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jeudi, 20 juin 2024

"Dans l’existence de cette vie-là", Caroline Hoctan, Fayard, 2016

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Hoctan en Amérique

 

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Guillaume Basquin

 

 

La narratrice du livre (si l’on en croit le « je » énonciatif) vient de perdre son père, qu’elle a peu connu, et sur le tard, et qui vivait en Amérique. Il lui a laissé, en plus d’un livre offert comme un partage, comme un secret (« C’est en la voyant qu’on la découvre. C’est en la découvrant qu’on n’en revient pas » : un talisman pour New York ?), une liasse de billets verts accompagnée d’une carte de visite annotée manuellement. C’est l’époque de la grande crise des Subprimes de 2007-2008, même si la narratrice nous dit qu’il n’y a apparemment aucun rapport entre les deux événements. Le père, au cours des pérégrinations de la narratrice, va se révéler de plus en plus être une sorte de Mr Arkadin avec une double vie jusque-là ignorée. Un agent double ?

 

Un rouleau biface

Parlons tout de suite de la forme du livre, puisqu’elle est ici très importante (et opérante) : Dans l’existence de cette vie-là se présente comme un long rouleau — hommage au livre offert par son père, lui aussi un rouleau, et quel rouleau : Sur la route de Jack Kerouac !) — en deux volets, séparés en son milieu par un court intermède, ou « première vision », où l’on trouvera les seuls alinéas et tirets de dialogues du livre. Le livre-cadeau-paternel tant aimé revient comme un leitmotiv tout au long du livre, il en est la lettre offerte ; et on va même pouvoir, au cours de notre lecture, visiter l’appartement où l’écrivain tapa à la machine son mythique rouleau supposément en trois semaines1.

Le premier volet, ou première partie, se déroule sur 15 jours, chacun séparé par un simple encadré du numéro du jour. La seconde partie, un peu moins longue, est constituée du chemin entre quinze étoiles aux noms rares : d’Alpheratz à Bellatrix, avec le même dispositif formel : pas de trou dans le rouleau ! Il doit tout englober, tous les « incipits de tous les romans et poèmes du pays » que la narratrice « a pu lire jusqu’à présent ».

Un autre leitmotiv du livre est un relevé de la situation politico-économique de son écriture (c’est son côté sartrien, document sur l’époque) : « LA SITUATION EST DONC CELLE-CI : Les marchés boursiers sont toujours dans le doute. Alors qu’hier les indices du pays s’enfonçaient dans le rouge, la plupart des indices du “Vieux Monde” terminaient la séance en repli. » Ces relevés topographiques du lieu du Pouvoir biopolitique ne laissent pas, souvent, d’inquiéter : « Pour le grand professeur émérite de microbiologie de l’Université nationale du “pays des Antipodes”, nous avons déjà scellé le destin de l’Humanité : “Homo sapiens devrait disparaître d’ici un siècle tout au plus. C’est une situation irréversible due à l’explosion démographique et à ses corollaires etc.” »

Un autre aspect prégnant du livre est la transposition d’absolument tous les noms propres (lieux et patronymes), les écrivains, par exemple, apparaissant toujours sous l’un de leurs pseudonymes, voire hétéronymes ou même noms de leurs alter ego fictionnels, mais jamais sous leurs vrais noms ; ce qui ne manque pas de donner rapidement une inquiétante étrangeté (vraie traduction selon les Straub de la fameuse distanciation brechtienne, Verfremdumgseffekt) au livre. Ainsi le lieu de l’action du livre, indéniablement Manhattan, est-il nommé « Isola », la « Ville des villes », qui « descend tout à la fois d’Alexandrie » et « de Babylone ». À titre d’exemple, la simple transposition du nom d’une compagnie d’assurance en « GREEDY » crée non seulement un sentiment d’étrangeté, mais aussi directement un effet de regard critique.

La description nette et précise des ravages du néo-libéralisme numérique n’est pas absente de ce livre : « Au commencement, il y a eu le Verbe, puis, peu à peu, toutes sortes d’images » ; l’on sait que pour Guy Debord le capitalisme avancé et diffus était une accumulation d’images ; pour Hoctan, le règne digital n’est qu’une des formes du règne végétal, symbolisé par les « onze kilos du Times du dimanche » : « [L’homme] feuillette la section de la mode masculine, en rêvant d’un smoking en mohair doré. La femme est assise là avec la section magazine, et se demande pourquoi bordel personne ne les appelle pour les inviter à boire un whisky-soda, quand c’est tellement rasant de rester à la maison pour lire des histoires de ghettos et d’urbanisme débridée. C’est le règne végétal… » Degré zéro du sacramentel…

 

Le neutre                                       

Un lecteur qui ne connaîtrait rien de la vie de Caroline Hoctan (mais qui est Caroline Hoctan ?) ne pourrait pas déterminer si le narrateur du livre est un homme, ou une femme ; l’on sait que c’est, pour l’instant, l’une des figures de style obligées de l’auteure jusqu’ici, et bientôt même dans son troisième roman à paraître chez Tinbad au premier trimestre 2025, La Fabrication du réel : rendre le sexe de son narrateur indécidable. L’on sait que chez Roland Barthes le Neutre visait à la suspension des données conflictuelles du discours ; chez Hoctan, il s’ensuit un trouble chez le lecteur : qui ? qui est ce narrateur qui couche à la fois avec des garçons et des filles ? (Un peu comme dans Théorème de Pasolini.) Tout ce que l’on sait de lui, c’est que son père est mort, qu’il habitait aux États-Unis après avoir délaissé son enfant dans la toute prime enfance, et que le narrateur est venu dans la grande ville pour régler son héritage, suite à un mot sur une carte de visite.

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Le disparu

L’on sait que le vrai titre du roman “américain” de Kafka, anciennement connu sous le nom de Amerika, était Le disparu (Der Verschollene). Son action débutait ainsi : un fils de bonne famille, Karl Rossmann, est envoyé par ses pauvres parents en Amérique parce qu’une bonne l’avait séduit et avait eu un enfant de lui. Karl débarque donc dans le port de New York avec pour tout bagage une simple valise qu’on ne manque pas de lui voler, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le violent paysage capitaliste américain, de plus en plus déclassé au fur et à mesure de ses mésaventures — ce que les Straub, dans l’un de leurs chefs-d’œuvre cinématographiques, ont nommé des « rapports de classe ». Aussi ne sommes-nous pas étonné, comme lecteur, de trouver la mention d’un certain Karl Rossmann dès la page 15 du roman de Caroline Hoctan : « Je tiens dans une main tout ce que j’ai : à savoir, une simple valise, du genre de celle que possédait sûrement KARL ROSSMANN en débarquant lui-même un siècle auparavant. » Questionnement immédiat du lecteur : la narratrice du livre va-t-elle elle aussi disparaître à la fin du livre devant les coups de boutoir du néo-libéralisme américain ? sera-t-elle déclassée ? D’autant plus que la seconde partie de la dédicace paternelle sur le fameux livre offert ne laisse pas d’inquiéter : « C’est en la découvrant qu’on n’en revient pas. » Je laisse à la dilection du lecteur la résolution de ces interrogations.

La grosse différence entre ces deux livres est que Caroline est réellement allée en Amérique, alors que Kafka, non, jamais — ce qui ne l’empêcha pas de brosser un tableau ultra-réaliste de l’Amérique d’alors. Pour échapper à un simple naturalisme, j’ai déjà signalé que l’auteure a transposé tous les noms de lieux dans son roman ; ainsi Times Square est devenu le « Carrefour des Désirs », Brooklyn (ou est-ce le Queens ?) « Point calme », et Broadway la « Grande Voie Blanche ». Il en résulte presque un effet de fantastique : la Big apple en devient une grille inlassablement arpentée à pied par une figure quasi franciscaine, si ce n’est qu’au prêche religieux de pauvreté, la narratrice a substitué un prêche littéraire : Lisez tous les livres des grands écrivains de la Capitale de la Fiction ! Sans discontinuer, la narratrice du livre chemine en marchant, et voudrait bien convertir tous les Américains qu’elle rencontre à leur grande littérature, qu’ils semblent souvent ignorer : Ceci est le corps de la vraie Amérique : prenez et lisez ! prenez-en tous !… C’est que la narratrice du livre est venue en Amérique pour écrire une « sorte de roman », une espèce de chant de l’ici et du maintenant ; errant au milieu de fantômes (il y en a plein les pages ! en lettres capitales, toujours), elle espère que la transsubstantiation se fera, et que le pain et le vin américains seront transformés en miraculeuse prose française. Il ne s’agira pas de raconter « des histoires », mais de découvrir le secret qui a permis à la langue de ce pays de produire cette littérature exceptionnelle — avec toujours en ligne de mire Sur la route qui symbolisait pour son auteur la route — l’errance — qui n’en finit pas. Ce serait la part non maudite de la littérature : « L’impossible devient possible dans la vraie vie de la fiction. » Mais peut-on faire jazzer la langue française ? « Je marche ainsi d’un pas allègre, le cœur léger, le regard émerveillé par tout ce que je vois de cette ville qui attise mon attrait pour elle : ses artifices, ses chimères, ses feintes, ses illusions, ses leurres, ses mirages, ses mensonges, ses subterfuges et tout ce qu’elle peut nous faire encore miroiter malgré ses excès évidents, son injustice insupportable, son hypocrisie flagrante. » Et nous, lecteur, avançons légèrement par-dessus l’épaule de la narratrice. Entre deux mondes, « écartelée entre deux vies, cherchant à retrouver le chemin d’un paradis perdu alors même que je poursuivrais un chemin qui ne mène déjà plus nulle part depuis longtemps », la narratrice de Dans l’existence de cette vie-là va-t-elle à son tour se perdre en Amérique ?

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Jusqu’aux étoiles par des sentiers perdus

La seconde partie du livre, constituée de quinze stations dans des étoiles aux noms rares, radicalise l’errance de la narratrice : « Je passais la plupart de mon temps dehors et, parfois, ne rentrais même pas dormir à la pension, disparaissant de la circulation plusieurs jours de suite, trouvant refuge dans d’autres lieux, dans d’autres lits, chez d’autres gens » (c’est moi qui souligne). L’étrange étoile que la narratrice arbore sur son sac, et que tous ses interlocuteurs remarquent avec étonnement, serait-elle la lettre cachée de ce second volet ? Il vous faudra lire, mon lecteur, pour le savoir… Sachez tout de même, avant que d’entreprendre ce voyage, que son chemin est un constant éloge de la littérature, qui « dépasse toutes les époques qui l’ont produite, comme elle s’adresse à tous les hommes quels que soient les époques et les lieux depuis lesquels ils lisent » ; c’est-à-dire qu’elle n’appartient à aucun temps, « se contrefout des sentences, des opinions et de tous ces qu’en-dira-t-on » : vous qui entrez, laissez tout désespoir !

 

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1. On apprendra au cours de la narration, qu’en réalité Kerouac a retravaillé, à de nombreuses reprises, son jet initial et que cette légende est largement fausse ; mais ce n’est pas ici la question…

 

 

 

 

 

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