.
Les notions d’État et de peuple sont de nature différente : un État est un artefact institutionnel objectif, les citoyens appartiennent de jure à l’État. La réalité d’un peuple est subjective, il n’existe que par une adhésion d’appartenance ressentie par un groupe d’êtres humains. Pour Yeshayahu Leibowitz la question « Qu’est-ce qu’un peuple ? » est une des questions les plus difficiles de la pensée humaine3. Pour essayer d’y répondre, en ce qui concerne le peuple juif, il est intéressant de mettre en parallèle deux penseurs comme Landauer et Leibowitz, dont les approches, aussi différentes soient-elles, s’avèrent très complémentaires, si l'on considère le fond des choses.
L’État, pour Landauer, est un status, un état d’être qui se fonde sur la haine de l’autre. Pour Leibowitz, un État démocratique est possible, à la condition qu’il n’étouffe pas la conscience communautaire et notamment cette conscience juive qui est ouverture à l’autre. Malheureusement l’évolution historique de l’État sioniste aura donné raison à Landauer : l’état sioniste était bien fondé sur la haine de l’autre, le génocide de Gaza en témoigne. Le nazisme aura anéanti le corps juif et le sionisme l'âme juive.
Quelle est cette autre forme de socialité, le peuple, que Landauer oppose à l’État ? Elle est la pratique sociale qui consiste à faire peuple ou, autrement dit, à retrouver le sens de la communauté contre la société. On retrouve ici l’antagonisme déjà relevé par le sociologue Ferdinand Tönnies entre la communauté et la société. Tönnies oppose la société, groupement mécanique et artificiel d’individus contraints de vivre ensemble par “union d’intérêts”, et la communauté, groupement organique de personnes unies par des liens familiaux et coutumiers. Toutefois, le lien communautaire, tel que le conçoit Landauer, ne se fonde pas sur des liens traditionnels mais sur la volonté d’alliance mutuelle, l’esprit fédérateur du peuple qui décide librement de son vivre-ensemble dans des rapports d’appartenance réciproque : une “union de vie” – selon la belle définition de Martin Buber.
Après la mort de Landauer, Buber s’appliquera à transmettre les idées sociales de son ami, notamment au mouvement des kibboutz qui se fondait sur l’esprit communautaire du judaïsme et ouvrait la possibilité d’une socialité anarchiste.
Il aurait voulu transposer l’anarchisme social de Landauer dans les premiers kibboutz qui avaient surgi en Palestine, en ce début du 20e siècle. Mais Buber, plus proche en cela de Leibowitz que de Landauer, considérait que, dans certaines circonstances, l’État avait un rôle légitime, à condition qu’il soit un instrument « démocratique » que se choisit le peuple. Si l’on considère que l’État se place au-dessus du peuple, alors on a le modèle fasciste de l’État. C'est ce que signifient ces mots de Herlz : « Qu’est-ce qu’une nation ? – Un groupe humain historique, d’une homogénéité reconnaissable, qu’un ennemi commun maintient en cohérence. L’ennemi fait de nous un peuple. » ; mais, si l’on considère que l’État doit rester subalterne au peuple, alors on a le modèle de l’État démocratique que souhaitaient Leibowitz et Buber.
Comment le peuple juif peut-il renaître contre l’État sioniste ? Il lui faudra retrouver Sion, réinventer un État-pays contre l’État totalitaire qu’est le sionisme. Or, si l’on suit Landauer, aucune révolution n'y parviendra car nous savons qu’une « communauté par le retrait », aux temps de la technoscience, est désormais impossible : cela ne pourra se faire, « après Gaza », que par la guerre civile, un soulèvement héroïque du peuple juif. L’État sioniste ne sera détruit que par le faire peuple d’Israël.
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1. Cité par Martin Buber, in Utopie et Socialisme, Aubier Montaigne, 1977, p. 83.
2. « Anthropologie fondamentale pour une gnose anarchiste » in Contrelittérature n°5.
3. Peuple, Terre, État, Plon, 1995.
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