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mercredi, 18 novembre 2020

Souvenir de Jean Parvulesco

 

Parvulesco et moi 

 (entretien avec Hugues Moreau)

 

 

JeanParvulesco_Paris2000-217x300.jpg  Le 12 novembre 2018, je reçus cet e-mail d’Hugues Moreau : « Monsieur, j’interroge les amis et connaissances de Jean Parvulesco, dans la perspective d’un travail biographique et d’analyse de son œuvre. Lecteur nostalgique de Contrelittérature, revue chère à Parvulesco je crois, je serais très heureux de pouvoir m’entretenir avec vous, par téléphone ou par messagerie éventuellement (à moins que vous ne passiez à Paris). Qu’en pensez-vous ? En vous remerciant pour votre attention, et restant à votre dis-position, Bien cordialement. »

  Ce projet ne s'étant jamais concrétisé, j’ai décidé de publier notre entretien sur ce blog, la figure complexe de Jean Parvulesco, ayant pu marquer d'un soupçon "réactionnaire" la contrelittérature, ce qui est tout à fait injustifié, l'axe constant de la contrelittérature étant l'idée libertaire au plan social et, au plan ontologique, l'anarchie souveraine.  

 

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Jean Parvulesco ?

  C’est au cours de  l’année 1997. J’avais envoyé le manuscrit de mon premier roman Les sept fils du derviche à la revue La Place Royale. Je l’avais adressé à Henri Montaigu, ignorant qu’il nous avait quitté cinq ans auparavant. C’est Frédéric Luz qui a pris l’initiative d’envoyer le manuscrit à Jean Parvulesco. Dès le premier entretien téléphonique, il a proposé de nous voir dans une brasserie de la place de la Muette. Je ne connaissais pas encore son œuvre. J’ai lu très vite La Servante portugaise et La spirale prophétique. Il a beaucoup aimé mon compte rendu de son Retour des Grands temps que j’ai fait paraître dans le n°3 d’une revue qui s’appelait « Avec Regard ». C’était une revue trimestrielle, assez luxueuse (en couleurs et papier glacé) qui avait une très bonne diffusion au plan national mais qui a été très éphémère puisqu’elle n’a duré que 3 numéros en une année à peine (1997-1998). Sa parution avait fait l’effet d’un OVNI. Elle était publiée par un énigmatique Institut d’Études et de Recherches qui intriguait fort Jean Parvulesco.

  Parvulesco aurait dû collaborer au n°4 qui ne vit jamais le jour. Voici la maquette de couverture de ce numéro qui n'est jamais paru.

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L'avez-vous fréquenté pendant une longue période, de façon régulière ou épisodique ?

  Je l’ai fréquenté assez régulièrement durant cinq ans. Jusqu’au n° 8 de la revue Contrelittérature (Hiver 2002-2003). J’ai fait allusion à notre "rupture" dans un entretien accordé à une revue.

  Même après cette séparation nous avons continué à nous voir mais toutefois plus épisodiquement. Il a d’ailleurs accepté de collaborer à nouveau à la revue Contrelittérature en automne 2006 (n° 18) pour un hommage à l’écrivain Jean-Marc Tisserant. Ce n’est qu’en 2009 qu’il a cessé de me donner de ses nouvelles.

 

Durant ces cinq ans de fréquentation régulière, comment les choses se sont-elles passées, vous rencontriez-vous dans un café ? Quels étaient vos sujets de conversation ? Quelle impression vous laissait-il ?

  Je ne me suis peut-être jamais autant senti reconnu qu’avec Jean Parvulesco. Il était d’une grande prévenance et portait une suprême attention à vos propos. Il m’appelait « Mon cher » avec son accent roumain si singulier et son regard, derrière ses épaisses lunettes, était plein de clarté, enfantin et malicieux, parfois même espiègle (surtout quand il regardait les jeunes filles). Il n’était pas rare qu’il fasse référence à une discussion que nous avions pu avoir quelques temps auparavant et que bien souvent j’avais déjà oubliée. 

  Il s’adressait à une zone non défrichée de mon être que j’ignorais. Il a ouvert des sentes dans mon âme où je n’ai jamais trop osé me risquer mais qui demeurent en moi et que j’aime à emprunter encore, comme s’il marchait à mes côtés. Pourtant je n’ai pas trop de souvenirs de promenades avec lui. Nous restions assis, attablés deux bonnes heures, dans cette brasserie, aujourd’hui disparue, chaussée de la Muette, presque toujours à la même place, en plein milieu de la salle, devant le comptoir. De là, il avait une perspective princière donnant non seulement sur l’intérieur de la brasserie mais aussi sur l’extérieur de la rue que l’on découvrait à travers les baies vitrées. Je me souviens de lui avoir proposé un jour d’aller nous promener dans le quartier, mais il avait décliné car ces lieux étaient empreints pour lui d’une force destinale. Il a fait référence dans ses romans à l’expérience mystique qu’il a vécu dans sa jeunesse rue Bois-Le-Vent.

  Au tout début que nous nous connaissions, il m’avait obtenu un rendez-vous avec Guy Trédaniel, son éditeur. Nous étions allés en voiture rue Saint-Séverin. Il m’avait attendu patiemment dans un café à côté, le temps de mon entretien. Je le revois attablé tout seul au fond de ce bar désert. Il devait avoir l’âge que j’ai aujourd’hui et nous partagions ensemble de grandes espérances ! Il me communiquait un enthousiasme étymologique. J’ai écrit le « Manifeste contrelittéraire » en quelques heures, après être revenu de Paris, encore tout imprégné de notre conversation. Quand je l’ai eu terminé, je lui ai téléphoné pour le lui lire. Mais quel titre donner ? Quel était le nom de cette autre littérature dont le Manifeste parlait ? Vous ne pouvez lui donner qu’un seul nom, me dit-il : Contrelittérature !

  Je me sentais un peu « exotique » parmi les gens qui l’entouraient. Je n’avais pas les codes sociaux de ce milieu de lettrés bourgeois. Un jour, comme nous étions allés dans un restaurant, près de la place Saint-Sulpice, avec Pierre-Guillaume de Roux, je m’étais empressé de payer l’addition, ce dont il s’était agacé : « Ce n’était pas à vous de le faire ! »  Avec Jean Parvulesco je ne pensais plus à ma « névrose ouvrière », je me sentais son égal. Il n’était pas snob, c’était un aristocrate.

  Durant les cinq ans de nos rencontres régulières, nous échangions surtout autour de la revue Contrelittérature. Il me proposait des auteurs, me suggérait des articles. Je mesure seulement maintenant combien il a cru en cette revue et quelle a dû être sa déception lorsqu’il a décidé de rompre avec elle, après que je lui eût refusé un article. Le problème avec Jean Parvulesco, c’est qu’il faisait éclore des papillons et que certains étaient trop attirés par le feu intérieur de son génie singulier.

 

Plus précisément, quelle est cette zone intérieure "non défrichée" qu’il vous a fait découvrir, à quoi peut-on la rapprocher ?

  Au cours de nos entretiens, j’avais l’impression que ses propos agissaient sur divers plans de résonance. Je percevais ses paroles consciemment mais aussi sur un plan onirique. Rétrospectivement, je reste étonné de la liberté de ces discussions, de leur grande franchise. Certains pensent que Parvulesco ne se livrait jamais, qu’il ne ne parlait pas de son passé. Horia Damian, un peintre de ses amis, fut très surpris d’apprendre qu’il ait pu me faire quelques confidences sur son enfance et le rôle primordial que sa mère avait joué dans sa formation intellectuelle.

  Quand je dis que je me sentais son égal, c’est sans doute qu’il avait cette capacité de se mettre à mon niveau tout en restant entièrement lui-même, sans aucune condescendance.

  L’écriture de Jean Parvulesco est avant tout l’expression d’un travail sur soi. C’était un opératif. Il fallait voir sa posture physique, sa démarche altière. Il se tenait extrêmement droit. Son corps était totalement centré. Il évoluait dans l’espace alchimique de l’œuvre au jaune (la xantosis grecque ou le citredo latin), cette phase du processus alchimique qui se situe dans le rêve. Est-ce le monde de l’Imaginal dont a parlé Henri Corbin ?  C’est cela que j’entends par « zone non déchiffrée de l’être » Il n’était pas rare qu’il m’accueille en me disant qu’il avait eu un rêve où j’étais présent. Il orchestrait une composition poétique où la réalité et le rêve se mêlaient.

  Pour lui, son interlocuteur était un porteur de signes qui le renvoyait à lui-même, c’est-à-dire que, dans le face-à-face de la discussion, il ne cessait d’être un extraordinaire lecteur. Ce n’était pas tant qu’il lisait dans votre âme, mais plutôt que l’énergie sémiologique que vous dégagiez le renvoyait à sa propre énigme (il semblait une énigme pour lui-même). Il vous écoutait avec une extrême attention car il savait que vous étiez le secret de sa propre énigme.

 

Avez-vous lu tous ses livres ? Lequel préférez-vous ou vous semble le plus abouti ?

  Je pense avoir lu la plupart sinon tous ces livres publiés en français. J’ai eu tout de suite l’intuition que ces différents ouvrages contruisaient une figure d’ensemble et qu’il fallait en trouver la clé. Peut-être y a-t-il autant de clés que de lecteurs ? Mais il ne sont pas nombreux ceux qui ont la capacité de lecture requise. Jean Parvulesco me disait souvent qu’il n’existait pas en France dix personnes capables de lire nos ouvrages. Je croyais qu’il disait cela surtout par dépit. Ce n’est pas ce qu’il fallait comprendre. Il ne se confortait pas dans le rôle de l’écrivain incompris. Il voulait me signifier par-là que nous écrivons par obligation et qu’il nous faut écrire ce qui doit être écrit, ne serait-ce que pour un seul. En cette obligation, il me considérait comme son égal, son pair.

  Toute œuvre véritable se construit autour d’un axe central. Quel est le livre fondamental, axial, de l’oeuvre de Parvulesco ? Je dirais celui qui est le plus proche du centre. En effet, l’axe de la création poétique est toujours plus ou moins décentré car le centre véritable est la dimension transcendante de l’Incréé. Je dirais donc, mais c’est ici mon coeur qui parle : le Traité de la chasse au faucon.

  Sur l’axe de la spirale prophétique de son œuvre, les ouvrages « politiques » sont, selon moi, les plus éloignées du centre. En effet, je n’adhère pas à son apologétique des figures tyranniques, comme de Gaulle ou Poutine, non pas pour des raisons psychologiques ou morales mais parce que je ne partage pas la vision de sa « géopolitique transcendantale », l’axe néo-eurasiste Paris-Berlin-Moscou ne me dit rien qui vaille car je rejette tout impérialisme, qu'il soit tellurocratique ou thalassocratique.

 

Vous a-t-il amené à rencontrer d’autres personnes de son entourage, hormis ces épisodes avec Pierre-Guillaume de Roux ou avec Guy Trédaniel ?

   Je ne sais pas très bien ce qu’il faut entendre par « l’entourage » de Jean Parvulesco. Il y en avait sûrement plusieurs car il compartimentait ses connaissances. D’une certaine façon, directement ou indirectement, presque tous ceux qui ont eu à faire à la contrelittérature l’ont été à travers le prisme de Parvulesco. Cela explique sans doute beaucoup de choses sur la destinée « empêchée » (et je n’en dirai pas plus) de ce qui, plus qu’une mouvance artistique ou philosophique, est une revendication de l’être. 

  Je n’ai jamais appartenu à aucun entourage de Jean Parvulesco. Je ne peux témoigner que de mon face-à-face avec lui. Je pense qu’il était très seul et l’on peut difficilement mesurer la nature de cette solitude. Je n’oublierai jamais l’expression de son visage quand, un jour, il me dit la souffrance de celui qui est mort à son propre moi. J’ai lu dans ses yeux une angoisse sacrée.

 

Pouvez-vous revenir sur la question de sa mère, de son enfance, de quel type de transmission parlait-il à son propos, intellectuelle, littéraire, spirituel.

  Tout ce que je peux dire, c’est que l’enfance de Jean Parvulesco se déroula dans un monde féminin. Je ne peux en dire davantage. Ce type de confidence est scellée par l’amitié, elle touche à l’intimité de la personne, au secret de sa propre destinée. Toutefois, j’ai en ma possession une cassette-audio où Jean Parvulesco s’entretient avec Horia Damian et il est possible (mais je n’en suis pas certain) que Jean Parvulesco y fasse quelques allusions à son enfance, c’est du moins ce que m’avait dit Horia. Si vous deviez réaliser votre projet, je vous la remettrais (j’espère qu’elle est encore lisible, malgré les années.) Je ne l’ai jamais écoutée.

 

Vous dites « son interlocuteur était un porteur de signes qui le renvoyait à lui-même », peut-on dire, dès lors, que pour lui tout était signe et qu’il s’agissait en effet de comprendre les signes, comme reflets du langage divin, comme intersignes entre le ciel et la terre, comme marque de présence ? La question du lien entre les deux mondes n’est-elle pas le cœur de son œuvre (au fond la recherche du « centre véritable » dont vous parlez aussi) ? 

  Votre interprétation est très intéressante. ll faut aussi tenir compte de la dimension mariale omniprésente dans l’œuvre de Parvulesco (et cela est sans doute à mettre en relation avec « le monde féminin » de son enfance.) Il faut aller voir du côté des Filles du Feu de Nerval, et plus précisément d’Adrienne et d’Aurélia, « La religieuse et la comédienne ». À travers son aspect isiaque, on assiste à un mouvement centrifuge de l’éternel féminin vers un centre qui se dérobe sans cesse parce que, sous cet aspect, le féminin n’a pas été encore totalement « fixé » par le feu. Dans Aurélia, la dernière œuvre de Nerval, c’est de la jonction de la Mère isiaque et de l’Amante artémisienne que surgira le feu rédempteur de l’hiérogamie consolatrice, la figure de l’unité intérieure restaurée dans l’union avec le principe féminin. Le mode expansif de l’apparition isiaque correspond à cette phase initiatique que Gérard de Nerval a appellée, dans Aurélia, « l’épanchement du songe dans la vie réelle »Sur ce thème, Jean Parvulesco cite dans Le gué des louves un passage essentiel de Sylvie, un des romans français qu’il plaçait très haut aux côtés du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier.

 

Vous ne partagez pas sa vision eurasiste, mais vous en parlait-il malgré tout (ça reste très présent dans son œuvre), ou bien cela a-t-il donné lieu à une discussion ? Lui avez-vous fait part de votre sentiment à cet égard ? 

  Sur l’aspect politique de son oeuvre, Parvulesco a toujours été très discret avec moi. Il évitait d’en parler. Il savait que j’étais fils d’anarcho-syndicalistes espagnols et que cette ascendance m’empêchait d’adhérer à ses idées traditionnalistes. Dans mon roman Opera Palas, j’ai tenté, à partir d'une logique du contradictoire, de réaliser la jonction entre Durruti et José Antonio, comme une sorte d’accomplissement fictif de ma rencontre avec Jean Parvulesco : un couplage aussi bizarre et paradoxal que le fut notre relation.

(Fin de l’entretien)