lundi, 30 janvier 2006
Avant-dire N°17
TALVERA et USURA
par Alain Santacreu
La contrelittérature est le contraire de l’usure. Dans le sillon d’Ezra Pound, on découvre l’idée de cette autre intelligence herméneutique. De quoi s’agit-il ?
Il nous faut partir de la notion d’Usura, si fondamentale dans les Cantos. On prendra soin d’extraire le concept des impasses idéologiques où les “errances” du poète ont pu l’enfermer, afin de ne considérer que l’intuition géniale de Pound relevant la relation intrinsèque de la littérature et de l’usure.
C’est en 1787, dans ses Éléments de littérature, que François de Marmontel utilisa pour la première fois le terme de “littérature” au sens moderne ; et l’interdiction du prêt à intérêt ne fut abrogée, en France, que par la loi du 12 octobre 1789 : la concomitance de l’émergence de la littérature et de l’usure bancaire est un phénomène qu’il nous faut prendre en compte...
À travers sa réflexion sur l’usure, Pound a perçu de façon très subtile le phénomène de l’ “argent fictif”. Il insiste dans ses écrits sur la constitution et le développement de la Banque d’Angleterre, type du système bancaire moderne, né en pays protestant où l’usure avait été autorisée par Élisabeth Tudor en 1571.
En 1694, Guillaume d’Orange, devenu Guillaume III d’Angleterre, n’a plus d’argent pour payer son armée. Un syndicat d’usuriers, dirigé par William Paterson, lui propose la combinaison suivante : le syndicat privé avancera au gouvernement un prêt en or de 1 200 000 livres, au taux de 6%, le capital et l’intérêt étant garantis par l’État et payés en or ; en récompense, le syndicat privé aura le droit de s’appeler Banque d’Angleterre ; enfin, comme le syndicat s’est démuni ainsi de tout son capital pour financer le prêt, il aura le droit d’émettre et de négocier des billets à ordre jusqu’à la concurrence des 1 200 000 livres prêtées en or.
Il nous faut partir de la notion d’Usura, si fondamentale dans les Cantos. On prendra soin d’extraire le concept des impasses idéologiques où les “errances” du poète ont pu l’enfermer, afin de ne considérer que l’intuition géniale de Pound relevant la relation intrinsèque de la littérature et de l’usure.
C’est en 1787, dans ses Éléments de littérature, que François de Marmontel utilisa pour la première fois le terme de “littérature” au sens moderne ; et l’interdiction du prêt à intérêt ne fut abrogée, en France, que par la loi du 12 octobre 1789 : la concomitance de l’émergence de la littérature et de l’usure bancaire est un phénomène qu’il nous faut prendre en compte...
À travers sa réflexion sur l’usure, Pound a perçu de façon très subtile le phénomène de l’ “argent fictif”. Il insiste dans ses écrits sur la constitution et le développement de la Banque d’Angleterre, type du système bancaire moderne, né en pays protestant où l’usure avait été autorisée par Élisabeth Tudor en 1571.
En 1694, Guillaume d’Orange, devenu Guillaume III d’Angleterre, n’a plus d’argent pour payer son armée. Un syndicat d’usuriers, dirigé par William Paterson, lui propose la combinaison suivante : le syndicat privé avancera au gouvernement un prêt en or de 1 200 000 livres, au taux de 6%, le capital et l’intérêt étant garantis par l’État et payés en or ; en récompense, le syndicat privé aura le droit de s’appeler Banque d’Angleterre ; enfin, comme le syndicat s’est démuni ainsi de tout son capital pour financer le prêt, il aura le droit d’émettre et de négocier des billets à ordre jusqu’à la concurrence des 1 200 000 livres prêtées en or.
Le syndicat fit donc imprimer des billets que la Banque, n’ayant plus de capital, était incapable de rembourser ; c’est ainsi que, par un simple jeu d’écriture, le syndicat d’usuriers doubla son avoir. Guillaume III continua à emprunter à la Banque jusqu’à concurrence de 16 millions de livres-d’or et celle-ci émit la même somme en billets. Bien plus, comme les billets avaient cours au même titre que l’or, la Banque avança désormais au gouvernement de l’argent-papier.
Pour Ezra Pound le capitalisme mérite la peine capitale. Le processus usurocratique réalise l’idéal concentrationnaire, n’ayant besoin ni de déplacer des hommes, ni de rassembler des machines puisque quelques traits de plume suffisent. L’usurocratie est ainsi l’expression du mensonge littéraire réalisé. Dans la société contemporaine globalisée, tous les signes sont devenus des métonymies du signe monétaire, à commencer par les mots de la langue, arbitraires et sans valeur.
Usura entraîne le progrès de l’abstraction, c’est-à-dire de la séparation comme son étymologie l’indique (1) : instigatrice de la fragmentation centrifuge du sens, de la dissolution nécrophile, elle est la Grande Prostituée de l’ère digitale, la femelle clitoridienne de l’espace cybernétique, la Magna Mater des blogueurs.
Au coeur du travail poétique d’Ezra Pound, l’injonction “Méfie-toi de l’abstraction”, est une mise en garde contre l’usure qui désincarne le langage. Usura ouvre le monde de la réalité virtuelle et referme celui de la présence réelle: “N’utiliser aucun mot qui ne contribue pas à la présentation” (2). L’œuvre entière de Pound, comme celle d’Antonin Artaud, participe de la clôture de la représentation et du refus de la mimesis.
Parce que la carte n’est pas le territoire, le paganisme poundien consiste en la saisie du lieu de la langue. Ce que Pound appelle “la guerre millénaire entre usuriers et paysans” (3) se joue sur l’espace de la talvera, lieu dialectique du renversement perpétuel du sens, de son éternel retournement. On reconnaîtra dans cette notion le lieu du refus ontologique de l’usure.
C’est sur la talvera que l’on rencontre l’écriture sans attaches, itinérante, péripatétique de Pound. C’est ainsi que, durant l’été 1912, le poète parcourt à pied les paysages du sud de la France, sur les pas des troubadours, afin de s’incorporer les lieux topographiques du jaillissement de la langue d’oc. Cette herméneutique, en réintégrant dans le signe le lieu de son énonciation, renverse les théories de la linguistique moderne : le référent du territoire se substitue au signifié de la carte. Chaque point de l’espace devient un omphalos, un lieu d’émanation du verbe, chaque pas une station hiératique. Ainsi est dépassée l’entropie littéraire du mot, l’érosion du sens par l’usure.
(1) Du latin abstrahere, retirer, enlever.
(2) On reconnaîtra dans ces citations les deux premiers principes de l’Imagisme, énoncés par Ezra Pound dans son célèbre article paru dans la revue Poetry, en 1913.
(3) Ezra Pound, Le Travail et l’Usure, L’Âge d’Homme, 1968, p. 43.
Pour Ezra Pound le capitalisme mérite la peine capitale. Le processus usurocratique réalise l’idéal concentrationnaire, n’ayant besoin ni de déplacer des hommes, ni de rassembler des machines puisque quelques traits de plume suffisent. L’usurocratie est ainsi l’expression du mensonge littéraire réalisé. Dans la société contemporaine globalisée, tous les signes sont devenus des métonymies du signe monétaire, à commencer par les mots de la langue, arbitraires et sans valeur.
Usura entraîne le progrès de l’abstraction, c’est-à-dire de la séparation comme son étymologie l’indique (1) : instigatrice de la fragmentation centrifuge du sens, de la dissolution nécrophile, elle est la Grande Prostituée de l’ère digitale, la femelle clitoridienne de l’espace cybernétique, la Magna Mater des blogueurs.
Au coeur du travail poétique d’Ezra Pound, l’injonction “Méfie-toi de l’abstraction”, est une mise en garde contre l’usure qui désincarne le langage. Usura ouvre le monde de la réalité virtuelle et referme celui de la présence réelle: “N’utiliser aucun mot qui ne contribue pas à la présentation” (2). L’œuvre entière de Pound, comme celle d’Antonin Artaud, participe de la clôture de la représentation et du refus de la mimesis.
Parce que la carte n’est pas le territoire, le paganisme poundien consiste en la saisie du lieu de la langue. Ce que Pound appelle “la guerre millénaire entre usuriers et paysans” (3) se joue sur l’espace de la talvera, lieu dialectique du renversement perpétuel du sens, de son éternel retournement. On reconnaîtra dans cette notion le lieu du refus ontologique de l’usure.
C’est sur la talvera que l’on rencontre l’écriture sans attaches, itinérante, péripatétique de Pound. C’est ainsi que, durant l’été 1912, le poète parcourt à pied les paysages du sud de la France, sur les pas des troubadours, afin de s’incorporer les lieux topographiques du jaillissement de la langue d’oc. Cette herméneutique, en réintégrant dans le signe le lieu de son énonciation, renverse les théories de la linguistique moderne : le référent du territoire se substitue au signifié de la carte. Chaque point de l’espace devient un omphalos, un lieu d’émanation du verbe, chaque pas une station hiératique. Ainsi est dépassée l’entropie littéraire du mot, l’érosion du sens par l’usure.
(1) Du latin abstrahere, retirer, enlever.
(2) On reconnaîtra dans ces citations les deux premiers principes de l’Imagisme, énoncés par Ezra Pound dans son célèbre article paru dans la revue Poetry, en 1913.
(3) Ezra Pound, Le Travail et l’Usure, L’Âge d’Homme, 1968, p. 43.
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