dimanche, 02 février 2014
Dans la collection "Contrelittérature", aux éditions l'Harmattan
Un ouvrage essentiel où l'on découvre, au sein même de l'Église catholique, un mouvement spirituel mystérieux, relié aux sources les plus pures de la théologie mystique et dont la méthode pratique, divulguée à travers des textes d'une haute spiritualité opérative, se révèle très proche de l'hésychasme oriental tel que l'ont transmis les Pères du désert.
L'Oratoire du Coeur de Maurice Le Gall de Kerdu, paru en 1670, manuel illustré de magnifiques gravures symboliques, est l'ouvrage majeur de cette voie de l'oraison cordiale qui prône la quête intérieure du Royaume de Dieu et la construction du Temple vivant du Saint-Esprit. L'étude brillante et novatrice de Jean-Marc Boudier se voit enrichie de nombreuses illustrations et d'un florilège d'écrits peu connus de cette authentique initiation chrétienne.
L'auteur, docteur ès lettres de la Sorbonne, médiéviste de formation, a tenu une librairie de livres anciens durant une quinzaine d'années. Habitant en Bretagne, dans la région de Saint-Malo, il poursuit des recherches sur l'histoire du sentiment religieux, les lieux de mémoire et les textes appartenant à la tradition spirituelle chrétienne.
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Avant-propos de l'auteur
De nos jours, distractions et divertissements occupent une très grande place dans la société et l’on arrive de moins en moins à se concentrer, à faire agir sa volonté vers le bien, à rester tranquille et posé. Nos contemporains se dispersent et se perdent dans une agitation sans nom, partis à la seule recherche des valeurs de volonté effrénée de puissance et de développement démesuré de l’égo proposées par le monde moderne. Il n’est donc pas inutile de rappeler, pour les Chrétiens d’aujourd’hui, l’importance de l’humble recueillement intérieur qui permet de nous recentrer et de réorienter notre regard vers le divin qui est au plus profond de nous, de retourner à l’essentiel en redécouvrant les trésors de la prière contemplative, « sans images et sans réflexions ».
Nous avions, il y a quelques années déjà, attiré l’attention des lecteurs d’une revue sur un petit groupe spirituel du dix-septième siècle français. Représenté principalement en Île-de-France, en Normandie et en Bretagne, mais aussi à Rome, il était réuni autour d’une même pratique de la prière du cœur – la prière de Jésus, telle qu’elle était pratiquée par les premiers Chrétiens et les moines du désert – alors connue sous le nom d’oraison cordiale. Celle-ci a été redécouverte au début du siècle dernier par l’abbé Henri Brémond, qui en a vu l’importance mais dont l’analyse, à notre sens, manque parfois de justesse. Un Carme, le Père Peter Van Schaick, a aussi voulu en étudier la richesse théologique en posant la question d’un rapprochement avec l’hésychasme oriental [1]. Anne Sauvy y consacrera un chapitre dans un ouvrage savant et documenté sur les images du cœur. Mais ces deux derniers auteurs se sont heurtés au problème des sources historiques de ce mouvement et n’ont malheureusement pas pu pousser plus loin leurs investigations. Plus récemment, Henri-Pierre Rinckel, Placide Deseille ou l’historien de l’art Frédéric Cousinié ont consacré plusieurs pages à l’iconographie des œuvres de Jean Aumont, l’un des représentants le plus emblématique de cette mouvance encore mal définie.
Dans notre présentation, qui n’a rien de définitif et d’exhaustif, nous ne prétendons pas apporter toutes les réponses ni faire toute la lumière sur le sujet, mais avons essayé de poser certaines questions et d’ouvrir quelques pistes, de proposer divers éclairages. En tout cas, nous estimons que cette prière du cœur catholique, au cœur même de l’Église, qui insiste tant sur la recherche de l’image divine en nous ainsi que sur le concours de l’effusion du Saint-Esprit et de ses sept dons, n’a pas été jugée à sa propre valeur, injustement laissée de côté ou tristement préférée à de modernes et désastreuses parodies pseudo-charismatiques qui, d’ailleurs, ont occupé le lieu même de Paray-le-Monial…
L’ouvrage le plus connu de cette constellation informe est L’Oratoire du Cœur du « noble et discret Messire Maurice Le Gal, sieur de Kerdu, recteur de Servel », une paroisse bretonne près de Lannion. Ce livre, qui sera un réel succès de librairie, offre à ses lecteurs une « Méthode très-facile pour faire Oraison avec Jésus-Christ dans le fond du Cœur ». Ce n’est pas une œuvre isolée et individuelle mais bien plutôt un manuel pratique à l’usage de ceux qui désirent suivre cette voie particulière d’amour et de volonté, ainsi qu’un aboutissement et une manifestation extérieure « charitable » d’une lignée fort discrète, proche sûrement de certaines sociétés catholiques de l’époque basées sur le secret, dont la plus connue est la Compagnie du Saint-Sacrement. Un rapprochement peut être fait aussi avec la diffusion de la dévotion au Sacré-Cœur et aux Cinq-Plaies.
Dans notre démarche, nous nous sommes fondés sur les textes imprimés existants dont il faut souligner la richesse et la profondeur. Nous en donnerons d’ailleurs, dans une seconde partie, un florilège qui permettra au lecteur de se faire sa propre opinion. Le texte de l’époque a été au maximum conservé : juste quelques mots ont été traduits et la syntaxe et la ponctuation souvent modernisées. Bien que la réunion de ces morceaux choisis puisse paraître arbitraire de notre part, elle forme néanmoins une certaine cohérence. Mais il faut s’efforcer ici de ne pas projeter sur ce mouvement des préjugés et a priori d’aujourd’hui, en l’interprétant avec des grilles de lecture erronées. L’usage souvent d’un vocabulaire précis et assez « technique » peut dérouter le lecteur actuel qui se doit de l’apprivoiser pour pouvoir se l’approprier. Nous sommes conscient aussi que ces textes peuvent déranger un certain nombre d’intellectuels religieux actuels (car trop catholiques romains pour des Orthodoxes orientaux ou d’une approche qui pourrait dérouter des Catholiques romains…) ou du moins susciter des débats plus ou moins vifs dans lesquels nous ne voulons pas rentrer ni prendre part. Cette école se situe dans un « lieu » intérieur et supérieur où les vaines querelles des hommes, aussi savants et engagés soient-ils, n’ont pas de prise. S’opposant aux dérives du Jansénisme et du Protestantisme et se différenciant du Quiétisme tel qu’il a été condamné à la fin du siècle, l’oraison dans le cubiculum cordis continuera à garder son mystère et son secret indicible dont la véritable compréhension ne peut que passer par une propre expérience personnelle intérieure – ou « passage de l’or au feu » qui permet la transition du spéculatif à l’opératif – et par un « langage du cœur » fondé sur le pur amour. Nous ne pouvons ici que rappeler cette affirmation d’Évagre le Pontique : « si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien »[2]. Enfin, de par son caractère très spécifique, l’oraison cordiale constitue un bouclier efficace aux attaques du démon et aux sinistres projets de ceux qui le suivent, pour qui elle constitue à juste titre un grand danger, s’inscrivant dans une dimension prophétique et apocalyptique de la victoire finale de l’Agneau de Dieu. L’aspect de ce combat spirituel est souvent mis en avant à l’époque.
Cette voie ascético-mystique, brève ou « sèche » si l’on peut dire – parfaitement orthodoxe et rattachée au corps de l’Église – passe d’abord par des exercices spirituels, méditations de l’esprit et affections du cœur : descente de l’esprit dans le cœur. Le cœur devient ainsi le lieu d’accueil du divin, le champ de la métanoïa et de la transformation intérieure.
C’est par ailleurs un rappel de l’expérience spirituelle de saint Paul ainsi qu’un renouveau de l’influence augustinienne : une sorte de résurgence, au Grand Siècle, de la devotio moderna de la fin du Moyen Age (qui a donné L’Imitation du Christ) dans le cadre de ce qu’on a pu appeler l’« école française de spiritualité ». Plus généralement, cela s’inscrit aussi dans un vaste mouvement de réforme de certains ordres religieux de l’époque et, parfois, la reprise d’une tradition iconographique plus ancienne. Toute tournée vers la purification et la garde du cœur ainsi que vers la réalisation intérieure de l’illumination spirituelle et de l’union intime, la finalité ultime de l’oraison cordiale sera la vision contemplative du Dieu trinitaire et la déification. Elle redonne ainsi toutes ses lettres de noblesse à la Théologie mystique et à la Métaphysique, à l’exercice de la volonté et de l’attention intérieure permanente.
Cette voie du cœur semble paradoxalement être ouverte à tous dans sa manifestation extérieure – ou plutôt elle ne pose pas d’exclusives et chacun peut y trouver ce qu’il peut et ce qu’il lui est bon d’y trouver – mais elle est particulièrement rude et « éprouvante » pour celui qui veut la rejoindre et demande une pureté et une persévérance particulières. Son radicalisme et son intransigeance peuvent en décourager plus d’un qui témoignent en même temps de la hauteur des enjeux, dans la triple mort « au monde, à la chair et au diable » et, dans un souci de fuite, de silence, de solitude, de désert, de vie cachée, de nudité, de vide, d’anéantissement, de désappropriation et de paix intérieure.
De même, il faut s’habituer à une tournure d’esprit maniant le paradoxe et évoquant la possibilité de retournements positifs : ainsi, par exemple dans une « dialectique » de l’être et du néant, de l’image et du miroir, de l’intérieur et de l’extérieur, du haut et du bas, ou encore de la docte ignorance ou des ténèbres lumineuses, on ne peut monter qu’en descendant, il faut se perdre pour se trouver ainsi que mourir à soi-même pour vivre en Dieu. Il s’agit fondamentalement d’un chemin de l’humilité pour accéder à l’invisible Royaume divin dans les cœurs où l’être de Dieu doit tuer le paraître de l’homme et la folie de la Sainte Croix l’emporter sur la fausse sagesse mondaine.
On peut entendre, comme en écho, cette parole du Christ au saint starets Silouane : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ». Car, « d’un cœur brisé et broyé, Dieu n’a pas de mépris ».