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jeudi, 20 février 2025

"Délire et Vérité" de Nicolas Floury

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  Une contrepsychanalyse ? 

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   J’ai été touché “à plus hault sens”, comme dit Rabelais dans le prologue à son Gargantua, par la publication de Délire et Vérité de Nicolas Floury. D’abord au plan affectif, puisque l’auteur est mon ami, mais aussi d’un point de vue intellectuel car, pour la première fois en un quart de siècle, un chercheur d’envergure ose placer son œuvre « sous l’égide de la contrelittérature » et faire même de ce concept la pierre d’angle de sa propre recherche. Or, cette notion de “contrelittérature” était devenue, à mes propres yeux, comme la pierre dédaignée par les bâtisseurs dont parlent les Psaumes (« La pierre que ceux qui bâtissaient avaient rejetée est devenue la pierre d’angle » (Psaumes 118, 22-24).)

   Pour filer la métaphore de ce symbolisme constructif, je dirai que, sur l’axe de cette clef de voûte, la pierre fondamentale où s’édifie la pensée de Nicolas Floury, est un socle lacanien. D’ailleurs, si j’ai comparé sciemment la contrelittérature à la pierre rejetée des Psaumes, c’est parce que je pense que l’auteur a reconnu dans cette notion “délirante” la tête d’angle de l’édifice analytique construit par Lacan : l’objet a. Bien sûr, le délire contrelittéraire est perçu par notre ami comme un savoir dynamique, non figé, non théorique et relié à la notion de vérité – au sens psychanalytique du terme qui n’est pas celui du sens classique.

   Ce savoir repose sur une logique dynamique des contradictoires que la contrelittérature a empruntée au philosophe Stéphane Lupasco et que Jacques Lacan était allé chercher du côté de la pensée tétralemmique chinoise. Cette logique, qui transcende le principe de non-contradiction (A n’est pas non-A), notre auteur l’applique judicieusement au concept lacanien de “jouissance” : « La jouissance est ainsi à la fois hors sens, réelle comme telle et, une fois passée au crible de la parole, tout à fait en lien avec le langage. » (86)*

   Dans ce livre admirable, tous les grands concepts lacaniens sont égrenés dans un terreau intellectuel meuble, aéré, propice à un véritable travail de lecture. La lumineuse clarté de style de Nicolas Floury est une éclaircie dans la grisaille où sont plongés la plupart des ergoteurs qui ânonnent le “discours du Maître” : n’est pas simple qui veut. Cependant, malgré son expression limpide et la pureté de sa construction, la richesse des pistes suggérées par notre auteur ne favorise pas un exposé d’ensemble de l’ouvrage, ce qui est une caractéristique des grands livres.

   Pour notre auteur, la jouissance se situe entre délire et vérité. On ne confondra surtout pas la jouissance avec le plaisir : « La jouissance, contrairement à ce que laisse entendre le sens commun, est toujours pour la psychanalyse ce qui s’oppose au plaisir. Elle est toujours une tension à même le corps – elle échappe totalement au principe de l’homéostasie, qui est de maintenir un équilibre constant dans l’organisme. Elle est toujours en excès, ce qui la rend très souvent douloureuse. » (89)

   Le délire est une fiction inventée par le sujet pour tempérer la jouissance excessive qui entraîne l’angoisse. Au délire, produit par le psychotique, correspondent le fantasme du névrosé, le fétiche du pervers et l’objet transitionnel de l’autiste. Tout être parlant a son délire personnel qui est son mode d’être au monde. La vérité est une fonction de tempérance de la jouissance mais aussi, dans la théorie des quatre discours de Lacan (discours du Maître, discours de l’Universitaire, discours de l’Hystérique et discours de l’Analyste), une place, un site qui représente le lieu de l’énonciation, l’ici que seules quatre instances pourront occuper : le sujet divisé ($), le signifiant-maître (S1), l’objet a (a), et le savoir (S2).

   Lacan a aussi envisagé un discours isolé qui ne fait plus lien social et se révèle être celui de l’aliénation de la vérité : le discours du Capitaliste. La perfidie de ce discours est de masquer que la place de la vérité est occupée par le signifiant-maître.

   Vérité et délire appartiennent au champ du symbolique et, néanmoins, l’un et l’autre touchent au réel : « Le lien entre délire et vérité est inextricable puisque tous les deux ont des effets sur la jouissance. Le délire tempère la jouissance en la passant au tamis du signifiant. La vérité permet de construire des fictions qui, sans aucun égard pour leur sens et leur signification, permettent tout simplement de jouir. C’est ainsi la question de la jouissance qui devient tout à fait centrale lorsqu’il s’agit de saisir le lien profond entre vérité et délire. » (83)

   Parce que « la jouissance est la substance propre à la psychanalyse » (122), la fonction d’une “psychanalyse autre”, que cet ouvrage laisse entrevoir, sera de considérer une “jouissance Autre”, différente de la jouissance mythique d’avant la parole et de la jouissance phallique de la parole, la jouissance féminine  : « C’est une jouissance que l’on éprouve dans son corps, mais dont on ne peut rien dire ; elle est comparable à la jouissance qu’éprouvent les grands mystiques – pur Amour, qui nous jette hors du Moi. Elle n’est pas localisée, pas limitée, elle se confond avec l’extase. Elle est par-delà sens et signification. Elle résulte du nouage entre réel et imaginaire. » (107) Il est remarquable que la mystique se soit effacée à la fin du XVIIe siècle, au moment historique où naissait la littérature au sens moderne (La Princesse de Clèves), pour resurgir, deux siècles plus tard, sous la forme de l’hystérie, à la fin du XIXe siècle, annonçant la psychanalytique freudienne. Ainsi, Nicolas Floury écrira : « Le paradigme de la vérité en psychanalyse est Socrate, le plus grand des hystériques, qui va parvenir à démontrer, à chaque fois, que le sujet supposé savoir le plus respecté dans son domaine n’en est pas moins ignorant de l’essentiel. (63) L’enjeu politique de l’ouvrage sera donc de désigner l’usurpateur signifiant-maître qui, dans le discours du Capitaliste, a pris subrepticement la place de la vérité, et d’oser dire, comme l’enfant du conte d’Andersen : « le roi est nu ».

   Durant tout le XXe siècle, l’autonomie du sujet avait été un espoir, un idéal ; mais, dans ce premier quart du XXIe siècle, l’autonomie “citoyenne” et devenue une norme imposée, un état idéologique obligé, nous sommes entrés dans les temps que Debord a nommés le “spectacle intégré”. Alors que l’analyse freudienne avait pour visée thérapeutique d’aider le sujet à conquérir son autonomie, il apparaît aujourd’hui qu’une “psychanalyse autre” devrait plutôt s’orienter vers l’éveil du sujet à son autonomie aliénée, à la servilité volontaire dans laquelle le maintient le discours du Capitaliste. Cette nouvelle pratique analytique pressentie par Nicolas Floury repose sur une mise en dialogue entre deux délires singuliers, celui de l’analyste et de son analysant – corollaire de la relation contrelittéraire entre l’écrivant et son lecteur : « Chacun a une langue singulière, c’est-à-dire un délire qui lui est propre » (61). L’acte analytique, conçu comme dialogisme fantasmé, devient un événement pentecostal. C’est pourquoi la pensée de Nicolas Floury, dans sa confrontation éthique à l’imposture globalisée du discours du Capitaliste, me semble suivre un sillon parallèle à celui tracé par Wilfred Bion, même s’il n’y est jamais fait référence. 

   La notion de contrelittérature est utilisée avec subtilité par l’auteur pour venir accréditer son hypothèse centrale : « Notre hypothèse se formule donc ainsi : l’Histoire, comme analogon du délire, comme semblant, comme tissu de signifiants, comme fiction surgissant de l’usage de la parole, mais aussi comme propagande, comme littérature, comme vérité menteuse, ne serait qu’une défense contre le réel opérant à l’échelle collective. » (126) Il reprend la conception contrelittéraire d’une sphéricité de l’histoire comme “dépassement” de la linéarité théologique de tous les totalitarismes idéologiques : « La vision linéaire de l’histoire est irréductible au modèle théologique qui caractérise la pensée historique de l’Occident, tant sous la forme religieuse de la théodicée chrétienne que sous la forme sécularisée d’une dialectique de la Raison immanente à l’histoire. » (176)

   Sur quelle anthropologie une “psychanalyse autre” peut-elle s’appuyer ? L’exceptionnelle lecture que l’auteur propose de la trajectoire d’Antonin Artaud pourrait en être un indice : « À l’époque où Artaud prononce ses conférences au Mexique, le signifiant “esprit” est à entendre dans un sens bien précis. Artaud se réfère alors à une anthropologie ternaire, corps-âme-esprit. » (153)

   Sade, l’athée, n’avait-il pas utilisé la “seconde mort” de l’Apocalypse comme exaltation de la jouissance ? Si Socrate est le paradigme “contrelittéraire” du discours de l’Hystérique, Sade est le modèle “littéraire” du discours du Capitaliste. Dans Au-dela du principe de plaisir, Freud découvre cette pulsion de mort que Sade, un siècle plus tôt, a déjà décrite comme la jouissance illimitée de la “seconde mort” qui, dans le dispositif sadien, induit une pléonexie de la jouissance (le terme pléonexie signifie “vouloir toujours avoir plus”). Or, cette énigmatique “seconde mort” (ho deuteros thanatos), on la rencontre dans l’Apocalypse (Ap 2, 11 ; 20, 6 ; 20, 14 ; 21, 8).

   De même que, selon l’anthropologie biblique, il y a deux naissances – la première, naturelle, du corps et de l’âme, et la seconde, spirituelle, en l’esprit – il y a aussi deux morts : la mort naturelle du corps, et la mort spirituelle de l’âme. Cette dernière est la seconde mort”, “l’étang de feu” où disparaissent les âmes humaines qui ont refusé la seconde naissance. Il ne s’agit pas ici d’une mort par métaphore mais bien de l’anéantissement définitif, de la disparition irréversible de la personne, la désintégration ontologique de l’espèce humaine. Lacan, dans Kant avec Sade, n’a pas vu (ou voulu voir) la portée anthropologique de la “seconde mort” qu’il interprète comme le désir de n’être pas né, selon la parole d’Œdipe : Me phunaï (« plutôt ne pas être né »). Pourtant, dans l’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice, Sade écrit explicitement : « Le meurtre n’ôte que la première vie à l’individu que nous frappons ; il faudrait pouvoir lui arracher la seconde. » Dans ce roman, Saint-Fond inflige à ses victimes des supplices dont il est convaincu que le tourment les suivra dans l’éternité. Il semble évident que la “seconde mort” est, pour Sade, un divin moyen de supprimer le ratage de la jouissance provoqué par la mort de la victime. Conscient que toute jouissance est souffrance, Sade invente une souffrance qui fait jouir : la souffrance d’autrui. Cette jouissance dans le mal n’admet aucune limite : l’enfer, “l’étang de feu”, est le lieu d’une souffrance sans fin, une “plus-value” productrice d’une jouissance pléonectique.

   Le discours du Capitaliste, fondé sur la pléonexie, est un attracteur de jouissance. L’absence de lien social ouvre la possibilité de la perversion capitalistique qui est le mode de jouir du mal radical. S’il n’y a pas de signifiant absolu de la jouissance, il n’y a pas non plus de savoir sur le mal, puisque la jouissance, dont l’existence humaine, arrimée au symbolique, consiste à se préserver, c’est le mal – au sens ontologique du terme. L’on comprend pourquoi, ce livre écrit « sous l’égide de la contrelittérature », comme il est dit en quatrième de couverture, se place délibérément sous les auspices de l’œuvre philosophique de Mehdi Belhaj Kacem – que Nicolas et moi-même considérons comme l’un des plus grands penseurs actuels – pour qui le thème du mal est prééminent, si bien que son Système du Pléonectique aurait pu s’appeler Système du Mal ; car, si le discours du Capitaliste, en tant qu’attracteur de jouissance, ne s’est actualisé qu'avec la technoscience, il existait potentiellement depuis l’“architransgression” du péché originel : l’histoire humaine est l’histoire de cette actualisation exponentielle. Mehdi Belhaj Kacem scandaleusement ostracisé en France par la déliquescence éditorialiste lénino-wokiste dont le soliloque est celui de la voix de son maître : le collectivisme oligarchique que prophétisa George Orwell dans 1984. Ainsi, la mise en dialogue entre la philosophie belhajkacémienne et la contrelittérature – revisitée par Nicolas Floury – pourrait ouvrir d'innovantes perspectives : une contrepsychanalyse ?

 

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* Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de l’ouvrage cité.

 

© Alain Santacreu (20 février 2025)

 

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