Dans son récent livre, Les antimodernes, le professeur Antoine Compagnon affirme que Joseph de Maistre anticipe curieusement la dialectique hégélienne en recourant, dans sa célèbre formule sur la contre-révolution, à la figure rhétorique de la reversio ou antimétabole. Un tel contresens doit être dénoncé.
La dialectique hégélienne est une « singerie » de la trinité. Dieu est l’Unifiant et l’Unissant des contraires. La création divine opère par duellités et non par dualités : « Il les créa mâle-et-femelle », est-il écrit, et non pas homme ou femme. Jamais aucune pensée linéaire, aucune dialectique humaine, ne pourra se libérer de la dualité : seulement par l’opération du Saint Esprit, seulement ! C’est pourquoi on ne peut comprendre la mystérieuse figure de la réversion maistrienne si on ignore l’opérativité de la grâce.
Le texte que l’on va lire est la contribution d’Alain Santacreu aux Dossiers H « Joseph de Maistre », dirigés par Philippe Barthelet et parus dernièrement à L’Âge d’Homme.
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Comme le grain dans le silo, l’œuvre de Joseph de Maistre demeure « en réserve » – pour reprendre l’expression (Hinterlegung) d’Heidegger – c’est-à-dire en avance sur le temps lui-même, dans ce terrible et prophétique hors temps des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre du divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée, qui doit frapper tous les observateurs. Il n’y a plus de religion sur terre : le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d’ailleurs que les temps sont arrivés » (1).
Qu’est-ce que la contrelittérature ? Une posture de l’esprit contraire à « la pose qui est la maladie mortelle de la littérature » (2). Christian Rangdreul l’a fort subtilement définie en paraphrasant l’explicit des Considérations sur la France – « Le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution » – qu’il reformule ainsi : « Le rétablissement de la littérature, qu’on appelle la contrelittérature, ne sera point une littérature contraire, mais le contraire de la littérature » (3).
Le combat de la contrelittérature est à la fois extérieur, qui se joue dans l’ordre temporel, contre l’horizontalité carcérale du monde moderne, mais aussi intérieur, spirituel, celui d’une remontée allégorique, à contre courant, du fleuve des immondices de la modernité jusqu’aux sources les plus pures de la naissance du roman occidental, du roman de cette époque romane qui est la littérature que la contrelittérature se propose de rétablir.
Le terme de « littérature », au sens moderne, apparaît à la fin du XVIIIe siècle, alentour des temps révolutionnaires, et ce n’est pas anodin : la littérature a joué un rôle essentiel dans l’imposture herméneutique qui, à partir de la Renaissance, en opposition aux valeurs patriarcales du Livre, s’est attachée à diffuser la femellitude du monde moderne. Les gens de lettres apparurent dans les salons des gynécées de Mesdames du Deffand, de Lambert, de Tencin et Georgin. Le siècle des Lumières matérialisa la forclusion idéologique de la puissance paternelle et le rejet de l’autorité divine que le « gouffre effroyable » du régicide allait concrétiser. « Il faut absolument tuer l’esprit du XVIIIe siècle », a écrit Maistre dans sa correspondance : ce crime fondamental est l’acte contrelittéraire même .
La gendelettre, comme la qualifiera plus tard Balzac, se propagea dans les cercles, les clubs et les cafés : au Procope, un Boindin, athée notoire, littérateur et dramaturge à succès, clamait bien fort son mépris pour « Monsieur de l’Être ». Car c'est contre l'Être, c'est-à-dire contre Dieu, que s'est formé la Grande Prostituée de la littérature. L'"esprit philosophique" est celui des gens de lettres, comme en témoigne la lumineuse signature de leur "Bible" : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres.
Maistre, dans le Huitième entretien, dénonce l’inversion du pouvoir spirituel et politique des « savants » qui « ont usurpé une influence sans bornes » et, plus tard, Tocqueville fustigera de même, dans L’Ancien Régime et la Révolution, « l’esprit littéraire » de la modernité.
La littérature s’est substituée au catholicisme pour imposer sa propre autorité. Les XVIIe et XVIIle siècles ont construit les fondations profanes d’un nouveau « pouvoir spirituel laïque » qui aboutira au « Sacre de l’écrivain », phénomène magistralement analysé par Paul Bénichou (4). Il serait intéressant d’établir à ce sujet un parallèle entre le processus de centralisation de l’État et l’émergence de la littérature moderne. La formation des institutions de la vie littéraire par la monarchie centralisatrice a accompagné l’apparition des notions de littérature et d’écrivain, en particulier le réseau des académies et le mécénat étatique promus par Richelieu. Il y a une différence de nature corrélative entre, d’un côté, la royauté féodale et la monarchie absolue et, de l’autre, le roman graalique et le roman classique. C’est pourquoi il est essentiel de bien distinguer entre la notion de « littérature contraire » et la pratique maistrienne d’un « contraire de la littérature ».
Le roman moderne émergea dans le premier tiers du XVIIe siècle. Honoré d’Urfé, l’auteur de l’Astrée, l’initiateur de la « préciosité » sentimentale avait fréquenté, en Savoie, saint François de Sales et Jean-Pierre Camus. Ce dernier, évêque de Belley, écrivit, dans le style du temps, des récits édifiants dans l’intention de glorifier l’éthique de la Contre-réforme. En réaction contre la littérature profane il inventa une « littérature contraire » : le roman dévot.
L’évêque-romancier, ami et biographe (5) de saint François de Sales, aurait voulu apporter un contrepoison à la lecture des romans « héroïco-sentimentaux », en proposant des « histoires saintes, pieuses et vraies », des « ouvrages historiques » qui, s’ils refusaient la fiction – Camus, précurseur du réalisme, ne rapporte que ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu rapporter – empruntaient à la forme divertissante du roman mondain. Cependant, des préceptes moraux et religieux, à travers les diverses interventions de l’auteur, venaient encadrer le « narré » afin de lui donner valeur d’exemplum (6), convertissant ainsi le récit en « anti-roman ». Car, au delà des divergences idéologiques et d’une façon assez paradoxale, Camus retrouve l’esthétique de l’anti-roman libertin d’un Charles Sorel qui, notamment dans son Francion, parodie les romans de chevalerie, s’inspirant du picaresque espagnol et du grand modèle de Don Quijotte. La parodie et l’apologétique se rejoignent dans une narration qui démystifie le merveilleux et le sublime afin de s’éloigner de la grande Histoire pour décrire le réel humain. De même, Le Roman bourgeois d’Antoine Furetière poursuivra la « littérature contraire » de ses devanciers chrétiens et libertins et ouvrira la voie du roman moderne. Le roman est le type de récit où s’inscrit la prise de pouvoir littéraire de la pensée moderne et, parce que l’humanisme chrétien avait choisi d’« intégrer » le moment de la Renaissance et le mouvement de la Réforme, le roman dévot de Jean-Pierre Camus ne pouvait qu’être récupéré par cette même littérature à laquelle il souhaitait s’opposer : on ne peut pas « contreluitter » en imitant.
La Renaissance et la Réforme marquent la rupture de l’unité spirituelle de la « Chrétienté » mais ce n’est pas elles qui commencèrent, suivant l’expression de Joseph de Maistre, à « déchirer la robe sans couture » : jusqu’à la fin de la période romane, soit l’articulation des XIIe et XIIIe siècles, la « tripartition anthropologique » avait été une référence constante de la théologie chrétienne occidentale, mais la « crise du XIIIe siècle » allait préparer le passage vers l’anthropologie dualiste cartésienne. Dès la première page de Éclaircissement sur les sacrifices, Maistre insiste sur cette conception traditionnelle de l’homme : « L’animal n’a reçu qu’une âme ; à nous furent donnés et l’âme et l’esprit. L'antiquité ne croyait point qu'il pût y avoir, entre l’esprit et le corps, aucune sorte de lien ni de contact ; de manière que l’âme, ou le principe sensible, était pour eux une espèce de moyenne proportionnelle, ou de puissance intermédiaire en qui l’esprit reposait, comme elle reposait elle-même dans le corps ».
La conception tripartite du monde et de l’homme fut transmise simultanément à l’art roman par les deux sources de la philosophie grecque et de la religion hébraïque. L’anthropologie de la chrétienté romane renvoie l’image de l’homme de la Torah et des néoplatoniciens. Bien sûr, le ternaire grec, « soma-psychê-pneuma », où l’âme et le corps ne sont pas issus du même monde – l’âme étant spirituelle et le corps matériel – ne peut qu’apparaître « gnostique » par rapport au judéo-christianisme, où l’âme et le corps appartiennent tous les deux à la création, la rupture essentielle se plaçant entre l’âme et l’esprit. Il faudrait aussi tenir compte des divergences de la métaphysique grecque ex deo et de la métaphysique hébraïque ex nihilo. Cependant, en ce qui concerne Maistre, il semble qu’il ne faille considérer que l’identité globale des structures anthropologiques ternaires juive et grecque. La pensée maistrienne repose sur une anthropologie fondamentale qui inclut le spirituel dans l’homme. C’est-à-dire, qu’en plus de sa constitution naturelle, bio-psychique, l’homme est capax dei, porteur d’une semence divine surnaturelle qui peut enfanter l’esprit en lui. La théologie mystique est une métaphysique expérimentale qui porte sur l’avenir de la Création et sa finalité ultime, c’est un rationalisme intégral – et non pas ce rationalisme refoulé, tronqué, « littéraire » que nous ont transmis les Lumières. La finalité spirituelle de la tradition judéo-chrétienne à laquelle se réfère Maistre est la divinisation de l’homme dans le corps de la résurrection, corps glorieux de la réintégration, corps lumineux de la caro spiritualis christi.
Dans une lettre que Paul écrit à la communauté chrétienne de Rome, autour des années 57-58, il explique que le vieil homme doit mourir afin que naisse l'homme nouveau. Si cette seconde naissance – issue de la mort de l’homme ancien – n’a pas lieu, alors l’homme se condamne à la « seconde mort » dont parle l’Apocalypse ; mais alors, ayant perdu son âme, il perd jusqu’à son humanité. L’homme achevé, l’homme total, le teleios, est celui qui est né à l’esprit. C’est bien de cette « seconde mort » dont il est question, dans le Cinquième entretien, quand le Comte déclare que « toute peine, excepté la dernière, est un remède : mais la dernière est la mort ». Et qu’il ajoute : « Toute instruction vraie, mêlant donc la crainte aux idées consolantes, elle avertit l’être libre de ne pas s’avancer jusqu’au terme où il n’y a plus de terme ».
Maistre, dans son ouvrage Du Pape, a exprimé toute son admiration pour l’époque romane et ce « christianisme transcendant » que seule une « révolution contraire » pourra rétablir : « Je ne prétends pas ramener les usages et le droit du XIIe siècle, mais en confondant les temps, on confond les idées. » Réaliser le processus alchimique de la « révolution contraire », c’est précisément confondre le moderne avec le roman. Le sacré, seul, demeure résolument moderne, éternellement neuf. Moderne, au sens maistrien du terme, c’est donc être contre-moderne ou, encore, contrelittéraire, inventer avec le matériau le plus avancé : les signes infusés par l’Esprit. Car cette con-fusion des idées est engendrée par l’esprit prophétique : « Le prophète jouissant du privilège de sortir du temps, ses idées, n’étant plus distribuées dans la durée, se touchent en vertu de la simple analogie et se confondent, ce qui répand nécessairement une grande confusion dans ses discours. Le Sauveur lui-même se soumit à cet état lorsque, livré volontairement à l’esprit prophétique, les idées analogues de grands désastres, séparées du temps, le conduisirent à mêler la destruction de Jérusalem à celle du monde » (7).
Être en avance sur le temps lui-même ne se conçoit que dans une vision traditionnelle d’un temps qui ne serait plus linéaire. La Tradition authentique et éternelle n’est pas conservatrice mais révolutionnaire au sens propre : elle n’est pas ce qui a déjà eu lieu mais ce qui toujours sera, retournant éternellement à son Principe.
Cette idée « romane » d’un temps circulaire nous est donnée, dès le Premier entretien des Soirées : « Pascal observe quelque part que la dernière chose qu’on découvre en composant un livre, est de savoir quelle chose on doit placer la première. » Ainsi la fin de l’œuvre se révèle dans son principe. Dans l’iconographie médiévale, l’auréole du Christ parousique relie l’Alpha et l’Omega qui représentent le Nom divin. Ce n’est donc pas l’homme qui crée mais la Parole, le Verbe onomaturge : « Tous les êtres créés prouvent par leur syntaxe l’existence d’un suprême écrivain qui nous parle par ses signes ». La forme de l’ œuvre humaine sera à l’image du Verbe, en résonance avec le Nom divin. Dans la structure divine du Nom divin, l’Alpha et l’Omega, la première et la dernière lettre du Verbe coïncident, désignant la circularité onomastique qui procède ainsi à son propre rebouclage. On assiste alors à un phénomène rétro-actif positif : l’Alpha, l’informateur, recevant l’énergie « retournée » et toujours croissante de sa propre information – « Je suis Celui qui suis ». Cet « emballement » (que la théorie de l’information nomme run-away) trouve ainsi sa correspondance dans l’expérience mystique où la « montée » de l’âme est comme « aspirée » lorsqu’elle répond aux appels du Logos. La figure rhétorique de la réversion, caractéristique de la pensée paradoxale de Maistre, illustre le saut qualitatif de la pensée rétro-active : point une révolution contraire mais le contraire de la révolution. L’erreur serait d’interpréter cette rétroversion provocatrice comme préfigurant la dialectique hégélienne, alors qu’elle est une logique des contradictoires qui reconnaît la nécessité des antagonismes, le principe providentiel des contradictions.
Quelle est la forme contrelittéraire de ce principe des contradictions ? Dans le Huitième entretien, Maistre, par la voix du Chevalier – personnage qui, en décidant d’« écrire » les Soirées « représente » l’écrivain – distingue entre les termes de conversation, de dialogue et d’entretien. La conversation, est-il dit, n’est « pas faite pour être imprimée » et, quant au dialogue, on déclare que « ce genre ne peut être le nôtre ». L’entretien est donc le modèle de l’œuvre écrite parce que sa forme est ternaire : « L’entretien est beaucoup plus sage ; il suppose un sujet, et si ce sujet est grave, il me semble que l’entretien est subordonné aux règles de l’art dramatique, qui n’admettent point un quatrième interlocuteur. Cette règle est dans la nature. Si nous avions ici un quatrième, il nous gênerait fort ». On sait qu’à l’origine la tragédie grecque ne comptait qu’un seul acteur, le coryphée, individualisation du chœur, les masques lui permettant d’interpréter tous les rôles. Eschyle introduisit un deuxième acteur et Sophocle en ajouta un troisième. Les Grecs se bornèrent à ce nombre ; c’est-à-dire, qu’on regarda comme une règle de l’art dramatique de n’admettre jamais sur scène que trois interlocuteurs à la fois.
L’entretien maistrien exprime donc une dramaticité de l’écriture qui renvoie à la structure trinitaire du Verbe. En désignant le lieu du drame originel – qui est le lieu de Dieu – Maistre ouvre la voie d’un retour au tragique.
Le tragique provient d’un rapport entre la réalité et le spectateur. Suscitant la terreur et la pitié, la tragédie est tragique plus parce qu’elle provoque que par ce qu’elle représente : la conscience tragique est celle du spectateur. Le théâtre est une représentation du monde comme manifestation de l’être. Calderòn le savait encore, la modernité nous l’a désappris. Un texte de René Guénon, « Le symbolisme du théâtre », paru dans les Aperçus sur l’Initiation est un rappel de cette évidence : « On retrouve toujours dans le théâtre ce caractère qui est sa raison profonde, si méconnue qu’elle puisse être par ceux qui en ont fait quelque chose de purement profane, et qui est de constituer, par sa nature même, un des plus parfaits symboles de la manifestation universelle. »
La « métapolitique » maistrienne découvre la perspective d’un « Théâtre du Monde » dont l’esthétique du Sublime anticipe la cruauté artaudienne. Selon Artaud, que la métaphysique guénonienne influença fortement, la manifestation, en se « dédoublant » du Principe, donne lieu à l’espace dramatique : la scène du Double. La fonction « cathartique » du théâtre sera donc de rejouer cette « scène du sacrifice primordial » – qui est l’acte de la cruauté fondamentale – de façon à en délivrer la création et à réintégrer l’unité essentielle ; la délivrance surgissant du retournement de la création à son Principe. Louis-Claude de Saint-Martin, dans le Ministère de l’Homme-Esprit, affirme que le rôle de l’homme est de sauver la Nature après l’avoir perdue, de travailler à la Réintégration après avoir causé la Chute universelle. Maistre reprend cette idée de la faute originelle : « Rien n’est à sa place. La note tonique de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement suivant les règles de l’harmonie. Tous les êtres gémissent » (8).
L’acteur artaudien est comme ces « suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers » (9) , il réunit les trois figures maistriennes du souverain, du bourreau et du supplicié. La Révolution telle que Maistre la perçoit est semblable à la « Peste » du théâtre d’Artaud : « Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la pousse vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit. Comme la peste, il est le temps du mal, le triomphe des forces noires, qu’une force encore plus profonde alimente jusqu’à l’extinction » (10).
Dans les Considérations sur la France, Maistre se représente la Révolution comme un spectacle hiératique, d’« une majesté terrible » qui lui confère une authentique fonction cathartique : « Il fallait que la grande épuration s’accomplît, et que les yeux fussent frappés ; il fallait que le métal français, dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléables entre les mains du Roi futur » (11).
Dans ses Carnets de 1798, Maistre parle d’une « illumination » qui lui montra la dimension surnaturelle de la Révolution et lui inspira cette vision métapolitique de l’irruption de l’éternité dans l’histoire, ce temps de la « hiéro-histoire » qui est celui de la prophétie et du mysticisme. Cette « illumination » est le point du « retournement » où Maistre pénètre dans la dimension transcendante du « contraire de la révolution » qui s’assimile au « contraire de la littérature ».
Le XVIIe siècle que l’on nomma le « siècle des saints » correspond à la grande offensive contre les mystiques, première manifestation de ce « siècle des lumières » que la tendance actuelle des historiens est de faire remonter vers 1680, c’est-à-dire au moment où La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette (1678) ouvre la voie psychologique du roman moderne.
La Princesse de Clèves est un roman précieux, janséniste et cartésien, il marque le triomphe de la littérature par rapport au « contraire de la littérature » : la mystique. L’anthropologie janséniste ne se différencie pas de celle des libertins. Le Jansénisme, dans sa volonté de renforcement de la rigueur chrétienne, n’a fait qu’accentuer le triomphe de l’esprit littéraire favorable à l’homme naturel, c’est-à-dire « psychique », destitué de toute dimension surnaturelle. Nicole dans ses Visionnaires, émet une critique strictement psychologique des états d’oraison qui revient finalement à accepter le binôme cartésien âme-corps. En contribuant à discréditer l’anthropologie ternaire, le jansénisme aura fait œuvre moderne. Il y a une connivence métaphysique entre le jansénisme et l’immense mouvement de la pensée naturaliste du XVIIIe siècle des gens de lettres.
Jean-Pierre Camus ne put s’opposer à cette alliance anti-mystique de la littérature à laquelle, par un effet pervers, il avait contribué malgré lui. On sait qu’il atténua son erreur littéraire par un combat spirituel contre le Jansénisme, ce qui ne saurait étonner de la part d’un disciple de saint François de Sales, l’auteur du fameux Traité de l’amour de Dieu, ouvrage de théologie mystique destiné aux visitandines, ordre religieux qu’il avait fondé avec sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal et auquel appartint Marguerite-Marie Alacoque, la grande mystique de Paray-le-Monial.
L’irruption du Cœur christique dans le champ symbolique de l’imaginaire occidental est un événement contre-révolutionnaire absolument subversif dans la mesure où il anticipe l’histoire et qu’il se joue dans l’espace imaginal (12) où s’accomplissent les théophanies métahistoriques : « L’événement de Paray-le-Monial est sans doute un des plus extraordinaires prodiges du monde moderne », a pu dire Henry Montaigu (13) .
Les révélations faites à sainte Marguerite-Marie Alacoque, tenues secrètes jusqu’en 1685, culmineront avec le grand message christique de la Visitation de Paray-le-Monial, lors de la nuit du 16 au 17 juin 1689. Mais, déjà, à cette date, le culte du Sacré-Cœur avait été instauré par Marie des Vallées(14) et propagé par saint Jean Eudes, mort en 1680, après avoir achevé son grand ouvrage du Cœur admirable.
Joseph de Maistre, très lié aux jésuites, ne pouvait ignorer le symbolisme du Cœur car c’est à la Compagnie de Jésus qu’a été confié le Message de sa Révélation (15).
Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont une insurrection contre le mensonge littéraire : « Ce qu’on croit vrai, il faut le dire et le dire hardiment ; je voudrais, m’en coûta-t-il grand’chose, découvrir une vérité faite pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint », déclare le Chevalier dans le Troisième entretien, témoignant avec fougue du combat spirituel de la contrelittérature, de l’action vindicative du sens contre la littérature mondaine des salons. Car, le « pourpoint » étant la partie du vêtement d’homme qui couvre le torse, dire à « brûle-pourpoint », c’est donc parler avec le cœur et tout cœur qui brûle est celui de Jésus. C’est ainsi qu’il faut comprendre les paroles du Comte dans le Neuvième entretien : « Il est des vérités que l’homme ne peut saisir qu’avec l’esprit de son coeur ».
Henri Montaigu aura été un des très rares à remarquer, après Léon Bloy, que l’ultime message du Sacré-Coeur à Marguerite-Marie, le message temporel sur lequel on a si vainement glosé est de 1689. La dernière et la plus importante des trois lettres – Le Christ y demande au roi de France, Louis XIV, de placer au centre de ses étendards blanc et bleu, un Sacré-Cœur entouré de flammes – qui le composent est datée du 17 juin 1689, soit cent ans, jour pour jour, avant ce qui est peut-être l’événement le plus important de la Révolution française. C’est en effet le 17 juin 1789 que le Tiers-État se constitua en « Assemblée Nationale » sur proposition de l’abbé Sieyès : ce jour-là fut le dernier de l’Ancien Régime.
L’explosion finale de Paray-le-Monial se présente à la fois comme le sceau de cette voie mystique que la littérature moderne a refoulé et comme le centre d’une immense spirale épiphanique non encore achevée. Le « contraire de la révolution » était donc en avance sur Révolution elle-même.
Le Sacré-Cœur est une métamorphose du Graal. De même que le Graal fut la pierre tissée – lapis textilis – de la littérature arthurienne, le Sacré-Cœur est le blason de la contrelittérature, sa mise en demeure. Lorsque la signification intérieure d’un symbole n’est plus connue, il perd toute efficience, son caractère sacré et sa fonction. Il ne peut plus être un « canal » pour la grâce. Il faut alors le remplacer, soit par un signe équivalent, soit par un symbole fondamental de nature à réintégrer le tradition concernée dans son état antérieur. C’est ce qui se produisit dans le premier tiers du XVIIe siècle quand le Sacré-Cœur vint se substituer au Graal : le rétablissement de la littérature du Graal, que l’on nomme contrelittérature est la littérature du Sacré-Cœur.
On peut considérer que La Divine Comédie clôt le monde médiéval de la littérature du Graal et que Don Quichotte – qui paraît en 1605 – ouvre la littérature moderne. L’œuvre de Cervantès, en sanctionnant la déperdition des valeurs chevaleresques, est l’expression de l’oubli du symbolisme du Graal.
Les dimensions de la littérature et de la contrelittérature ne se laissent saisir qu’à partir cette contradiction originelle que l’on retrouve « partout, puisque l’univers entier obéit à deux forces » (16). La littérature du Graal provient de cette force centripète de l’âme qui se déplace vers son propre centre : le Verbe. La littérature moderne provient de cette force centrifuge de l’âme qui s’éloigne du centre vers la périphérie : le moi.
« Quel libertin a jamais trouvé l’opulente courtisane, qui dort à minuit sur l’édredon, plus heureuse que l’austère carmélite, qui veille et qui prie pour nous à la même heure ? »(17), se demande le Comte des Soirées. On aura reconnu dans la courtisane et la carmélite, la préfiguration maistrienne de la religieuse et de la comédienne nervaliennes, l’un des nœuds tragiques de la conscience occidentale : la relation de la littérature et de la contrelittérature.
Alain Santacreu
1. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (Onzième entretien).
2. Olivier Germain-Thomas, Mosaïque du Feu, Éditions du Rocher 2004, p. 10.
3. in La Contrelittérature (ouvrage dirigé par Alain Santacreu), Éditions du Rocher, 2005.
4. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Corti, 1973.
5. Jean-Pierre Camus, L’Esprit de saint François de Sales, 1639.
6. Dans son emploi scolastique, le terme désigne une leçon que l’on peut tirer d’une situation, d’où le sens de « récit didactique ».
7. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (Onzième entretien).
8. Considérations sur la France, chapitre III.
9. Antonin Artaud, « Le théâtre et la culture » in Le théâtre et son double.
10. Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste » in Le théâtre et son double.
11. Considérations sur la France, Chapitre II.
12. Sur la notion d’« imaginal » : cf. Henri Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, Buchet/Chastel, 1979, pp.7-19).
13. in Paray-le Monial : Symbole & Prophétie du Sacré-Cœur, La Place Royale, 1979.
14. Cf. Émile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées, Plon-Nourrit, Paris, 1926.
15. C’est ce que Jean-Paul II rappela avec force dans son homélie, à Paray-le-Monial, en 1986, lors de la messe de canonisation de Saint Claude de La Colombière, directeur spirituel de Marguerite-Marie.
16. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (Troisième entretien).
17. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (Huitième entretien).
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