mercredi, 15 mars 2006
Avant-dire N° 15
LA MORT DEVANT SOI
par Alain Santacreu
Plus que la haine de la supériorité, la détestation de la pauvreté est le vice le plus noir parmi les hommes : le péché contre l’esprit. Les hommes finissent toujours par mépriser ce qu’ils ne comprennent pas et, ayant oublié ce qu’ils étaient, ils ont fini par tout mépriser, jusqu’à leur propre vie. Ce dégoût du pauvre, ils le portent en eux-mêmes comme le dégoût de la mort. Qui peut encore comprendre, aujourd’hui, la fameuse Règle bénédictine : “ Avoir la mort chaque jour devant les yeux ? ”
Edgar Morin, dans L’Homme et la Mort, émet l’hypothèse qu’il existe une relation entre l’attitude devant la mort et la conscience de soi. Il est évident que le processus d’expansion du “moi” provoque corrélativement l’effacement de la conscience de la mort. L’homme moderne, infatué de lui-même et conformément à sa conception matérialiste du monde, ne perçoit dans la mort qu’un cadavre.
C’est pourquoi la mort est le recours ultime du rebelle – de l’homme qui recommence sans cesse la guerre pour l’être, jusqu’à ce que l’être “transperce” en lui ; car le combattant de la véritable guerre sainte, l’homme véritablement digne de ce nom, le rebelle, se veut autre qu’un “moi”. D’ailleurs, ce n’est pas tant le rebelle qui est réfractaire à la société que la société qui est réfractaire au rebelle, parce que toute société, afin de perdurer dans le “spectacle”, ne peut que s’opposer à la mort de ce faisceau de rôles qu’est le “moi”. Évidemment, il ne s’agit pas de la mort qui crève nos écrans mais une dimension de l’âme que les mystiques chrétiens nomment la “grande mort” par opposition à la “petite mort” physique.
Edgar Morin, dans L’Homme et la Mort, émet l’hypothèse qu’il existe une relation entre l’attitude devant la mort et la conscience de soi. Il est évident que le processus d’expansion du “moi” provoque corrélativement l’effacement de la conscience de la mort. L’homme moderne, infatué de lui-même et conformément à sa conception matérialiste du monde, ne perçoit dans la mort qu’un cadavre.
C’est pourquoi la mort est le recours ultime du rebelle – de l’homme qui recommence sans cesse la guerre pour l’être, jusqu’à ce que l’être “transperce” en lui ; car le combattant de la véritable guerre sainte, l’homme véritablement digne de ce nom, le rebelle, se veut autre qu’un “moi”. D’ailleurs, ce n’est pas tant le rebelle qui est réfractaire à la société que la société qui est réfractaire au rebelle, parce que toute société, afin de perdurer dans le “spectacle”, ne peut que s’opposer à la mort de ce faisceau de rôles qu’est le “moi”. Évidemment, il ne s’agit pas de la mort qui crève nos écrans mais une dimension de l’âme que les mystiques chrétiens nomment la “grande mort” par opposition à la “petite mort” physique.
L’idée que l’on se fait de la mort est toujours un prolongement de l’idée que l’on se fait de l’homme et ces différentes expressions ne peuvent se comprendre qu’à partir d’une anthropologie fondamentale qui inclut le spirituel dans l’homme. C’est-à-dire, qu’en plus de sa constitution naturelle, bio-psychique, l’homme est capax dei, porteur d’une semence divine surnaturelle qui peut enfanter l’esprit en lui. La théologie mystique est une métaphysique expérimentale qui porte sur l’avenir de la Création et sa finalité ultime ; c’est un rationalisme integral – et non ce rationalisme refoulé, tronqué, “littéraire”, que l’on appelle positivisme.
Dans une lettre que Paul écrit à la communauté chrétienne de Rome, autour des années 57-58, il explique que “le vieil homme” doit mourir afin que naisse l’homme nouveau. Si cette seconde naissance – issue de la mort de l’homme ancien – n’a pas lieu, alors l’homme se condamne à la “seconde mort” dont parle l’Apocalypse ; mais alors, ayant perdu son âme, il perd jusqu’à son humanité. L’homme achevé, l’homme total, le teleios, et celui qui est né à l’esprit.
Nous naissons dans l’état du “vieil homme”, celui que Paul appelle l’homme animal – psychikos anthrôpos – cet “homme psychique”, pourvu d’une pensée réflexive, que les paléontologistes modernes nomment l’ homo sapiens sapiens (l’homme qu se sait pensant). Pour comprendre cette métaphysique de la création, il nous faut en revenir à l’anthropologie biblique fondamentale, reprise telle quelle par Paul.
Contrairement au ternaire grec où l’âme (psyché) immortelle est liée à l’esprit (pneuma) et séparé du corps (soma), dans le ternaire hébreu, le corps (gouf) et l’âme (nephesh) appartiennent tous les deux au plan de la création et se confondent dans la “chair” (baschar) – seul l’esprit (rouach) étant du domaine de l’Incréé. Pour que se réalise le dessein créateur de l’homme nouveau – l’homme véritable uni au véritable Dieu – il doit se produire une transformation du corps charnel – psycho-somatique – dans la forme divine (Forma Dei) du “Corps glorieux”.
L’âme humaine n’est donc pas naturellemnt immortelle, elle peut mourir. C’est ce que signifie l’énigmatique expression de “seconde mort” (ho deuteros thanatos) que l’on rencontre dans l’Apocalypse (Ap 2, 11 ; 20, 6 ; 20, 14 ; 21, 8 ). De même qu’il y a deux naissances – la première, naturelle, du corps et de l’âme, et la seconde,spirituelle, “en esprit” – il y a ausi deux morts : la mort naturelle du corps et la mort spirituelle de l’âme. Cette dernière est la “seconde mort”. Elle est “l’étang de feu” où disparaissent les âmes humaines qui ont refusé la seconde naissance. Il ne s’agit pas ici d’une métaphore mais bien de l’anéantissemnt définitif, de la disparition irréversible de la personne.
L’homme, pour participer à la vie en Dieu, doit passer de l’ordre de la nature – le Créé – à l’ordre surnaturel de l’Incréé. Ce “passage” ne peut avoir lieu que si l’on meurt soi-même. Il n’est pas possible d’entrer dans le royaume – la Création réalisée – tant qu’on reste attaché aux richesses, tant qu’on ne s’est pas dépouillé de tout désir de propriété et de possession. C’est ce que la tradition mystique met en œuvre dans la pauvreté libre, volontaire et intégrale, le trois fois “rien” de La nuit obscure de Saint-Jean de la Croix : “Nada, nada, nada”.
Le “moi” n’est riche que de son propre passé, il n’a pas de futur ; mais la mort du “moi” fait intervenir une mémoire en avant – une mémoire de l’avenir qui est celle du prophète.
Claude Tresmontant a montré l’événement décisif de l’apparition du Prophétisme hébreu dans le processus de la Création. Le prophète transmet le projet que Dieu envisage pour l’homme. Quand la Parole s’adresse directement à l’homme, une information dialogique se substitue à l’information génétique, la christogénèse succède à l’anthropogénèse. Le Christ est l’archétype de cet homme nouveau, de ce “vainqueur” de la mort auquel est promis le royaume : “ Le vainqueur n’a rien à craindre de la seconde mort.” (Ap, 2, 11).
La mort, selon le “dépôt” – paradosis – reçu par le christianisme, est une propédeutique qui permet soit la réalisation – par la mort du “vieil homme” – de l’humain intégré, c’est-à-dire du “Corps glorieux”, soit la désintégration ontologique de l’espèce humaine dans la “seconde mort”.
L’histoire de Job est la dramatisation de la “mort du moi” et la naissance de l’homme nouveau. Pourquoi les soufrances de Job, ses tribulations, son absolue pauvreté ? Il semble que l’explication ne soit pas d’ordre pénitentiel mais créationnel. Il s’agit de permettre le passage d’une condition animale à un état divin : l’histoire de Job est celle de la transformation de l’humanité vers sa réalisation finale. Ce grand mystère de la métamorphose de l’humain, on le retrouve symboliquemnt représenté dans le récit des “Noces de Cana” (Jn 2, 1-12) où les jarres sont les corps des hommes, l’eau l’image de leur âme et le vin de leur esprit.
Dans ses travaux sur l’histoire de la mort en Occident, Philippe Ariès a montré l’apparition, dans la second moitié du vingtième siècle, d’une “ mort interdite ”, taboue, qu’il qualifie de “phénomène inouï” et de “ révolution brutale des idées et des sentiments traditionnels ”. Cette négation de la mort annonce un processus de transformation de l’espèce humaine qui se déroule inexorablement dans un sens contraire à celui de la métaphysique de la création et de la divinisation de l’être créé.
Le mythe de Narcisse dévoile le destin de l’homme qui s’identifie à son propre “moi”. Tandis que Narcisse se contemple dans l’eau – où le ciel aussi se reflète – il demeure “vivant” dans son état bio-psychique mais, à l’instant où il se confond avec sa propre image et qu’il se penche pour l’embrasser, à cet instant – qui est celui de “la seconde mort” – il tombe et se noie. Angelus Silesius, dans un terrible distique du Pélerin chérubinique (V, 72), observe que “Dieu est près de Belzébuth autant que du Séraphin : si ce n’est que Belzébuth lui tourne le dos”. Narcisse, lui aussi, tourne le dos au ciel. Telle est la posture très commune chez les gens de lettres : la vanité, l’amour infantile de soi-même, l’hypetrophie du “moi”, l’inépuisable passion d’être son propre sujet, de se raconter, de se donner l’illusion de son importance.
La mystique est le refoulé de la littérature parce qu’elle instaure une logique antagoniste du “moi” : la désappropriation, la mort à soi-même, ce que Paul nomme “kénose”. Quand l’âme refuse de découvrir sa pauvreté ontologique, elle se détourne de Dieu.
Nous en sommes arrivés aujourd’hui à ce moment crucial où se pose le problème capital de la métaphysique chrétienne : les conditions ontologiques de la réalisation du dessein créateur, de ce que Paul nomme nouvelle création (Kainè ktisis). Le clonage reproductif, tel qu’il semble s’imposer peu à peu dans les mentalités actuelles, correspond au “vissage” de l’âme dans l’ordre naturel. La finalité sunaturelle de l’homme, ainsi niée, nous assistons au triomphe du naturalisme : le clonage est la condamnation de l’espèce humaine à la “seconde mort”.
Dans une lettre que Paul écrit à la communauté chrétienne de Rome, autour des années 57-58, il explique que “le vieil homme” doit mourir afin que naisse l’homme nouveau. Si cette seconde naissance – issue de la mort de l’homme ancien – n’a pas lieu, alors l’homme se condamne à la “seconde mort” dont parle l’Apocalypse ; mais alors, ayant perdu son âme, il perd jusqu’à son humanité. L’homme achevé, l’homme total, le teleios, et celui qui est né à l’esprit.
Nous naissons dans l’état du “vieil homme”, celui que Paul appelle l’homme animal – psychikos anthrôpos – cet “homme psychique”, pourvu d’une pensée réflexive, que les paléontologistes modernes nomment l’ homo sapiens sapiens (l’homme qu se sait pensant). Pour comprendre cette métaphysique de la création, il nous faut en revenir à l’anthropologie biblique fondamentale, reprise telle quelle par Paul.
Contrairement au ternaire grec où l’âme (psyché) immortelle est liée à l’esprit (pneuma) et séparé du corps (soma), dans le ternaire hébreu, le corps (gouf) et l’âme (nephesh) appartiennent tous les deux au plan de la création et se confondent dans la “chair” (baschar) – seul l’esprit (rouach) étant du domaine de l’Incréé. Pour que se réalise le dessein créateur de l’homme nouveau – l’homme véritable uni au véritable Dieu – il doit se produire une transformation du corps charnel – psycho-somatique – dans la forme divine (Forma Dei) du “Corps glorieux”.
L’âme humaine n’est donc pas naturellemnt immortelle, elle peut mourir. C’est ce que signifie l’énigmatique expression de “seconde mort” (ho deuteros thanatos) que l’on rencontre dans l’Apocalypse (Ap 2, 11 ; 20, 6 ; 20, 14 ; 21, 8 ). De même qu’il y a deux naissances – la première, naturelle, du corps et de l’âme, et la seconde,spirituelle, “en esprit” – il y a ausi deux morts : la mort naturelle du corps et la mort spirituelle de l’âme. Cette dernière est la “seconde mort”. Elle est “l’étang de feu” où disparaissent les âmes humaines qui ont refusé la seconde naissance. Il ne s’agit pas ici d’une métaphore mais bien de l’anéantissemnt définitif, de la disparition irréversible de la personne.
L’homme, pour participer à la vie en Dieu, doit passer de l’ordre de la nature – le Créé – à l’ordre surnaturel de l’Incréé. Ce “passage” ne peut avoir lieu que si l’on meurt soi-même. Il n’est pas possible d’entrer dans le royaume – la Création réalisée – tant qu’on reste attaché aux richesses, tant qu’on ne s’est pas dépouillé de tout désir de propriété et de possession. C’est ce que la tradition mystique met en œuvre dans la pauvreté libre, volontaire et intégrale, le trois fois “rien” de La nuit obscure de Saint-Jean de la Croix : “Nada, nada, nada”.
Le “moi” n’est riche que de son propre passé, il n’a pas de futur ; mais la mort du “moi” fait intervenir une mémoire en avant – une mémoire de l’avenir qui est celle du prophète.
Claude Tresmontant a montré l’événement décisif de l’apparition du Prophétisme hébreu dans le processus de la Création. Le prophète transmet le projet que Dieu envisage pour l’homme. Quand la Parole s’adresse directement à l’homme, une information dialogique se substitue à l’information génétique, la christogénèse succède à l’anthropogénèse. Le Christ est l’archétype de cet homme nouveau, de ce “vainqueur” de la mort auquel est promis le royaume : “ Le vainqueur n’a rien à craindre de la seconde mort.” (Ap, 2, 11).
La mort, selon le “dépôt” – paradosis – reçu par le christianisme, est une propédeutique qui permet soit la réalisation – par la mort du “vieil homme” – de l’humain intégré, c’est-à-dire du “Corps glorieux”, soit la désintégration ontologique de l’espèce humaine dans la “seconde mort”.
L’histoire de Job est la dramatisation de la “mort du moi” et la naissance de l’homme nouveau. Pourquoi les soufrances de Job, ses tribulations, son absolue pauvreté ? Il semble que l’explication ne soit pas d’ordre pénitentiel mais créationnel. Il s’agit de permettre le passage d’une condition animale à un état divin : l’histoire de Job est celle de la transformation de l’humanité vers sa réalisation finale. Ce grand mystère de la métamorphose de l’humain, on le retrouve symboliquemnt représenté dans le récit des “Noces de Cana” (Jn 2, 1-12) où les jarres sont les corps des hommes, l’eau l’image de leur âme et le vin de leur esprit.
Dans ses travaux sur l’histoire de la mort en Occident, Philippe Ariès a montré l’apparition, dans la second moitié du vingtième siècle, d’une “ mort interdite ”, taboue, qu’il qualifie de “phénomène inouï” et de “ révolution brutale des idées et des sentiments traditionnels ”. Cette négation de la mort annonce un processus de transformation de l’espèce humaine qui se déroule inexorablement dans un sens contraire à celui de la métaphysique de la création et de la divinisation de l’être créé.
Le mythe de Narcisse dévoile le destin de l’homme qui s’identifie à son propre “moi”. Tandis que Narcisse se contemple dans l’eau – où le ciel aussi se reflète – il demeure “vivant” dans son état bio-psychique mais, à l’instant où il se confond avec sa propre image et qu’il se penche pour l’embrasser, à cet instant – qui est celui de “la seconde mort” – il tombe et se noie. Angelus Silesius, dans un terrible distique du Pélerin chérubinique (V, 72), observe que “Dieu est près de Belzébuth autant que du Séraphin : si ce n’est que Belzébuth lui tourne le dos”. Narcisse, lui aussi, tourne le dos au ciel. Telle est la posture très commune chez les gens de lettres : la vanité, l’amour infantile de soi-même, l’hypetrophie du “moi”, l’inépuisable passion d’être son propre sujet, de se raconter, de se donner l’illusion de son importance.
La mystique est le refoulé de la littérature parce qu’elle instaure une logique antagoniste du “moi” : la désappropriation, la mort à soi-même, ce que Paul nomme “kénose”. Quand l’âme refuse de découvrir sa pauvreté ontologique, elle se détourne de Dieu.
Nous en sommes arrivés aujourd’hui à ce moment crucial où se pose le problème capital de la métaphysique chrétienne : les conditions ontologiques de la réalisation du dessein créateur, de ce que Paul nomme nouvelle création (Kainè ktisis). Le clonage reproductif, tel qu’il semble s’imposer peu à peu dans les mentalités actuelles, correspond au “vissage” de l’âme dans l’ordre naturel. La finalité sunaturelle de l’homme, ainsi niée, nous assistons au triomphe du naturalisme : le clonage est la condamnation de l’espèce humaine à la “seconde mort”.
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