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mardi, 02 août 2005

Contrelittérature n°16 - Été 2005 -

 
SOMMAIRE

Avant-dire
Au verso d’un transparent
par Philippe Barthelet (pp. 1-2).


Dossier : Russie intérieure

Les niches russes
par Gérard Conio (pp. 3-8).

L’âme du peuple russe
par David Gattegno (pp. 9-12).

La musique russe et l’Europe
par Jacques Viret (pp. 13-17).

La Hache crétoise
par Luc-Olivier d’Algange (pp. 18-21).

L’Idée russe de Soloviev
par Christian Rangdreul (pp. 22-26).

Le néo-eurasisme de Douguine
par Michel Grabar (pp. 27-32).

Ode à la Poésie russe
par Vantchev de Thracy (p. 33).

Espace Talvera
Jean Védrines , Stalag
par Juan Asensio (pp. 34-35).

Primo Lévi, Si c’est un homme
par Philippe Barthelet (pp. 35-36).

Lectures contrelittéraires
par Alain Santacreu
La traversée du trou noir (pp. 37-38).

Notes et contre-notes
Gattegno/Moury/ Facérias/ Saenen/ (pp. 39-43).

Les Classiques de la contrelittérature
Censure par Dominique de Roux (p. 44).

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Ouvertures de quelques articles...
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Au verso d’un transparent
par Philippe Barthelet

Que la littérature fût encore possible, qu’elle pût être vivante, hors de la pétrification muséale des manuels et des académies, qu’elle eût d’autre vocation que celle d’occuper les universitaires, comme matière première de l’ “histoire de la littérature” qu’ils se chargent de mettre en ordre, en fiches et en notices ; qu’elle fût vivante, encore une fois, qu’elle eût quelque chose à voir avec la vie, que par une admirable redondance elle fût la vie même, plus elle-même, mieux saisie avec plus d’attention, la vie plus présente : cette merveilleuse leçon, faite un jour à un adolescent qui espérait d’écrire en désespérant de la littérature, c’est Dominique de Roux qui en fut l’auteur ou l’occasion ; Basile Rozanov ensuite, le temps que les affinités célestes se dévoilent, ne lui redira rien autre chose.
Dominique de Roux, au vrai, n’avait pas besoin de lire Rozanov – ce qu’il fit pourtant, avec beaucoup de soin, annotant les traductions de Boris de Schlœzer – nul besoin donc, pour être rozanovien : il faut être universitaire pour croire que les “influences” naissent des lectures, quand on ne lit jamais que pour confirmation. Rozanov, bien sûr, qui à sa manière répondait à Novalis, “la littérature n’a pas encore été inventée”. L’âme angélique du poète allemand lui faisait confondre la littérature déjà instituée avec ses ruines futures, son point de vue naturellement ou surnaturellement prophétique ne lui permettant pas de discerner l’une des autres, au fond si peu discernables... L’ange ne s’attarde pas à la polémique ; les “pollens” réensemencent les ruines, les Temples du goût et autres fabriques classico-voltairiennes n’existent pas et n’ont jamais existé et pourtant, il faut d’abord faire place nette en jetant bas ce méchant décor.
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Les niches russes
par Gérard Conio

Je crois aux « niches » préconisées par Bourdieu pour résister à l’épidémie de rhinocérite libérale et liberticide qui s’est abattue sur le monde. Il y a à Moscou des niches où l’on travaille et où l’on se rencontre entre amis, loin des hauts lieux du pouvoir et de l’argent où les gros bonnets distribuent les prébendes et constituent leurs cours de favoris plus ou moins ineptes. Ces niches aujourd’hui sont menacées et vendues à l’encan, privatisées et données au plus offrant. Ces lieux convoités pour leur emplacement et leur possibilité d’exploitation risquent de tomber dans les mains de gens incultes et sans scrupules uniquement alléchés par les profits faciles du « bizness ». Ainsi le veut la nouvelle idéologie qui gouverne le monde et n’a pas épargné la Russie. Il y a une vérité de la mondialisation qui n’est pas seulement dans l’unification économique du monde, la concentration des richesses et le remplacement du travail par la spéculation, mais dans la corrélation intime entre tous les constituants de la réalité mondiale, entre les parties et le tout. À cet égard, les « niches », en Russie ou ailleurs, ne sont peut-être qu’un détail infime balayé par le processus de privatisation, mais elles sont le révélateur d’une totalité, celle des mécanismes d’exploitation et de déshumanisation de la planète Terre.
L’un des procédés les plus efficaces de la domination mondiale par les gens d’affaires, ces démons si bien décrits par Baudelaire, est la dissociation des points d’impact de leur emprise. On ne fait pas forcément le lien entre le sort des populations du tiers monde acculées à la famine, celui des chômeurs européens victimes des licenciements abusifs, et les victimes des réformes libérales votées pour éliminer des classes entières devenues des obstacles à la modernisation et jetées aux poubelles de l’histoire. Au train de ces réformes, il n’y aura bientôt plus de services publics et les États ne garderont plus que leur drapeau comme souvenir de leur glorieux passé.
Dans ce plan mondial de déstructuration des anciennes sociétés, la culture a une place, comme on dit, « sensible ». Englobée dans le marché, elle n’a plus le choix qu’entre le suicide et la prostitution. Mais il y a la politique mondiale et il y a la vie des gens. Il y a la Russie et il y a les Russes. Il y a la Russie extérieure, celle du pouvoir, des relations publiques, des banques, des comptoirs, des bureaux de change, des grandes surfaces, des « cottages » de nouveaux riches, il y a la Russie des commémorations, des expositions, des biennales, des « jubilés », des galas, du luxe, la Russie télévisée, mercantile, en un mot, la Russie « civilisée », et il y a la Russie intérieure.
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La musique russe et l’Europe :
les racines, la sève, les fruits

par Jacques Viret


Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 29 mai 1913. À l’affiche Le Sacre du Printemps, « Tableaux de la Russie païenne », par la fameuse compagnie des Ballets russes que dirige Serge de Diaghilev. Le tout-Paris rassemblé pour l’événement s’apprête à déclencher, ce soir-là, le plus bruyant scandale de l’histoire musicale ! Igor Stravinski a composé la partition : Diaghilev avait deviné, quatre ans auparavant, le génie de cet élève de Rimski-Korsakov alors inconnu. Entre temps deux précédents ballets, L’Oiseau de feu et Petrouchka, ont plus que confirmé le flair de l’imprésario, et valu au jeune compositeur une gloire précoce.
Les concerts et spectacles organisés à Paris par Diaghilev depuis 1907 ont, à l’échelle européenne, créé la sensation. En 1908 les représentations de l’opéra Boris Godounov de Moussorgski, avec dans le rôle-titre l’illustre chanteur Féodor Chaliapine, déchaînèrent l’enthousiasme. Les soirées de ballet, dès l’année suivante, fascineront. Un « miracle », à en croire la comtesse de Noailles:« Je voyais ce qui n’avait pas existé encore. Tout ce qui éblouit, enivre, séduit, attache, avait été comme dragué et dirigé sur la scène, et s’y épanouissait ».
Dans ses Chroniques de ma vie Stravinski relate que l’idée initiale du Sacre lui vint comme une vision subite, un impressionnant rêve éveillé: « J’entrevis un jour, de façon absolument inattendue dans mon imagination, le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. »
Cette « danse à la mort » deviendra au sein du ballet la Danse sacrale, scène finale et paroxysme de tension sonore et rythmique. L’argument, succession de tableaux rituels et statiques, a été élaboré en collaboration avec le peintre Nicolas Roerich, par ailleurs archéologue, spécialiste de l’antiquité slave et frotté d’ésotérisme. C’est lui aussi qui concevra les décors et costumes.
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La Hache crétoise
Pour une lecture sapientielle d’Andréi Biély

par Luc-Olivier d’Algange


« Nous autres, les enfants de la frontière, nous sommes souvent incompréhensibles ; nous ne sommes ni fin de siècle, ni début du nouveau, mais plutôt l’empoignade de deux siècles dans l’âme ; nous sommes la paire de ciseaux entre les deux siècles ; il nous faut prendre par la réalité des ciseaux : ni les critères de l’ancien, ni les critères du nouveau ne nous sont applicables. » (Andréi Biély)


Les grandes œuvres exigent de grands intercesseurs. Que nous serait, par exemple, Edgar Poe sans Baudelaire et Mallarmé ? Si la chance nous est offerte – ne fût-ce que par ces quelques notes – d’inciter le lecteur à découvrir les écrits d’Andréi Biély, nous le devons d’abord à Georges Nivat, son admirable traducteur, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic qui furent, dans cette œuvre de divulgation diplomatique, au sens philosophal, les complices de Dominique de Roux, auteur lui-même d’une œuvre frontalière, aurorale, entre l’avant-garde et la Tradition, et auquel nous reviendrons dans le prochain numéro de Contrelittérature.
Les mots de grand usage nous trahissent, mais loin d’y renoncer ou de céder à la facilité du néologisme, il convient d’y revenir, de s’y heurter, voire de les reforger à notre guise, pour autant que l’écriture s’apparente à une métallurgie, forgerie et alchimie confondues dans la contemplation du minéral en fusion, en attente d’une forme que lui accordera le refroidissement de l’atmosphère. Ainsi en est-il des mots « avant-garde » et « tradition », qui disent tout et son contraire (qui fait également partie du tout) au point de ne plus rien vouloir dire du tout. Ce qui subsiste du sens de ces mots exige, pour être ravivé, ranimé, des œuvres décisives : pas moins, pour le mot de « tradition » que l’œuvre de René Guénon. Quant au mot (composé) « avant-garde », avec le vague ressouvenir d’une audace inquiétante, de quelques bannières guerroyantes emportées par les vent de l’Histoire, cette métaphore militaire appliquée étrangement à quelques mouvements artistiques et littéraires – et qui semble vouloir signifier exactement le contraire du mot « tradition » – peut-être est-ce à lire l’œuvre de Biély que nous pourrons lui redonner du sens, non sans être amené à cette découverte étonnante, mais point si neuve , – tant il est vrai que le roulement du tonnerre vient après l’éclair qui nous éblouit : la Tradition et l’Avant-garde tiennent ensemble comme ces cordages dont les marins expérimentés assurent leurs voiles.
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L’Idée russe de Vladimir Soloviev,
une certaine idée de l’Europe

par Christian Rangdreul


« La terre russe offre toujours un refuge sûr contre tout ennemi »
(Nicolas Berdiaev)

Sortie du secret dans lequel l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques l’avait contrainte à trouver refuge, la Russie, depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, semble bien résolue à se relever des ruines provoquées par la criminelle domination des sectateurs théophobes de l’Étoile Rouge. Travaux gigantesques, à l’image de ceux entrepris par le très paradoxal Pierre le Grand avec l’érection de Saint-Pétersbourg « fenêtre de la Russie sur l’Europe ». Travaux résurrectionnels qui devraient lui permettre de recouvrer la puissance et le rayonnement auxquels sa spiritualité centrée sur la « Prière du cœur », son situs géostratégique, son patrimoine culturel et artistique, son histoire, l’immense étendue de son territoire, sa force de dissuasion nucléaire et ses ressources énergétiques lui donnent droit. Tâche immense, assurément, après soixante-dix années de glaciation marxiste suivies d’une décennie de calcination libérale. Tâche d’autant plus ardue qu’elle est entravée sans merci par une double offensive : celle, insidieuse, de l’Hyperpuissance américaine ; et celle, sanglante, de l’Islamisme terroriste. Tâche, enfin, dont l’échec ou le succès déterminera dans ses profondeurs l’avenir de l’Europe. Une Europe aspirée, en cas d’échec, dans le grand maelström de la société matérialiste américano-centrée, flanquée de sa religion du « God and business » dont le credo parodique pourrait se résumer à cette formule : « Le Marché vous rendra libres ». Ou, dans l’hypothèse inverse, inspirée, depuis l’enracinement dans les terres fermes de la Foi catholique-orthodoxe labourées à l’aide de la charrue de l’Espérance, par le Dieu de Charité, le Dieu qui a promis : « La Vérité vous rendra libres » ; ce Dieu représenté de manière si touchante entouré d’humbles paysans et de déshérités par le peintre Nesterov dans son célèbre tableau Le Christ et la sainte Russie.
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L’idéologie néo-eurasiste d’Alexandre Douguine
– essai de mise en perspective historique –

par Michel Grabar


Michel Grabar a organisé le colloque international, « Eurasisme et néo-eurasisme, deux idéologies de l’Empire russe au XXe siècle », qui s’est tenu en septembre 2004 à l’Université Rennes 2. Le texte que l’on va lire est une synthèse de différents travaux notamment, outre sa communication au colloque, une intervention en russe donnée à L’Université de Krasnodar, en octobre 2004, sur le thème de « La (re)-construction de l’identité russe aujourd’hui » et trois exposés présentés par l’auteur, dans le cadre du séminaire de philosophie russe de la Société Soloviev, à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris (2004-2005).

À l'heure de la fin du communisme d'État et de l'éclatement de l'URSS, au début des années 1990, la nouvelle Russie, certes souveraine, mais décontenancée par soixante dix années d'idéologie communiste a vu surgir, au sein de sa population ainsi que dans l'appareil d'État, une interrogation sur son identité : « Qui sommes-nous en tant que Russes? » et « Qu'est-ce qu'être russe ? » sont les deux questions que les Russes d’aujourd’hui ne cessent de se poser.
Habitué à une idéologie d'État qui avait réponse à toutes les questions, l'homo post-sovieticus russophone et de culture slave, devenu citoyen – ou non–citoyen d’ailleurs comme en Lettonie – de Russie, d'Ukraine, du Kazakhstan, des Pays baltes, des Républiques d'Asie centrale ou du Caucase fut subitement confronté a un dilemme : ou bien accepter la nouvelle idéologie eltsinienne – puis poutinienne – de la russité, ou bien chercher lui-même, lorsqu'il était plus exigeant intellectuellement, dans les débats d'idées du XIXe et du XXe siècle, une réponse à ces interrogations.
C’est dans ce contexte que peut s’inscrire l’idéologie des néo-eurasiens et en premier lieu de leur chef de file : Alexandre Douguine. Cette doctrine à la fois syncrétique et opportuniste surprendra ou irritera par ses contradictions internes ou par les provocations et les volte–face de son porte-parole.
Pour tenter de faire la lumière sur cette idéologie qui rencontre un certain succès en Russie, il convient, dans un premier temps, d’indiquer les étapes de sa genèse qui va d’ailleurs de pair avec l’évolution de son chef de file.
Dans un second temps, il peut être intéressant de resituer cette idéologie dans l’histoire du débat sur l’identité russe. Seule cette mise en perspective historique permettra sans doute de rendre moins passionnel un débat qui désarçonne l’intellectuel occidental, dans la mesure où il se sent à tort ou à raison instrumentalisé ou pris pour cible .
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La traversée du trou noir
par Alain Santacreu

Juan Asensio
La littérature à contre-nuit
A contrario, 2005
298 pages, 22 euros



Il est important de surprendre l’angle sous lequel Juan Asensio voudrait que l’on considérât son livre et pour cela on commencera par lire son « avant-propos ». Que faut-il entendre par ce titre : La littérature à contre-nuit ? Il y a là toute la méthode de son herméneutique : lire comme on grave, selon la technique baroque dite « à contre-nuit ». Le lecteur éclairé, le critique authentique, sera donc graveur à la « manière noire », autre nom de ce procédé qui consiste à noircir entièrement une plaque de cuivre avant de la graver : « J’avance péniblement dans l’extraordinaire complexité des œuvres que j’évoque, grattant patiemment, à mon tour, le noir de la plaque de cuivre pour en faire apparaître quelques traits », dira l’auteur, évoquant cette métaphore de la littérature à contre-nuit (24).
Cette pratique de la lecture métaphorise un procédé contraire à celui de la gravure traditionnelle. Dans cette dernière, la pointe opère à la façon du crayon noir sur le papier blanc tandis que, dans la « manière noire », le grattoir produit l’effet d’un crayon blanc sur du papier noir. En filant la métaphore, on pourrait donc considérer l’ouvrage de Juan Asensio comme une plaque de cuivre que le critique-graveur aurait d’abord fendillée jusqu’à obtenir le noir le plus noir, pour approcher ensuite – en relissant au grattoir les lamelles métalliques – le blanc absolu. Les trois chapitres du livre correspondraient ainsi aux stations opératoires d’une herméneutique existentielle.
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