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samedi, 19 septembre 2009

L'Art Contemporain, laboratoire expérimental d'une société sans limites

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Au cœur de la dernière utopie

 

par Aude de Kerros

 

"Le refus du réel est le dogme numéro un de notre temps"

René Girard

 

 

L'AC [1] est un modèle parfait de l'idéologie post-moderne fondée sur un relativisme absolu : tout est possible, tout est vrai. Ce qui est exclu l'est secrètement et c'est ce que l'on appelle les transcendantaux : le bien, le vrai, le beau... L'artiste, prototype de l'homme exemplaire, ne connaît aucune limite. Comme dans toute utopie, la pratique révèle très rapidement toutes sortes d'impossibilités et de barrières... La première étant que l'on ne peut plus penser parce qu'il est interdit de juger : il n'y a pas de faits, il n'y a que des  déclarations. Cette nouvelle réalité déclarative s'avère un carcan, une aliénation d'un genre nouveau.

 

L'INTERDIT DE LA LIMITE

Pour l'artiste, au sens originel du terme, les limites sont la matière qui résiste, la maîtrise plus où moins grande du métier, la puissance de l'imaginaire, la fécondité créatrice, toutes choses si variables d'une personne à l'autre. Reste à chacun de danser sur ses propres limites, de ruser avec elles afin de les dépasser.

Van Eyk, ce génie inégalé de la peinture, après avoir livré ce combat, signait en bas de ses tableaux : « j'ai fait de mon mieux, comme j'ai pu ». Ovide termine en hâte Les Métamorphoses avant de mourir. Il écrit « Cet ouvrage m'a été arraché au milieu de l'enclume et le dernier coup de lime a manqué... Tous les défauts de ce poème inachevé, je les aurais corrigés si j'avais pu » [2].

Rien de tel chez les « auteurs » [3] de l'AC. Aucune limite de matière, de savoir-faire ou d'inspiration ne leur offre un point d'appui. Ils travaillent dans l'immatériel, les choses sont telles qu'il les déclarent. La source d'énergie qui fait exister l'œuvre ne peut être trouvée que dans la négation, l'agression, la transgression. Les « auteurs » s'interdisent toute forme de création par transmutation positive de la matière car le but est de provoquer de la pensée et non de la délectation. C'est une autre activité, un autre enjeu.

 

LA SEULE LIMITE DE L'AC, C'EST L'ART

Il n'en demeure pas moins que la formule « Pas de limite, tout est permis » est une illusion puisque dans la réalité l'AC ne joue que sur un nombre réduit de registres : la gamme nihiliste, minimaliste, trash, gore, kitsch, Pub, couper-coller-recycler, installation, conceptualisme peint. Ce n'est pas un nouvel académisme parce que ce n'est pas la mise en forme savante d'un imaginaire, d'une vision, d'un savoir, d'un héritage, d'une transmission. C'est une négation de tout cela à la fois, un  refus radical de l'art.

L'AC en oeuvrant dans le domaine de la transgression soulève en permanence des problèmes éthiques, juridiques, économiques au point que les affaires se multiplient devant les tribunaux. L'AC semble mettre en péril en permanence les Institutions qui la soutiennent et protègent. Les théoriciens s'en inquiètent mais savent aussi que si jamais l'AC s'imposait des limites, il se saborderait et manquerait son but qui est la remise en question des certitudes.

Nathalie Heinich en citant l'œuvre d'un artiste qui proposait de faire sauter le Centre d'Art qui l'accueillait, pose la question dans la revue Le Débat [4] : « Que faire quand l'œuvre consiste à mettre en danger l'Institution ? »

 

L'INTERDIT DU TEMPS

Celui qui adopte l'AC croit donc ne devoir renoncer à rien. En réalité, il fait une croix sur un certain nombre de ressorts essentiels de la création, dont la valeur créatrice du temps. L'artiste,  au sens traditionnel du terme, compte naturellement sur tout le temps de sa vie pour élaborer son œuvre qui comprendra apprentissage, jeunesse et maturité et qui s'inscrira dans une filiation.

« L'auteur » d'AC refuse quant à lui toute ascendance et descendance. Il est autodidacte. Pas tout à fait quand même... car il est vigoureusement entraîné à produire de l'AC à l'École des Beaux Arts et ceci depuis deux générations, c'est-à-dire presque un demi-siècle.

Il est enfermé dans le présent dont il est à la fois le témoin et le contestateur. La rupture permanente qui est son devoir moral, arrête le temps et le rend répétitif. Il sera rapidement victime de cet enfermement en étant classé dans une décennie.

La tension entre générations engendrait naturellement le mouvement perpétuel des métamorphoses de l'art. Cela n'est plus. Jean Revol, un de ces artistes ayant analysé les aliénations qu'il subissait, disait de l'AC : « C'est un art du présent, sans histoire ni mémoire », un bagne !

Michel Foucauld exprimait ainsi son désir de supprimer l'Histoire « Je rêve d'écrire un livre ou la question : d'ou cela vient ? n'ait aucun sens » C'est dans cette abolition métaphysique de toute ontologie qu'il pensait trouver la source de la création. D'ailleurs il faut remarquer que l'histoire des origines de l'AC est assez cachée.

L'avant-garde est perpétuelle, « Elle défile en boucle », disait  Jean Baudrillard qui a décrit magnifiquement ce temps collant et loufoque de l'utopie, ce simulacre de l'éternité. Plus personne ne vieillit.

Paradoxalement les artistes sont à la fois enfermés historiquement dans une décennie et considérés « d'avant garde » toute leur vie et même après leur mort. Duchamp et Andy Warhol, morts il y a bien longtemps, sont proposés comme « contemporains » à des artistes de 20 ans. Ils sont l'unique référence légitime. Un Buren qui répète depuis un demi-siècle les mêmes rayures donne tous les jours à tout le monde des leçons d'avant-garde.

 

L'INTERDIT DE L'ALTERITE

L'auteur d'AC renonce aussi à la relation d'altérité que permettait l'Art. L'œuvre d'AC n'est pas faite pour la communion des personnes, ce n'est pas sa finalité. Elle est faite pour déranger. Le grand argument des théoriciens en sa faveur est que l'œuvre est « polysémique » : tous les sens sont possibles, chacun y voit et pense ce qu'il veut. Le regardeur solitaire, utilise l'œuvre comme un godemiché, il n'y a pas de partage du sens. La polysémie de l'AC est horizontale.

Une œuvre traditionnelle ou moderne est également « polysémique », mais autrement... Celui qui regarde peut percevoir l'œuvre à divers niveaux selon le moment et les prédispositions. Si elle est de qualité, elle ne s'épuise pas en une fois : sa polysémie est verticale, son fonctionnement est symbolique, les sens se hiérarchisent comme les quatre sens de l'Écriture.

Cette relation d'altérité que produit l'art opère même là ou règnent les conflits les plus violents. On raconte que Dürer fut ému par la beauté des trésors de Montezuma rapportés par Hernan Cortez. Cette reconnaissance au-delà des cultures se produit sur le terrain du sensible, au-delà des mots, comme s'il y avait là une possibilité d'un langage universel et réconciliateur. C'est un fait auquel ne croient pas les théoriciens de l'AC.

 

L'INTERDIT DE LA SOURCE ONTOLOGIQUE ET DES FINALITES DERNIERES

Dans l'utopie de l'AC il n'y a pas seulement la prétention de se substituer à l'art mais aussi au sacré. Les œuvres de l'AC fonctionnent comme des idoles... Elles présentent un sacré immanent, une déité entièrement là, fixée à terre. L'idole est cependant une grande et complexe machinerie, aux mécanismes cachés, comme la statue de Baal, un spectacle effrayant et sidérant.

Yves Michaud a bien conscience de ce sacré numineux qui entoure l'AC quand il écrit : « Le ready-made constitue la transsubstantiation du XXème siècle » [5]. C'est une « transsubstantiation » pratiquée par des apostats, consacrant une « absence réelle ».

Que se passe-t-il exactement dans l'opération duchampienne fondatrice de l'AC, sans cesse perpétrée depuis ? Un homme ayant le statut d'artiste prélève un objet qu'il baptise et consacre « œuvre d'art »

Comme Dieu, « l'auteur » d'AC prononce les mots : « Que cela soit ! » et cela est. Comme le Christ prononçant les mots « Ceci est mon corps, Ceci est mon sang », il opère, en disant « Ceci est de l'art », la transsubstantiation d'un objet vil en art. Le geste duchampien singe l'acte divin mais ne crée pas pour autant « ex nihilo », ni n'affecte la matière : sa performance est purement sémantique.

Toute autre est la démarche de l'artiste. Celui-ci entretient avec Dieu un rapport mimétique. Devant lui s'ouvre le monde des analogies créatrices. Créé à l'image de Dieu, il est créateur comme lui, son destin est de rejoindre le modèle, devenir Dieu par participation. Il continue la création en métamorphosant la matière. On comprend que l'Art soit devenu un tabou pour l'AC. Ce sont deux actes distincts, deux destins contraires.

Le mode de création duchampien fondé sur le détournement sémantique et le geste sacré de consécration est cependant très fragile. Il repose sur la complicité car l'artiste ne peut pas être seul. Sa consécration n'opère que s'il est soutenu par la foi des fidèles et la cotation du marché. Aucune œuvre d'AC n'existe par elle même.

Christine Sourgins pointe ce fait dans la conclusion de son livre Les Mirages de l'Art contemporain [6]. L'AC passe par nous, c'est là sa faiblesse. Pour exister il a besoin de notre assentiment. Il est en notre pouvoir.

L'œuvre d'AC, sortie du contexte qui la consacre et abandonnée au coin de la rue, retrouve son statut d'objet banal. Elle s'est imposée d'abord dans les galeries puis a gagné les musées et pour finir a investi le grand patrimoine, ce qui lui donne sa légitimité historique. Elle s'est glissée de mille manières dans le patrimoine religieux ou elle a pris sa pleine dimension métaphysique.

En effet l'œuvre d'AC brille de l'éclat d'un sacré inverse et c'est dans le contexte d'une église qu'elle signifie pleinement.

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L'AC IMPOSE LA SACRALITE DE L'ART EN OCCIDENT

Rompant avec la voie particulière de l'Orient et de ses icônes, le christianisme occidental avait donné sa liberté à l'artiste en ne lui imposant pas les codes d'un art sacré immuable interdisant toute subjectivité. C'est ce qui a permis à l'art occidental de connaître une métamorphose permanente de découvrir la beauté des subjectivités liées au fait que chaque être est unique à l'image de Dieu, car subjectivité ne veut pas dire suprématie de l'ego. Les « saintes différences » disait David Jones... L'utopie de l'AC met en danger cet avenir toujours ouvert à d'autres formes et expressions. Il est une secrète sacralisation inversée de l'art occidental, un retour en arrière ! L'artiste est aujourd'hui sommé d'obéir aux codes du sacré inverse : détruire, dénoncer, transgresser. S'il ne s'y soumet pas, il est excommunié.

L'interdit du transcendant est une aliénation nouvelle, mal connue, que l'on subit parce qu'elle n'est pas dite mais sous-entendue.

 

L'ALIENATION DU FOR INTERIEUR

Les interdits existent sans mots, en creux, férules immatérielles agissant uniquement sur le for intérieur. Férules sans la forme des mots, portant sur des réalités aussi impalpables que le temps, le lien d'altérité entre les hommes ou l'intuition du transcendant...

Hanna Arendt voyait dans cette aliénation de l'âme si particulière le développement d'une version libérale du totalitarisme, agissante à notre insu parce qu'inaperçue. « On n'est contemporain que de ce que l'on comprend ! » disait elle...

La liberté absolue revendiquée par l'art contemporain cache mille interdits et une aliénation d'un genre nouveau, celle du for intérieur. C'est l'aliénation très spéciale des puissances positives de l'être : aimer, créer, enfanter, comprendre, se dépasser, transformer, progresser, vaincre les limites. Elles sont considérées comme inexistantes, perverses ou symptômes d'un rapport de domination. Toute idée de désintéressement, de pureté ou d'innocence est considérée comme idéaliste et utopique. Créer ne peut être que détruire, transgresser ou critiquer.

C'est par ce genre de vision négative imposée, de pression culpabilisante, que les voies de l'art sont interdites à tous les êtres qui se laissent impressionner et dominer.

La restauration de la pratique de l'art nous fera retrouver l'expérience concrète et sensible des limites naturelles qu'il faut assumer pour de ne pas compromettre la création de tout ce qui vient après nous. L'artiste oeuvrant dans son atelier sait intimement que sa limite est la source de sa  fécondité.

 

(Cet article est paru dans le n° 21 de la revue Contrelittérature, printemps 2008)

 

Notes :

[1] L'AC est l'acronyme d' "art contemporain" qu'a utilisé Christine Sourgins pour qualifier l'idéologie de l'art contemporain et ne pas confondre cette pratique avec tout l'art d'aujourd'hui.

[2]  Ovide Les Métamorphoses 1, 7 (13-40).

[3]  Le mot "auteurs" nous semble mieux leur convenir qu' "artistes", car ils travaillent essentiellement sur les concepts, le reste est accessoire.

[4]  Revue Le Débat, n° 142 (novembre-décembre 2006).

[5]  Yves Michaud,  La crise de l'art contemporain, PUF, p. 20.

[6]  Christine Sourgins, Les Mirages de l'art contemporain, La Table Ronde, 2005.

 

 

 

 

Commentaires

Excellent article, synthétique sans jamais être pesant. Puisque Yves Michaud est cité, je renvoie les lecteurs que cela intéresse à un autre ouvrage: Critères esthétiques et jugement de goût, Hachette.

Écrit par : Pascal Hérault | lundi, 21 septembre 2009

Superbe!

Je pense qu'il devrait être mieux défini ce qu' Aude de Kerros a appellé la "modernité naturelle"...

Cela pourrait même contribuer à jeter lumière sur la proposition de la contrelitterature, qui se considère comme "résolument moderne".
Aidant ainsi à comprendre, aussi, qu'il peut y avoir un côté positif dans la modernité, après tout, qui devrait être intégrée dans la sagesse éternelle, où elle révèle ce côté positif.

Écrit par : Pedro | vendredi, 02 octobre 2009

Je ne peux répondre à la place d'Aude de Kerros sur ce qu'elle entend par "modernité naturelle". Je me permettrai simplement de rappeler que la métaphysique chrétienne repose sur une positivité du temps : Dieu a un projet pour l'homme. Ainsi, un homme vrai est un homme qui réalise, ici et maintenant, le dessein créateur de Dieu sur lui, le contraire d'un homme dénaturé. Le sacré seul demeure éternellement moderne, l’éternellement neuf : l’instant est sacré.

Écrit par : Alain Santacreu | dimanche, 04 octobre 2009

C'est que je voulais répondre... Jean Clair disait "La modernité c'est l'adaptation au temps".
Pour un artiste c'est relier l'intemporel au temps... C'est ce qui fait que le grand art est toujours à la fois unique et différent même s'il est la suite de tout ce qui a précédé. Ce paradoxe n'existe pas dans l'AC parce que celui-ci n'admet pas l'invisible et le transcendant. Pour moi celui qui le mieux a évoqué le sens de la modernité c'est Teilhard de Chardin car il place cette idée dans le grand courant de l'évolution désirée par Dieu qui fait que l'esprit lié sur terre à la matière évolue toujours vers plus de conscience qu'elle soit collective ou individuelle. C'est cette individualisation de la conscience qui est la source de bien des tiraillements actuels, confrontée à une aussi puissante pression collective et médiatique.
Ce qui m'a passionné chez Teilhard c'est sa vision de l'Evolution qui est une co-création du monde ou le divin et l'humain vivent une réciprocité créative et amoureuse. Pour moi c'est cela la modernité.

Écrit par : aude de Kerros | lundi, 05 octobre 2009

Cet article est très clair, très précis; et important, à l'heure où le champ de l'art contemporain continue de s'étendre à grande vitesse : il faut constater les ravages qu'il fait dans l'ancienne discipline dramatique...

Écrit par : Pascal A. | samedi, 10 octobre 2009

Je vos remercie de votres reponses. Bien que j’ai quelques resérves sur le pensée de Teilhard de Chardin et son idée évolucionniste et presque panthéiste de la dissolution de l'individu dans un ensemble cosmique-collective. Je pense qu’il est trop “cosmique”, trop fictionel - trop litteraire?

Pardons-moi mon français, je suis portugais.
Dans la paix,
PR

Écrit par : Pedro | mercredi, 21 octobre 2009

"La singularité de l'histoire présente, comme l'atteste à merveille les foires d'art contemporain, n'est pas dans son caractère excrémentiel, mais dans sa coprophilie; elle ne réside pas seulement en son absence de pensée ou de sagesse ou de grandeur, mais en sa misosophie." [= haine de la sagesse]
CARON, Maxence, La Vérité captive, De la philosophie, le Cerf, 2009, p. 18.

Écrit par : Jean-Marie MATHIEU | jeudi, 03 décembre 2009

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