samedi, 31 mai 2008
Contre la thèse de Jérôme Rousse-Lacordaire
par Alain Santacreu
Ésotérisme et christianisme, la thèse de doctorat en théologie de Jérôme Rousse-Lacordaire a pour sous-titre « Histoire et enjeux théologiques d’une expatriation » [1]. Ce terme d’ « expatriation » nous dévoile d’emblée l’hypothèse de notre auteur [2] : les doctrines ésotériques, telles qu’elles se sont déployées depuis la Renaissance, proviendraient d’un creuset chrétien d’où la théologie les aurait expulsées.
La réflexion de Rousse-Lacordaire prend appui sur un texte-support, Jésus-Christ, le porteur d’eau vive [3], dont il ne partage pas toujours les positions néo-thomistes mais qui, tout au long de son étude, va servir de prétexte et de fil conducteur à sa démonstration.
La réflexion de Rousse-Lacordaire prend appui sur un texte-support, Jésus-Christ, le porteur d’eau vive [3], dont il ne partage pas toujours les positions néo-thomistes mais qui, tout au long de son étude, va servir de prétexte et de fil conducteur à sa démonstration.
Dans la première partie de son ouvrage, « La renovatio du christianisme : pérennité et unité », l’auteur s’attache à recenser les occurrences diachroniques de l’expression « Philosophia perennis », depuis le XVe siècle d’Agostino Steuco, son inventeur, jusqu’à notre époque contemporaine.
On pourrait renvoyer à Jérôme Rousse-Lacordaire ce qu’il n’hésite pas lui même à reprocher à Jésus-Christ, le porteur d’eau vive, d’être « doctrinalement surdéterminé » (79)([4], quand, par exemple, il pose comme une évidence ce qui n’est qu’un a priori : « Qu’il me suffise donc de dire que le pérennialisme obéit à un paradigme très différent de celui de la philosophia perennis et que, à ce titre, il ne peut être analysé en continuité avec elle » (57). Encore s’agirait-il de préciser en quoi consiste cette différence paradigmatique et, d’autre part, si le projet de la philosophia perennis renaissante était, comme l’affirme l’auteur, de « revivifier spirituellement le christianisme » (60) dans le souci constant des « conformationes chrétiennes », pourquoi le terme même de philosophia perennis tarda-t-il des siècles avant de pénétrer officiellement dans les textes pontificaux – assimilé à la philosophie thomiste ! – ainsi que le souligne notre auteur sans pour autant s’en étonner ? Ne serait-ce pas plutôt que la Philosophia perennis de Steuco, concordiste, intégratrice et relativiste était une expression masquée de l’humanisme renaissant promoteur de la modernité ?
Lorsque l’auteur en vient à la perennial philosophy d’Huxley, c’est pour remarquer qu’ « elle a finalement peu à voir avec la philosophia perennis renaissante » (58). Il aurait été pourtant intéressant de s’interroger si la perennial philosophy aurait pu exister sans la philosophia perennis, s’il y a un lien de causalité méta-historique entre l’une et l’autre, autrement dit entre l’esprit de la Renaissance et l’esprit du Nouvel Âge ou, même, avec les ésotéristes pérennialistes du XXème siècle. Car, au-delà de ce qui les sépare, Steuco, Schuon ou Huxley sont des concordistes et cette vision commune permet précisément d’envisager une continuité d’inspiration entre eux [5]. En effet, tous posent comme un préacquis le principe de concordance universelle des religions qu’ils conçoivent comme autant de voies homologues, émanées d’une Vérité originelle dont elles dériveraient par différentiation contextuelle et tous postulent le parfait accord du christianisme avec les autres formes de la Tradition universelle.
À l’encontre de ce concordisme, on peut toutefois considérer que le christianisme, par la Révélation du Dieu fait homme, se différencie par nature des autres religions. L’avatar vishnouïque, sous l’apparence humaine, garde sa dimension divine [6], il n’a pas la double nature du Christ qui s’est « fait péché pour nous » (2 Corinthiens 5, 21). Le christianisme est incomparable ou il n’est rien, cette aporie remet en question le postulat de l’unité transcendante des religions, pour reprendre l’expression de Frithjof Schuon, qui suppose un centre ésotérique commun, racine principielle et irrévélable du sacré. Or, pour le christianisme, la connaissance de ce centre – le cœur du cœur – est révélé par le Fils. Nul ne peut connaître le Père si le Père ne se fait pas connaître : le Fils est la gnose du Père. La philosophia perennis d’Agostino Steuco, parce qu’elle ignore la notion métaphysique d’une « Tradition primordiale » qui dévoilerait l’essence du christianisme comme récapitulation des religions par con-version dans le Principe, a ouvert la voie à toutes les contradictions du comparatisme concordiste.
Relevant ensuite un passage du rapport Jésus-Christ, le porteur d’eau vive qui définit la « philosophie pérenne » comme une « synthèse de magie et d’alchimie de la Grèce antique d’une part, et du mysticisme juif de l’autre » (77), Jérôme Rousse-Lacordaire consacre les deux autres chapitres de la première partie de son livre à la Magie et à la Kabbale. D’après lui, des auteurs tels Marcile Ficin ou Pic de la Mirandole auraient ouvert une perspective chrétienne à la magie naturelle et à la magie spirituelle en essayant de « concilier la régularité des influences physiques (particulièrement astrales) et le libre arbitre humain sans faire intervenir une instance médiatrice qui se tiendrait plus ou moins en dehors de la nature » (120). Or, ce refus d’une « instance médiatrice » n’est-il pas une identification panthéistique de l’esprit et de la matière et n’aboutit-il pas à un rejet de la grâce mariale naturellement surnaturelle ? Selon Michel de Certeau, un des aspects essentiels de l’évolution de la magie durant la Renaissance fut l’érotisation de l’amour : l’érotisme émergea pour combler le vide laissé par la disparition de la mystique. L’éros platonicien fut ainsi substitué à la virginale agapê chrétienne.
Sur la Kabbale, Jérôme Rousse-Lacordaire nous reproduit dévotement les thèses de François Secret [7], alors que ce dernier n’avait pas relevé que, si Pic de la Mirandole, Jean Reuchlin et leurs émules chrétiens de la Renaissance ont bien eu connaissance du sens caché du Tétragramme, leur kabbale, enrobée de gnose alexandrine, confondait le Fils (Waw) aux deux Natures et l’Esprit (les deux Hé) à double spiration [8], si bien que les « kabbalistes chrétiens » s’abusèrent eux-mêmes en croyant avoir pénétré les secrets de la Torah.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « L’autre de l’Église et du christianisme : ruptures et identité », Rousse-Lacordaire expose les critiques que l’Église porte sur le secret initiatique et le gnosticisme. Concernant la Franc-maçonnerie, il affirme que « le rite de réception au grade de maître peut être compris comme un rite de relèvement, en la personne du candidat à la maîtrise, du Christ figuré par Hiram. » (178). C’est aller vite en besogne. On pourrait aussi bien interpréter le rituel de la mort d’Hiram, apparu subitement, en 1723, avec les Constitutions andersoniennes, comme un processus d’opération magique évoquant le mythe kabbaliste du Dibbouck qui prit son essor dans la diaspora juive de ce début du XVIIe siècle. De toute façon, l’assimilation du gestus hiramique avec le Grand œuvre christique est loin d’être une évidence et, sur ce point, l’on devrait au moins se montrer très circonspect devant l’herméneutique franc-maçonne d’obédience « chrétienne » que s’empresse d’accepter notre auteur. La figure composite et factice de l’Hiram relevé de la franc-maçonnerie spéculative ne saurait être confondue avec le Christ ressuscité, sinon par « les renards et les forgerons », comme aurait dit Jean de la Croix.
On pourrait renvoyer à Jérôme Rousse-Lacordaire ce qu’il n’hésite pas lui même à reprocher à Jésus-Christ, le porteur d’eau vive, d’être « doctrinalement surdéterminé » (79)([4], quand, par exemple, il pose comme une évidence ce qui n’est qu’un a priori : « Qu’il me suffise donc de dire que le pérennialisme obéit à un paradigme très différent de celui de la philosophia perennis et que, à ce titre, il ne peut être analysé en continuité avec elle » (57). Encore s’agirait-il de préciser en quoi consiste cette différence paradigmatique et, d’autre part, si le projet de la philosophia perennis renaissante était, comme l’affirme l’auteur, de « revivifier spirituellement le christianisme » (60) dans le souci constant des « conformationes chrétiennes », pourquoi le terme même de philosophia perennis tarda-t-il des siècles avant de pénétrer officiellement dans les textes pontificaux – assimilé à la philosophie thomiste ! – ainsi que le souligne notre auteur sans pour autant s’en étonner ? Ne serait-ce pas plutôt que la Philosophia perennis de Steuco, concordiste, intégratrice et relativiste était une expression masquée de l’humanisme renaissant promoteur de la modernité ?
Lorsque l’auteur en vient à la perennial philosophy d’Huxley, c’est pour remarquer qu’ « elle a finalement peu à voir avec la philosophia perennis renaissante » (58). Il aurait été pourtant intéressant de s’interroger si la perennial philosophy aurait pu exister sans la philosophia perennis, s’il y a un lien de causalité méta-historique entre l’une et l’autre, autrement dit entre l’esprit de la Renaissance et l’esprit du Nouvel Âge ou, même, avec les ésotéristes pérennialistes du XXème siècle. Car, au-delà de ce qui les sépare, Steuco, Schuon ou Huxley sont des concordistes et cette vision commune permet précisément d’envisager une continuité d’inspiration entre eux [5]. En effet, tous posent comme un préacquis le principe de concordance universelle des religions qu’ils conçoivent comme autant de voies homologues, émanées d’une Vérité originelle dont elles dériveraient par différentiation contextuelle et tous postulent le parfait accord du christianisme avec les autres formes de la Tradition universelle.
À l’encontre de ce concordisme, on peut toutefois considérer que le christianisme, par la Révélation du Dieu fait homme, se différencie par nature des autres religions. L’avatar vishnouïque, sous l’apparence humaine, garde sa dimension divine [6], il n’a pas la double nature du Christ qui s’est « fait péché pour nous » (2 Corinthiens 5, 21). Le christianisme est incomparable ou il n’est rien, cette aporie remet en question le postulat de l’unité transcendante des religions, pour reprendre l’expression de Frithjof Schuon, qui suppose un centre ésotérique commun, racine principielle et irrévélable du sacré. Or, pour le christianisme, la connaissance de ce centre – le cœur du cœur – est révélé par le Fils. Nul ne peut connaître le Père si le Père ne se fait pas connaître : le Fils est la gnose du Père. La philosophia perennis d’Agostino Steuco, parce qu’elle ignore la notion métaphysique d’une « Tradition primordiale » qui dévoilerait l’essence du christianisme comme récapitulation des religions par con-version dans le Principe, a ouvert la voie à toutes les contradictions du comparatisme concordiste.
Relevant ensuite un passage du rapport Jésus-Christ, le porteur d’eau vive qui définit la « philosophie pérenne » comme une « synthèse de magie et d’alchimie de la Grèce antique d’une part, et du mysticisme juif de l’autre » (77), Jérôme Rousse-Lacordaire consacre les deux autres chapitres de la première partie de son livre à la Magie et à la Kabbale. D’après lui, des auteurs tels Marcile Ficin ou Pic de la Mirandole auraient ouvert une perspective chrétienne à la magie naturelle et à la magie spirituelle en essayant de « concilier la régularité des influences physiques (particulièrement astrales) et le libre arbitre humain sans faire intervenir une instance médiatrice qui se tiendrait plus ou moins en dehors de la nature » (120). Or, ce refus d’une « instance médiatrice » n’est-il pas une identification panthéistique de l’esprit et de la matière et n’aboutit-il pas à un rejet de la grâce mariale naturellement surnaturelle ? Selon Michel de Certeau, un des aspects essentiels de l’évolution de la magie durant la Renaissance fut l’érotisation de l’amour : l’érotisme émergea pour combler le vide laissé par la disparition de la mystique. L’éros platonicien fut ainsi substitué à la virginale agapê chrétienne.
Sur la Kabbale, Jérôme Rousse-Lacordaire nous reproduit dévotement les thèses de François Secret [7], alors que ce dernier n’avait pas relevé que, si Pic de la Mirandole, Jean Reuchlin et leurs émules chrétiens de la Renaissance ont bien eu connaissance du sens caché du Tétragramme, leur kabbale, enrobée de gnose alexandrine, confondait le Fils (Waw) aux deux Natures et l’Esprit (les deux Hé) à double spiration [8], si bien que les « kabbalistes chrétiens » s’abusèrent eux-mêmes en croyant avoir pénétré les secrets de la Torah.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « L’autre de l’Église et du christianisme : ruptures et identité », Rousse-Lacordaire expose les critiques que l’Église porte sur le secret initiatique et le gnosticisme. Concernant la Franc-maçonnerie, il affirme que « le rite de réception au grade de maître peut être compris comme un rite de relèvement, en la personne du candidat à la maîtrise, du Christ figuré par Hiram. » (178). C’est aller vite en besogne. On pourrait aussi bien interpréter le rituel de la mort d’Hiram, apparu subitement, en 1723, avec les Constitutions andersoniennes, comme un processus d’opération magique évoquant le mythe kabbaliste du Dibbouck qui prit son essor dans la diaspora juive de ce début du XVIIe siècle. De toute façon, l’assimilation du gestus hiramique avec le Grand œuvre christique est loin d’être une évidence et, sur ce point, l’on devrait au moins se montrer très circonspect devant l’herméneutique franc-maçonne d’obédience « chrétienne » que s’empresse d’accepter notre auteur. La figure composite et factice de l’Hiram relevé de la franc-maçonnerie spéculative ne saurait être confondue avec le Christ ressuscité, sinon par « les renards et les forgerons », comme aurait dit Jean de la Croix.
Cette crédulité angélique est fort surprenante chez un auteur dont la probité intellectuelle est incontestable, Louis Charbonneau-Lassay était bien plus lucide qui considérait l’emploi du symbolisme chrétien par la franc-maçonnerie comme « blasphématoire » [9]. Cependant, notre auteur prend soin de préciser : « Bien sûr, au grade de maître, Hiram ne ressuscite pas, mais le maçon qui revit rituellement la légende hiramique est cependant bien relevé : en lui, symboliquement, et, par son identification à Hiram, le maçon ressuscite » (178). On sait que l’Hiram biblique n’est pas l’architecte du temple de Salomon mais un « fondeur » (I Rois, 7, 13 et II Chroniques, 4, 11). C’est lui qui, par le rite de la réception à la Maîtrise, est censé renaître dans le récipiendaire : l’âme d’Hiram s’insère dans la psyché du nouveau Maître maçon. Cette expérience ésotérique a bien l’apparence d’un processus de possession où l’impétrant joue le rôle de véhicule psychique. Mais Jérôme Rousse-Lacordaire ne veut voir dans les différentes condamnations pontificales sur la Franc-maçonnerie que des raisons juridico-politiques. Selon notre auteur, dans l’excommunication prononcée en 1738 par Clément XII dans sa lettre apostolique In eminenti : « Il n’était pas question ici d’ésotérisme : ni les rites ni le légendaire maçonnique n’étaient évoqués » (169). On rappellera simplement que la bulle manuscrite authentique, conservée au Vatican, se termine par une phrase, « (…) Et pour d’autres motifs, connus de Nous seuls », qu’il n’est peut-être pas stupide d’interpréter comme une allusion concrète à l’ésotérisme hiramique.
Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, « Forme de pensée ésotérique et perspectives théologiques », Rousse-Lacordaire tente une nouvelle approche théologique de l’ésotérisme qu’il considère avoir été expatrié du corpus chrétien.
Selon nous, l’ésotérisme n’est pas à côté ni au-dessus de l’Église institutionnelle, il est dans l’Église, en son centre même et le centre est par essence « inexpatriable » puisque le Père est dans son secret. Une pêche sans noyau est-elle toujours une pêche ? Le symbolisme de la triple enceinte est ici éclairant : le grand carré extérieur serait la figure délimitant l’exotérisme de l’Église de Pierre ; le carré moyen représenterait le domaine de l’ésotérisme ; et le petit carré désignerait la demeure de l’Église de Jean. La définition de l’ésotérisme donnée par Antoine Faivre – sur laquelle repose toute la réflexion de Jérôme Rousse-Lacordaire – est recevable quand il le caractérise comme « l’interface entre cosmologie et métaphysique ». On pourrait ainsi lire l’histoire de la subversion moderne comme l’usurpation de l’espace intermédiaire de l’ésotérisme par des forces visant à couper toute communication entre les résidences de Pierre et de Jean, la finalité du noyautage de l’ésotérisme étant le dénoyautage du catholicisme. C’est pourquoi on peut s’interroger sur une certaine attitude prétendument « guénonienne » vis-à-vis du catholicisme qui soutient que l’Église, en condamnant tout ce qui se rattache à l’ésotérisme, prononcerait sa propre condamnation car ce serait la rupture définitive avec le Centre. Antoine Faivre considère donc que l’ « ésotérisme » serait une « interface » efficiente, un passage ouvert alors qu’il a été obstrué. Que devient la critique du monde moderne si on ne s’aperçoit pas que le domaine de l’ésotérisme est dominé par les forces d’obstruction déifuges de la modernité ?
La transmutation de l’Église de Pierre en l’Église de Jean est le combat apocalyptique des derniers temps, le combat de la Femme et du Dragon, tel est l’enjeu de l’ésotérisme. l’Église a rejeté de façon simultanée la mystique – l’ésotérisme de la Femme – et la gnose dualiste – l’ésotérisme du Dragon. Cette concomitance de rejet est en soi un mystère qui renvoie aux divines paroles : « Je bâtirai mon Église et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. » (Mat. 16,18)
La perspective adoptée par Rousse-Lacordaire lui cache cette dimension eschatologique et enraye sa réflexion devant l’évidence : « La condamnation du spiritisme intervint significativement au moment même où le culte marial battait son plein avec la déclaration de l’Immaculée Conception par la bulle Ineffabilis Deus (1854), et avec la reconnaissance des apparitions de la rue du Bac (1830), de La Salette (1847) et de Lourdes (1858) », observe-t-il (196). Mais alors il faudrait oser mettre en miroir le cycle des épiphanies mariales avec les grandes étapes du processus de formation de l’ « attitude ésotériste » que notre auteur fait remonter à la Renaissance ; et, à ce propos, on s’étonnera qu’il ne relève pas l’effacement de l’anthropologie ternaire – corps, âme, esprit – par l’humanisme renaissant.
La Porte par où Dieu sortit pour aller aux hommes est la Porte par laquelle les hommes entreront pour aller à Dieu ! La Présence mariale, parce qu’elle révèle l’image de Dieu, rectifie l’erreur d’homologuer le Créateur à un principe impersonnel de la manifestation : « Voici la Porte de YHWH ; par Elle entreront les justes » (Ps 118, 20).
Jérôme Rousse-Lacordaire pense que l’ésotérisme qui apparaît à la Renaissance est une expatriation du christianisme. Il estime qu’ « expérience ésotérique et expérience théologique ne sont pas identiques, mais (qu’) elles sont deux manières de déployer une expérience religieuse, sur le mode de l’intuition imaginale pour la première, sur le mode de la réflexivité discursive pour la seconde » (244). Cette constatation justifie, à ses yeux, une approche théologique qui se placerait sur le terrain de l’expérience. Cependant rien n’indique que l’expérience théologique, telle qu’il l’envisage, soit autre chose qu’un simple exercice rationnel et puisse accéder à une expérience intellective, à une intellectualité sacrée. De plus, son analyse amalgame ce qu’il appelle l’ « expérience ésotérique » et la « tradition des apôtres » qui est l’authentique discipline de l’arcane, le véritable « secret de Marie ». En effet, l’Assomption de la Vierge est le paradigme de la réalisation ascendante donnée à l’homme par le sacrifice du Christ. L’infusion de l’esprit dans la phénomène mystique est davantage une ins-périence qu’une expérience. Dans l’extase mystique les sens sont « suspendus » mais l’âme ne quitte pas le corps : c’est l’esprit qui est « ravi ». Au contraire, le secret maçonnique, comme toute « expérience ésotérique », vise à atteindre le dédoublement psychique provoqué, se plaçant sur la voie des plans magiques [10].
L’ésotérisme du Dragon s’oppose à l’ésotérisme de la Femme. Antoine Faivre, cité avec déférence par Rousse-Lacordaire, est contraint de distinguer l’ésotérisme de la mystique : « l’ésotériste paraît davantage s’intéresser aux intermédiaires révélés à son regard intérieur par la vertu de son imagination créatrice, que tendre essentiellement vers l’union avec le divin » [11]. Or, cette distinction entre l’ésotérisme et la mystique n’est pas acceptable dans la mesure où elle ne tient pas compte de la substitution qui s’est opérée, à la Renaissance, entre la mystique et l’ésotérisme. C’est parce que la mystique a été rejetée hors-champ de la théologie que l’ésotérisme a pu apparaître comme contre-champ du théologique. L’hypothèse d’ « expatriation » de l’ésotérisme s’avère par là même infondée. C’est, plus exactement, une double scission dans le champ théologique qui permet l’avènement de l’ésotérisme au sens où l’entend Rousse-Lacordaire. La première a lieu d’abord entre les domaines de l’ascétique et de la mystique, la seconde entre la mystique et la théologie. Dans le triptyque paulinien, corps-psyché-pneuma, ce dernier – la « fine pointe de l’âme » dans le langage des mystiques – est désormais séparé des deux autres niveaux. La théologie moderne, abandonnant le paradigme ternaire, laisse le champ libre à l’ésotérisme pérennialiste qui se l’approprie. Si l’on peut parler d’expatriation c’est uniquement celle que provoque ce rejet du paradigme ternaire. L’interprétation de Rousse-Lacordaire est sur ce sujet assez confuse et considère, suivant en cela les travaux de Gedaliahu Guy Stroumsa [12] qu’il y aurait eu d’abord transformation de l’ésotérisme en mystique : « Passé le IVème siècle, quand la réception du baptême, devenue sans danger, se généralise, il semble que le vocabulaire de l’ésotérisme passe dans le mysticisme » (292). Doit-on alors considérer que l’expatriation dont il parle s’amorce avec cette substitution lexicale ? Mais alors il faudrait admettre que l’ésotérisme chrétien fondamental fut rejeté en même temps que la scission de la mystique et de la théologie et qu’il s’agit par conséquent de distinguer entre l’ésotérisme qui advient avec la Philosophia perennis de celui qui a été mis en demeure dans la langue mystique.
Comme la « fausse gnose » dénoncée par saint Paul (Timothée, VI, 20), on peut donc parler d’un « faux ésotérisme », celui que Jérôme Rousse-Lacordaire fait débuter en « 1471, année de la publication de la traduction latine d’une bonne partie du Corpus hermeticum à Trévise, chez Geraert Van der Leyde » (27). Ainsi, par une sorte de paradoxe ultime, la thèse de Rousse-Lacordaire accrédite la lecture hérésiologique dix-neuviémiste de l’ésotérisme qu’elle prétendait dénoncer : « La rupture était consommée : l’ésotérisme était devenu, aux yeux de nos modernes hérésiologues, l’héritier direct de l’hérésie majeure des débuts du christianisme. Désormais toute l’histoire de l’ésotérisme pouvait être lue dans cette lumière : la philosophia perennis, la magie et la kabbale des ésotéristes renaissants, qui se voulaient pourtant des apologètes du christianisme, n’étaient finalement que des réalisations historiquement différentes mais essentiellement semblables du gnosticisme antique. » (320)
Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, « Forme de pensée ésotérique et perspectives théologiques », Rousse-Lacordaire tente une nouvelle approche théologique de l’ésotérisme qu’il considère avoir été expatrié du corpus chrétien.
Selon nous, l’ésotérisme n’est pas à côté ni au-dessus de l’Église institutionnelle, il est dans l’Église, en son centre même et le centre est par essence « inexpatriable » puisque le Père est dans son secret. Une pêche sans noyau est-elle toujours une pêche ? Le symbolisme de la triple enceinte est ici éclairant : le grand carré extérieur serait la figure délimitant l’exotérisme de l’Église de Pierre ; le carré moyen représenterait le domaine de l’ésotérisme ; et le petit carré désignerait la demeure de l’Église de Jean. La définition de l’ésotérisme donnée par Antoine Faivre – sur laquelle repose toute la réflexion de Jérôme Rousse-Lacordaire – est recevable quand il le caractérise comme « l’interface entre cosmologie et métaphysique ». On pourrait ainsi lire l’histoire de la subversion moderne comme l’usurpation de l’espace intermédiaire de l’ésotérisme par des forces visant à couper toute communication entre les résidences de Pierre et de Jean, la finalité du noyautage de l’ésotérisme étant le dénoyautage du catholicisme. C’est pourquoi on peut s’interroger sur une certaine attitude prétendument « guénonienne » vis-à-vis du catholicisme qui soutient que l’Église, en condamnant tout ce qui se rattache à l’ésotérisme, prononcerait sa propre condamnation car ce serait la rupture définitive avec le Centre. Antoine Faivre considère donc que l’ « ésotérisme » serait une « interface » efficiente, un passage ouvert alors qu’il a été obstrué. Que devient la critique du monde moderne si on ne s’aperçoit pas que le domaine de l’ésotérisme est dominé par les forces d’obstruction déifuges de la modernité ?
La transmutation de l’Église de Pierre en l’Église de Jean est le combat apocalyptique des derniers temps, le combat de la Femme et du Dragon, tel est l’enjeu de l’ésotérisme. l’Église a rejeté de façon simultanée la mystique – l’ésotérisme de la Femme – et la gnose dualiste – l’ésotérisme du Dragon. Cette concomitance de rejet est en soi un mystère qui renvoie aux divines paroles : « Je bâtirai mon Église et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. » (Mat. 16,18)
La perspective adoptée par Rousse-Lacordaire lui cache cette dimension eschatologique et enraye sa réflexion devant l’évidence : « La condamnation du spiritisme intervint significativement au moment même où le culte marial battait son plein avec la déclaration de l’Immaculée Conception par la bulle Ineffabilis Deus (1854), et avec la reconnaissance des apparitions de la rue du Bac (1830), de La Salette (1847) et de Lourdes (1858) », observe-t-il (196). Mais alors il faudrait oser mettre en miroir le cycle des épiphanies mariales avec les grandes étapes du processus de formation de l’ « attitude ésotériste » que notre auteur fait remonter à la Renaissance ; et, à ce propos, on s’étonnera qu’il ne relève pas l’effacement de l’anthropologie ternaire – corps, âme, esprit – par l’humanisme renaissant.
La Porte par où Dieu sortit pour aller aux hommes est la Porte par laquelle les hommes entreront pour aller à Dieu ! La Présence mariale, parce qu’elle révèle l’image de Dieu, rectifie l’erreur d’homologuer le Créateur à un principe impersonnel de la manifestation : « Voici la Porte de YHWH ; par Elle entreront les justes » (Ps 118, 20).
Jérôme Rousse-Lacordaire pense que l’ésotérisme qui apparaît à la Renaissance est une expatriation du christianisme. Il estime qu’ « expérience ésotérique et expérience théologique ne sont pas identiques, mais (qu’) elles sont deux manières de déployer une expérience religieuse, sur le mode de l’intuition imaginale pour la première, sur le mode de la réflexivité discursive pour la seconde » (244). Cette constatation justifie, à ses yeux, une approche théologique qui se placerait sur le terrain de l’expérience. Cependant rien n’indique que l’expérience théologique, telle qu’il l’envisage, soit autre chose qu’un simple exercice rationnel et puisse accéder à une expérience intellective, à une intellectualité sacrée. De plus, son analyse amalgame ce qu’il appelle l’ « expérience ésotérique » et la « tradition des apôtres » qui est l’authentique discipline de l’arcane, le véritable « secret de Marie ». En effet, l’Assomption de la Vierge est le paradigme de la réalisation ascendante donnée à l’homme par le sacrifice du Christ. L’infusion de l’esprit dans la phénomène mystique est davantage une ins-périence qu’une expérience. Dans l’extase mystique les sens sont « suspendus » mais l’âme ne quitte pas le corps : c’est l’esprit qui est « ravi ». Au contraire, le secret maçonnique, comme toute « expérience ésotérique », vise à atteindre le dédoublement psychique provoqué, se plaçant sur la voie des plans magiques [10].
L’ésotérisme du Dragon s’oppose à l’ésotérisme de la Femme. Antoine Faivre, cité avec déférence par Rousse-Lacordaire, est contraint de distinguer l’ésotérisme de la mystique : « l’ésotériste paraît davantage s’intéresser aux intermédiaires révélés à son regard intérieur par la vertu de son imagination créatrice, que tendre essentiellement vers l’union avec le divin » [11]. Or, cette distinction entre l’ésotérisme et la mystique n’est pas acceptable dans la mesure où elle ne tient pas compte de la substitution qui s’est opérée, à la Renaissance, entre la mystique et l’ésotérisme. C’est parce que la mystique a été rejetée hors-champ de la théologie que l’ésotérisme a pu apparaître comme contre-champ du théologique. L’hypothèse d’ « expatriation » de l’ésotérisme s’avère par là même infondée. C’est, plus exactement, une double scission dans le champ théologique qui permet l’avènement de l’ésotérisme au sens où l’entend Rousse-Lacordaire. La première a lieu d’abord entre les domaines de l’ascétique et de la mystique, la seconde entre la mystique et la théologie. Dans le triptyque paulinien, corps-psyché-pneuma, ce dernier – la « fine pointe de l’âme » dans le langage des mystiques – est désormais séparé des deux autres niveaux. La théologie moderne, abandonnant le paradigme ternaire, laisse le champ libre à l’ésotérisme pérennialiste qui se l’approprie. Si l’on peut parler d’expatriation c’est uniquement celle que provoque ce rejet du paradigme ternaire. L’interprétation de Rousse-Lacordaire est sur ce sujet assez confuse et considère, suivant en cela les travaux de Gedaliahu Guy Stroumsa [12] qu’il y aurait eu d’abord transformation de l’ésotérisme en mystique : « Passé le IVème siècle, quand la réception du baptême, devenue sans danger, se généralise, il semble que le vocabulaire de l’ésotérisme passe dans le mysticisme » (292). Doit-on alors considérer que l’expatriation dont il parle s’amorce avec cette substitution lexicale ? Mais alors il faudrait admettre que l’ésotérisme chrétien fondamental fut rejeté en même temps que la scission de la mystique et de la théologie et qu’il s’agit par conséquent de distinguer entre l’ésotérisme qui advient avec la Philosophia perennis de celui qui a été mis en demeure dans la langue mystique.
Comme la « fausse gnose » dénoncée par saint Paul (Timothée, VI, 20), on peut donc parler d’un « faux ésotérisme », celui que Jérôme Rousse-Lacordaire fait débuter en « 1471, année de la publication de la traduction latine d’une bonne partie du Corpus hermeticum à Trévise, chez Geraert Van der Leyde » (27). Ainsi, par une sorte de paradoxe ultime, la thèse de Rousse-Lacordaire accrédite la lecture hérésiologique dix-neuviémiste de l’ésotérisme qu’elle prétendait dénoncer : « La rupture était consommée : l’ésotérisme était devenu, aux yeux de nos modernes hérésiologues, l’héritier direct de l’hérésie majeure des débuts du christianisme. Désormais toute l’histoire de l’ésotérisme pouvait être lue dans cette lumière : la philosophia perennis, la magie et la kabbale des ésotéristes renaissants, qui se voulaient pourtant des apologètes du christianisme, n’étaient finalement que des réalisations historiquement différentes mais essentiellement semblables du gnosticisme antique. » (320)
NOTES
1. Jérôme Rousse-Lacordaire, Ésotérisme et Christianisme. Histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007.
2. Le père Rousse-Lacordaire, dominicain, est chargé d’enseignement à l’Institut catholique de Paris et directeur de la bibliothèque du Saulchoir à Paris.
3. Conseil Pontifical de la culture, Conseil Pontifical pour le dialogue religieux, Jésus-Christ, le porteur d’eau vive : une réflexion chrétienne sur le « Nouvel Âge », Paris, Cerf, 2003.
4. Les chiffres entre parenthèses renvoient au numéro des pages.
5. Steuco, Schuon et Huxley représentent respectivement la « philosophia perennis », le « pérennialisme » et la « perennial philosophy ».
6. Au risque de scandaliser, nous percevons la doctrine hindoue des avatars comme une forme de docétisme.
7. Cf. Le Zôhar chez les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Paris, Mouton, 1964 et Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Milan, Archè, 1985.
8. Nous renvoyons sur cette question à nos remarques sur le Tétragramme parues dans La Contrelittérature, un manifeste pour l’esprit, Paris, Le Rocher, 2005, ouvrage auquel Jérôme Rousse-Lacordaire a d’ailleurs participé.
9. Cf. Louis Charbonneau-Lassay, « L’Iconographie du Cœur de Jésus. L’emblème du Pélican dans l’iconographie chrétienne », Regnabit, 4ème année, n°11, avril 1925, pp. 375-383.
10. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point au chapitre « la vaudouisation de l’âme », in La Contrelittérature, un manifeste pour l’esprit, op.cit, p. 164 et suivantes. On relira aussi avec profit Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase de Mircea Eliade.
11. Cf. L’Ésotérisme, Paris, P.U.F, 2002, p. 18. Cité par Rousse-Lacordaire (236).
12. Hidden Wisdom : Esoteric Traditions And The Roots Of Christian Mysticism, Brill Academic Publishers, 2005.
Ce texte est paru dans le n° 20 de la revue Contrelittérature, Hiver 2008.