lundi, 30 décembre 2024
Allocution de Susan Abulhawa à l'Oxford Union
Le courage de la poésie
On lira ci-dessous la traduction en français (par Mehdi Belhaj Kacem) de l’allocution prononcée par la poétesse américano-palestinienne Susan Abulhawa, mondialement reconnue, le 28 novembre 2024 à l’Oxford Union, lors d’une journée de débats (houleux) intitulée Cette Chambre estime qu’Israël est un État d’Apartheid responsable d’un génocide. Nous estimons qu’il est très peu de textes qui aient jamais rendu une telle justice, de façon aussi poignante et aussi forte, à la cause palestinienne dans ce qu’elle revêt d’universellement transmissible. Ce que Lacoue-Labarthe appelait sobrement “le courage de la poésie”.
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Relevant le défi de savoir quoi faire des habitants indigènes de cette terre, Kim Wiseman, un juif russe, affirma, au congrès sioniste mondial de 1921, je cite, que “les palestiniens, tels les rocs de Judée qui durent être enlevés avec toutes les peines du monde, doivent être éradiqués”. David Grün, un juif polonais qui changea son nom en David Ben Gourion, de manière à résonner de manière plus appropriée à la région concernée, affirma, je cite, que “nous devons expulser les arabes et prendre leur place”.
Il existe des milliers de propos similaires dans la bouche et sous la plume des sionistes pionniers, lesquels conçurent et implantèrent la colonisation violente de la Palestine, ainsi que l’annihilation de ses habitants natifs.
Leur succès ne fut pourtant que relatif. Ils tuèrent bien, ou nettoyèrent ethniquement, près de 80% de la population indigène, ce qui signifie que 20% d’entre nous restèrent, comme un obstacle résiduel à leur fantasme colonial. Ce résidu devint le cœur de leurs obsessions dans les décennies qui suivirent, notamment après avoir conquis ce qui restait de la Palestine après la guerre de 1967.
Les sionistes déplorèrent alors notre présence et ils débattirent publiquement, dans tous les cercles du pouvoir, de ce qu’il convenait de faire de nous. Au sujet de notre natalité, de nos bébés, qu’ils percevaient comme une menace démographique.
Benny Morris, qui devait être ici parmi nous, a déclaré, je cite, que “David Ben Gourion n’avait pas fini le boulot”, celui de se débarrasser de nous tous, ce qui leur aurait évité ce qu’ils appellent aussi “le problème arabe”.
Benjamin Netanyahou, un juif polonais dont le vrai nom est Benjamin Mileikowsky, a déploré avoir manqué l’opportunité, en 1989 pendant le soulèvement de la place Tien an men, d’expulser de larges franges de la population palestinienne, je cite, “pendant que l’attention du monde était concentrée sur la Chine”.
Certaines des solutions qu’articulèrent les sionistes contre la nuisance que constituait, à leurs yeux, nos existences mêmes, consistèrent entre autres, je cite, “à briser les genoux de leur politique” dans les années 80 et 90. Ce projet fut mené à bien par un dénommé Isaac Rubitzov, un juif ukraninien, mieux connu sous le nom, là encore d’adoption, d’Isaac Rabin.
Cette politique atroce, qui a estropié plusieurs générations de palestiniens, n’a pas réussi à nous faire partir. Frustrés par la résilience palestinienne, une nouvelle rhétorique vint prendre la relève chez les sionistes, après qu’une gigantesque réserve de gaz naturel fut découverte aux côtes du nord de Gaza, représentant des fortunes se chiffrant à plusieurs milliers de milliards de dollars.
Ce nouveau discours, on peut l’entendre dans les mots du colonel Ephraïm Eitan, qui déclara en 2004, je cite, “nous devons les tuer tous”. Aaron Sofer, un soi-disant intellectuel israélien, conseiller politique à ses heures, a déclaré en 2018, je cite, que “nous devons tuer, tuer, et tuer encore. Toute la journée, et tous les jours”.
Quand je suis allée à Gaza cette année, j’ai vu un petit garçon de neuf ans dont les mains, et une partie du visage, avaient été arrachées par une boîte de conserve piégée, que les soldats israéliens avaient laissé avec beaucoup d’autres, pour les enfants affamés de Gaza. J’ai appris plus tard que, dans le même esprit, ils avaient laissé de la nourriture empoisonnée aux habitants de Shujahiyya, et que, dans les années 80 et 90, l’armée israélienne avait laissé des jouets piégés dans le sud du Liban, qui explosaient lorsque des enfants agités venaient les ramasser.
Le Mal qu’ils font est diabolique. Pourtant, ils s’attendent à ce que vous croyez qu’ils en sont les victimes. En invoquant sans cesse l’Holocauste de la seconde guerre mondiale, et en criant à l’antisémitisme dès que vous n’abondez pas dans leur sens, ils s’attendent à ce que soit suspendu en vous le fondement même de la raison humaine, et que vous croyez que le tir quotidien sur des enfants, moyennant ce qu’ils appellent des “coups mortels”, ou que les bombardements de quartiers entiers, enterrant des familles vivantes, et anéantissant des lignées entières d’être humains, constituent de la “légitime défense”.
Ils veulent vous faire croire qu’un homme qui n’a rien mangé depuis trois jours, qui a continué à se battre alors qu’il n’avait plus qu’un bras en état de fonctionner, – que cet homme n’était motivé que par une sorte de sauvagerie atavique, ainsi que par une haine ou une jalousie irrationnelle pour les juifs, et non par la farouche volonté de voir un jour son peuple libre, dans sa propre patrie – .
Une chose est pour moi très claire : malgré l’intitulé de ces rencontres, je ne pense pas que nous soyons ici pour débattre du fait de savoir si l’État d’Israël est un État d’Apartheid, ou génocidaire. Le débat porte, pour moi, sur la question de ce que valent les vies palestiniennes, ce que valent nos écoles, nos centres de recherche, nos livres, notre art. Sur la valeur des maisons que nous avons passé nos vies à construire, et qui contiennent les souvenirs de générations entières. Sur la valeur de notre humanité, et de notre faculté d’agir. Sur ce que valent nos corps, ou nos désirs.
Car, si les rôles étaient inversés, et que les palestiniens avaient passé les huit dernières décennies à voler des maisons juives...
À exclure, opprimer, emprisonner, empoisonner, torturer, tuer et violer des juifs...
Si les palestiniens s’étaient rendus responsables de la mort de près de 300.000 juifs en une année...
S’ils avaient visé leurs journalistes, leurs penseurs, leurs personnels de santé, leurs athlètes et leurs artistes...
S’ils avaient bombardé chaque hôpital, chaque bibliothèque, chaque musée, chaque centre culturel, chaque synagogue, le tout, en installant des plateformes d’observation, pour que d’autres palestiniens viennent assister aux massacres, comme s’il s’agissait d’attractions touristiques...
Si les palestiniens avaient parqué des centaines de milliers de juifs dans des tentes fragiles, les avaient bombardés dans des soi-disant “zones sûres”, les avaient délibérément brûlés vivants, et tout aussi délibérément coupés de leurs chaînes alimentaires, de leur eau et de leurs médicaments...
Si les palestiniens avaient fait errer des enfants juifs pieds nus avec des pots vides ; les avaient fait ranger les chairs de leurs parents dans des sacs en plastique et forcés à enterrer leurs fratries, leurs cousins, leurs amis ; les avaient fait sortir honteusement de leurs tentes pour aller dormir sur les tombes de leurs parents; les avaient fait prier pour leur propre mort, afin de simplement rejoindre leurs propres familles, et ne plus être trop seuls dans ce monde terrible ; si on les avait terrorisés si complètement que leurs enfants avaient perdu leurs cheveux, leur mémoire et leur raison ; si on avait fait mourir d'attaques cardiaques des enfants de quatre ou cinq ans...
Si on avait, sans une once de pitié, forcé des bébés à mourir seuls dans des hôpitaux, pleurant jusqu’à ne plus avoir de larmes, pour mourir et se putréfier en un seul et même endroit...
Si les palestiniens avaient utilisé des camions d’aide alimentaire, contenant de la farine de blé, pour attirer les enfants juifs affamés, et ouvrir le feu lorsqu’ils se rassemblent pour récupérer leur pain quotidien...
Si les palestiniens avaient autorisé une livraison de nourriture dans un abri plein de juifs affamés, puis avaient mis le feu à l’abri entier, ainsi qu’au camion d’approvisionnement, avant que quiconque ait pu goûter à la nourriture...
Si un tireur d’élite palestinien s’était vanté d’avoir déchiqueté 42 “rotules” juives, comme un soldat israélien s’en est vanté au sujet de “rotules” palestiniennes durant l’année 2019...
Si, sur CNN, un palestinien s’était vanté d’avoir roulé avec son tank sur des centaines de juifs, les chenilles du char conservant leurs chairs écrabouillées...
Si les palestiniens avaient systématiquement violé les médecins, les patients et autres prisonniers juifs avec des tiges de métal incandescent, des bâtons électrifiés et des extincteurs, comme cela est arrivé au Dr Adnan Al-Bursh et à d’autres...
Si les femmes juives avaient été forcées d’accoucher dans des conditions atroces, de subir des césariennes ou des amputations de jambes sans anesthésie ; si nous avions détruit leurs enfants et avions ensuite décoré nos chars avec leurs jouets ; si nous avions tué ou déplacé les femmes juives, pour ensuite nous exhiber vêtus de leurs lingeries ; si le monde entier avait regardé en direct, et en temps réel, l’annihilation systématique des juifs...
... alors, il n’y aurait pas le moindre débat sur la question de savoir s’il s’agit de terrorisme, ou de génocide.
Et malgré tout cela, deux palestiniens, moi-même et Mohammed El-Kurd, sommes venus exactement pour cela : endurer l’indignité foncière du fait de débattre avec des gens qui considèrent que nous n’avons pas d'autre choix, existentiellement, qu’entre quitter notre patrie, nous soumettre à leur suprématie, ou sinon mourir, de la façon la plus polie et la plus paisible possible.
Vous auriez cependant tort de croire que je suis venue essayer de vous convaincre de quoi que ce soit. L’intitulé du débat de la Chambre, bien que pétrie de bonnes intentions et orientée dans la bonne direction, ne pèse pas lourd, en regard de ce qui constitue un Holocauste de notre temps.
Je suis venue animée par l’esprit de Malcolm X et Jimmy Baldwin, qui passèrent tous deux ici, ainsi qu’à Cambridge, avant ma naissance, face à des monstres humains, habillés avec élégance, s’exprimant de façon châtiée, arborant le même type d’idéologie suprémaciste que le sionisme – avec à la clé les fameuses notions de droit et de privilège divins, d’avoir été prédestinés, bénis et choisis par la Providence.
C’est au nom de l’Histoire que j’ai accepté d’être présente ici. Pour faire la chronique de ces temps extraordinaire, où se trouve légitimé le bombardement monocorde de populations indigènes sans défense.
Je suis aussi venue pour parler directement aux sionistes qui sont présents ici, comme à ceux du monde entier.
Nous vous avons hébergés dans nos foyers, quand vos propres pays tentaient de vous assassiner et que tous les autres pays vous repoussaient. Nous vous avons nourris, habillés, hébergés, et avons partagé les richesses de notre terre avec vous.
Mais vint le moment où vous nous avez chassés de nos propres foyers et de notre propre terre ; puis celui où vous avez tué, volé, brûlé et pillé nos existences. Vous avez foulé aux pieds toutes les limites, et alimenté les pulsions les plus répugnantes.
Mais, désormais, c’est le monde entier qui perçoit la terreur que nous avons endurée sous votre emprise pendant si longtemps. Ce monde voit la réalité de ce que vous êtes, et que vous avez toujours été. Il assiste avec stupéfaction au sadisme, à l’allégresse, à la joie et au plaisir avec lesquels vous dirigez, observez et encouragez, jusque dans ses plus infimes détails, la destruction de nos corps, de nos esprits, de notre futur comme de notre passé.
Pourtant, peu importe, à partir de maintenant, les contes de fées que vous vous racontez et racontez aux autres. Vous n’appartiendrez jamais véritablement à cette terre. Jamais vous ne comprendrez le caractère sacré des oliviers, que vous avez coupés et brûlés pendant des décennies, pour le simple plaisir de nous humilier, de nous briser le cœur encore un petit peu plus.
Personne de natif de cette terre n’oserait faire aux autres une chose pareille. Aucun habitant de cette région ne bombarderait ou ne détruirait des patrimoines aussi ancestraux que Baalbak ou Bittir, ni n’anéantirait des cimetières anciens, comme vous anéantissez les nôtres : le cimetière anglican de Jérusalem, ou le lieu de repos des vénérables érudits et guerriers musulmans de Maamanillah.
Ceux qui viennent de ce pays ne profanent pas les morts. C’est pourquoi ma propre famille, pendant des siècles, s’est occupée du cimetière juif du Mont des Oliviers, comme un vrai travail de soin, ainsi que de foi, parce que nous savons que cela fait partie de notre ascendance et de notre histoire.
Vos ancêtres seront toujours enterrés dans vos véritables pays d’origine, la Pologne, l’Ukraine, ou d’où que vous veniez ailleurs dans le monde. Les mythes et le folklore de cette terre vous resteront à tout jamais étrangers. Le langage vestimentaire des thobes que nous portons ne vous sera jamais familier : il a surgi de la terre, et s’est transmis d’ancêtres à ancêtres à travers les siècles. Dans ces vêtements, chaque dessin, chaque motif, chaque modèle évoque les mystères de nos traditions locales : la flore, les oiseaux, les rivières, la vie sauvage.
Ce que vos agents immobiliers, dans leurs annonces aux prix prohibitifs, appellent le “charme de la vieille maison arabe”, conservera toujours, au fond de ses pierres, les histoires et les souvenirs de nos ancêtres qui l’ont construite. Jamais vous ne figurerez dans les vieilles peintures et les vieilles photos de cette terre.
Vous ne saurez jamais ce que l’ont ressent lorsqu’on est aimé et soutenu par ceux qui n’ont rien à gagner de votre part, et n’ont même, à vrai dire, que tout à y perdre. Vous ne connaîtrez jamais la sensation qui vous unit aux masses qui se répandent dans les rues et les stades du monde entier, pour chanter votre liberté.
Et ce n’est pas parce que vous êtes juifs, comme vous aimeriez que tout le monde le croie. C’est parce que vous êtes des colonisateurs violents et dépravés, qui pensent que leur judéité leur donne un droit sur la maison que mon grand-père et ses frères ont bâti de leurs propres mains, sur des terres qui revenaient à notre famille depuis des siècles. C’est parce que le sionisme est un fléau pour le judaïsme lui-même ; et une blessure pour l’humanité tout entière.
Vous pouvez changer vos noms pour qu’ils sonnent plus adaptés à la région, et prétendre que le falafel, le houmous et le zaatar sont vos plats traditionnels. Mais, au plus profond de vous-mêmes, vous ressentirez toujours la cuisante brûlure de ce vol, de cette épique falsification. C’est pourquoi même les simples dessins de nos enfants, accrochés aux murs de l’ONU ou d’un service hospitalier, déclenchent de véritables crises d’hystérie chez vos hommes politiques, comme chez vos hommes de loi.
Vous ne nous ferez pas disparaître. Peu importe le nombre d’entre nous que vous tuerez, en permanence et jour après jour. Nous ne sommes pas ces rocs que Chaim Weizmann pensait pouvoir éradiquer de la surface de la terre. Nous sommes son sol même. Nous sommes ses rivières, et ses arbres, et ses histoires, car tout cela a été alimenté par nos corps et nos existences, durant des millénaires d’habitation dans cette parcelle de terre située entre le Jourdain et la Méditerranée.
Depuis nos ancêtres cananéens, hébreux, philistins, phéniciens, en passant par tous les conquérants et pèlerins qui sont passés par cette région, qui l’ont épousée ou violée, aimée ou réduite en esclavage, qui se convertirent à telle ou telle religion ou ont prié sur cette terre, laissant des morceaux d’eux-mêmes dans nos corps et notre héritage, les récits légendaires et tumultueux de cette plaine sont presque littéralement inscrits dans notre ADN.
Vous ne pourrez pas tuer cela, ni l’ensevelir sous la propagande, quelle que soit la technologie de mort que vous utiliserez à cet effet, quels que soient les arsenaux hollywoodiens ou les médias de masse dont vous vous armerez.
Un jour, votre impunité et votre arrogance prendront fin. La Palestine sera libre à nouveau. Elle retrouvera sa gloire multi-religieuse, multi-ethnique et pluraliste. Nous restaurerons et multiplieront les trains qui vont du Caire à Gaza, en passant par Jérusalem, Haïfa, Tripoli, Beyrouth, Damas, Amman, le Koweït, Sanaa, etc. Nous mettrons fin à la machine de guerre américano-sioniste de domination, d’expansion, de pollution et de pillage.
Alors, vous serez forcés soit à partir, soit à apprendre à vivre avec les autres sur un pied d’égalité.
Merci de votre attention.
Susan Abulhawa
(traduit de l’anglais par Mehdi Belhaj Kacem)
Vidéo originale :
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