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samedi, 22 février 2025

Kit Zauhar, "Actual People" (2021) et "This Closeness" (2023)

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Kit Zauhar : la désagrégation de l’intime

 

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Nicolas Floury

 

 

« Like, I walked at graduation. So now this is the last step.

Then I’m a real person. Then I’m an adult. » Rilay, Actual People.

 

« Loving someone like Ben feels really lonely because as much as I complain about him and know things aren’t working or they could be and I just don’t know how to get us there. »  Tessa,This Closeness.

 

 

 

   On a pu reprocher à la génération des millénials d’être celle qui met au zénith le narcissisme, mettant incessamment le moindre détail de leur vie en images. Les selfies seraient le miroir du selfish propre à cette génération perdue. La vie pour eux n’existerait qu’une fois mise en images pour autrui. Une vie uniquement aliénée au regard de l’Autre.

   Kit Zauhar, en deux films géniaux, qui feront date – et ce n’est pas un hasard si cette dernière est née en 1995, au moment où cette génération Y laisse place à la suivante – vient faire totalement éclater ce préjugé. Il fallait, en effet, pour parvenir comme elle le fait à clore la séquence et enfin dire le vrai sur cette génération, prendre les choses complètement à rebours. Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve parvient à prendre son envol.

   Il s’agit, en effet, dans ces deux films totalement révolutionnaires, au sens où ils ouvrent à un nouveau paradigme en cinéma, d’utiliser la mise en image de la vie la plus intime – l’autofiction tant décriée – afin de la retourner contre elle-même. Il fallait y penser : user de l’intimité afin de dissoudre, sous ses feux répétés, totalement l’ego. Utiliser l’intime jusqu’au bout, afin de briser à l’aide de celui-ci le narcissisme. Faire ainsi en sorte de toucher à l’aide du plus singulier l’universel en nous.

   On ne peut que penser à la folisophie prônée par Jacques Lacan : parvenir à faire de sa singulière folie une sagesse. Sauf que Kit Zauhar fait un pas de plus : elle n’a que faire de la sagesse, ce qu’elle vise elle, c’est la destruction pure et simple du Moi, cette soi-disant identité, ce temple de l’illusion. Elle nous montre ainsi une vérité qui aurait dû nous apparaître depuis longtemps, flagrante, telle la lettre volée d’Edgar Allan Poe, une fois exposée, mais rendue seulement évidente pour tous par la grâce de son travail : si cette génération des millénials fut si préoccupée de son image, de la mise en images de l’intime, ce n’était pas par narcissisme, par amour immodéré de soi. À l’inverse, il s’agissait de répondre à une haine avérée de l’ego.

   Par une dialectique subtile, et c’est ce que les films de Kit Zauhar démontrent merveilleusement, la pointe extrême de l’intime devient, en s’universalisant, en se retournant, une véritable arme de guerre contre l’ego et l’égoïsme.

   Ce qui est ainsi en jeu dans le cinéma de Kit Zauhar est ce rappel fondamental : entre les hommes et les femmes, du fait même de l’ego qui fait écran, des fantasmes qui ne s’imbriquent pas, il n’y a pas de rapport harmonieux possible. Il n’y a pas de rapport sexuel pour celui qui est malade d’être parlant – c’est la grande leçon de la psychanalyse, si rarement mise à l’écran, et que notre réalisatrice parvient à filmer au plus près.

   Notre hypothèse est donc la suivante : contrairement à ce qu’un survol trop rapide de ces deux films pourrait laisser à penser, il ne s’agit pas pour eux de traiter de la difficile question de l’acquisition d’une identité, du passage de l’adolescence à l’âge adulte, encore moins de la quête de la stabilité supposément trouvée dans un couple enfin harmonieux, mais bien de dénoncer tout du long l’identité comme telle. Dénoncer l’identité, le Moi, comme illusion, et pointer le fait qu’il n’y a décidément pas de rapport sexuel qui tienne entre hommes et femmes.

 

***

   Tout, semble-t-il, lorsqu’il s’agit de l’identité, commence par l’image. L’humain n’est-il pas le seul parmi toutes les espèces animales à se reconnaître au miroir ? Ce n’est pourtant pas Lui qui est alors devant ses yeux réfléchi, puisque c’est son image. Il ne peut pourtant pas, semble-t-il, s’empêcher de s’identifier à elle, de prendre cette image pour qui il est Lui. Nous sommes donc, avant tout, originellement, une simple image, figée comme telle au miroir. Cette naissance de l’ego par l’imaginaire vient de ce que l’image qui se présente au miroir, unifiée, totale, close sur elle-même, anticipe sur nos capacités proprioceptives. Nous apparaissons à l’image sous la forme de l’Un avant que cela ne soit possible par nos sensations corporelles. Le corps est vécu originellement comme morcelé, divisé, éclaté, et c’est la naissance de l’ego, par la grâce du stade du miroir, qui permet que cessent alors les ressentis angoissants et douloureux qui suivent inexorablement la naissance. Il s’agit de fixer dans une image ce qui n’était alors qu’une jouissance trouble, celle de la vibration même de la chair, du corps d’avant sa prise par le langage. Fixation qui permettra seule de localiser à minima celle-ci afin de la rendre plus supportable.

   Si je ne suis originellement que mon image au miroir alors c’est que « Je est un autre ». Kit Zauhar parvient ainsi, avec malice, à retourner le stade du miroir contre lui-même. Elle met en évidence que si « Je est un autre » alors cet autre n’est pas moi, puisqu’il devient virtuellement et potentiellement strictement tout le monde. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui peut déterminer un destin, induire un devenir-cinéaste : vouloir démontrer par l’image que le monde de l’ego n’a rien à faire avec le monde proprement langagier du sujet. N’est-ce pas là l’un des desseins affirmés de Kit Zauhar ?

   Lorsqu’il s’agit de mon identité, de qui je suis, il ne peut s’agir de Moi que dans le monde de l’imaginaire. Cela veut dire que ce que je suis dépendra toujours ultimement du regard en tant que regard. Que ce soit moi qui me vois au miroir ou autrui qui m’observe, mon identité n’est jamais autre que celle que vient alors figer le regard.

   Cela est mis clairement en évidence, dans This closeness, par l’atmosphère de l’appartement. Le monde restreint matérialisé par l’appartement est en effet réduit au monde du regard. Chacun épie alors chacun et il n’y a aucun moyen de fuir le regard de l’autre. C’est pour cela que Tessa n’ose parfois plus sortir de sa chambre, qu’il est souvent question de portes qui s’ouvrent lorsqu’on s’y attend le moins, de l’intrusion répété d’autrui. On ne se sent jamais seul dans les films de Kit Zauhar, l’autre est toujours là, fut-il tapi dans l’ombre, toujours sur le bord du surgissement. Le regard comme objet ne cesse de rôder.

   Cette sensation est d’ailleurs renforcée par la présence même, absente pour le spectateur, mais d’autant plus présente de par son absence, des caméras. C’est ce dispositif, qui a pu être qualifié de panoptique, qui, semble-t-il, induit la légère angoisse qui plane tout du long de This closeness. Cette ambiance, propre aux huis clos, où les autres, puisqu’ils se réduisent à n’être que ceux à même de me juger dans mon intimité, deviennent l’enfer – et Tessa, à la fin du film, exigera de partir au plus vite, réclamera vivement, ayant perdu patience, angoissée, que la voiture soit amenée afin qu’elle puisse enfin quitter ce lieu oppressant où règne un omniprésent et pesant Regard.

   Ce que fait apparaître This closeness est ainsi cette vérité métaphysique originaire : le regard est dans le monde. Il n’est pas du côté du sujet mais du côté des objets. Le monde ne cesse ainsi de me regarder – et la pointe de cette vérité éclate dans la paranoïa, lorsque tout le monde en vient à connaître mes moindres faits et gestes, mes moindres pensées.

   La leçon cinématographique de Kit Zauhar est la suivante : dans le monde clos sur lui-même des miroirs, propre à l’ego, à l’identité, il ne s’agit que d’images, mais jamais de qui je suis vraiment. Si je cherche à savoir qui je suis, dans le monde de l’imaginaire, du narcissisme, je ne peux être qu’un autre. Il faut donc, pour répondre à la question « qui suis-je ? », passer sur un autre plan, le plan du symbolique.

   C’est probablement pour cette raison que Kit Zauhar pourra parfois dire, du fait de son attention exceptionnelle à ce qui se dit autour d’elle, qu’elle maîtrise avant tout l’art des dialogues. C’est entre les lignes, dans l’énonciation plus que dans ce qui est dit, que gît pour elle la vérité des êtres. C’est pour cela, selon nous, que dans les deux films la figure du psy est chaque fois présente. C’est qu’il s’agit alors de dire ce que l’on ressent, hors regard. Un moyen plus direct de parvenir à savoir qui l’on est vraiment – la finalité étant en psychanalyse de comprendre que la question n’a pas de sens. C’est peut-être ça, devenir adulte, non pas enfin savoir qui l’on est, mais comprendre que l’on peut être absolument qui l’on veut précisément parce que notre identité est condamnée à être illusoire, prisonnière du seul Regard, et qu’elle est donc mouvante comme telle.

   Si au début est l’image, un pas de plus va être aussitôt fait par notre jeune cinéaste. Cette dernière, comme à son accoutumée, va prendre ce qui est originellement considérée comme classique pour le subvertir à l’aide du cinéma. Aussitôt l’image mise en mouvement, il y a ainsi la présence de la voix. L’ouverture de This Closeness est la monstration de la voix comme voix.

   Il ne faut pas s’y tromper, les sons utilisés afin de réduire le stress, ce que l’on nomme l’ASMR, s’ils ne sont jamais des voix à proprement parler, en ont tous les atours. Il s’agit très clairement de sons qui évoquent chaque fois la vie du fœtus quand il était encore dans le ventre de sa mère. La voix n’est ici pas autre chose que la sonorité elle-même, en deçà de toute signification. Si les sonorités particulières de l’ASMR parviennent à agir  sur nos ressentis, en nous apaisants, c’est qu’ils n’en sont pas moins quelque chose de l’ordre de l’objet cause de désir, de l’objet de la pulsion. C’est pour cette raison précise que nous parlons ici de voix au sujet des sons de l’ASMR.

   On a ainsi, dans This closeness, sous la forme des sons propres à l’ASMR, d’entrée de jeu la présence de la voix comme objet cause de désir.

   Si le regard est central dans les films de Kit Zauhar – nous est souvent montré ce qui d’habitude reste caché, tapi dans l’intimité – ce n’est donc pas sans la coprésence de la voix.

   Si le cinéma semble pour elle être avant tout un jeu avec le regard – qui est du côté du monde et non du côté du sujet – il est aussi bien au service de la voix. C’est même probablement, dans This closeness, la voix comme voix qui devient à certains moments le sujet du film. Il est ainsi très important que le métier de Tessa soit en lien étroit avec l’enregistrement de sons bien particuliers, qu’il s’agit de mettre en vidéo – Tessa fait des vidéos pour gagner sa vie et celles-ci doivent permettre de faire entendre des sons relaxants, anxiolytiques, qui deviennent même pour certains addictifs comme tels.

   Sur un autre versant, qui a tout à voir lui aussi avec ce qu’il en est des objets du fantasme – regard et voix – on peut noter une obsession certaine dans les films de Kit Zauhar. Il s’agit de parvenir à montrer au cinéma la réalité, ni plus ni moins que la réalité – le actual de Actual People. Il s’agit en somme de revenir à la définition classique de la vérité comme l’adéquation de la représentation et de la chose. Kit Zauhar n’aime pas, semble-t-il, que l’on montre au cinéma ce qui ne peut jamais arriver dans la vie réelle. C’est son leitmotiv et c’est ce qui signe pour nous son entrée dans le monde du cinéma.

   L’enjeu, ne nous y trompons pas, n’est pas pour elle de montrer une vérité qui serait plus vraie à l’aide d’un cinéma réaliste, au sens où il y aurait chez elle un souci obsessionnel du détail, mais plutôt de parvenir à désagréger l’intimité même de l’intime. C’est par une archi-monstration de l’intime que cette désagrégation de l’intimité advient. Plutôt que d’user de moyens qui permettent de voiler la vérité, pour mieux la faire réapparaître au moment de son dévoilement – ce qui serait un jeu alètheiatique de voilements/dévoilements incessants, un cinéma orienté par la question métaphysique de l’être –, il s’agit pour Kit Zauhar de tout faire afin de dissoudre l’ego à même l’image.

   Cette dernière parvient, avec son dispositif, à faire exploser toute possibilité d’érotisme lié à la monstration du voilement/dévoilement de l’intimité. La féminité mascarade est ainsi dénoncée par une brutale mise en évidence de son contraire : la crudité nue du corps féminin. Dans This closeness il y a ainsi la culotte sale où l’on peut voir les pertes blanches séchées de Tessa – ce qui n’est jamais montré au cinéma –, mais aussi la scène où Riley est prise d’un violent mal de ventre aux toilettes, ou même la scène où celle-ci évoque longuement sa violente mycose vaginale.

   Il y a un indéniable rejet de la féminité comme simple mascarade dans les films de Kit Zauhar. La féminité est davantage située du côté du corps comme dansant et mouvant, de la voix comme objet cause du désir, que dans un jeu de minauderie, de semblants, de masques, classiquement alloués à la féminité. Il y a, là encore, une subversion opérée par Kit Zauhar, montrant le féminin ailleurs que là où il est classiquement attendu.

   Le fantasme en tant que parfois spécifiquement féminin n’est donc pas là absent – le classique « être possédé » comme preuve d’amour lorsque Tessa dit à sa psy dans This closeness qu’elle désire être possédée parce qu’alors elle aura gagné. La féminité est donc bien pensée comme Autre du masculin – il y a bien deux sexes en ce sens pour Kit Zauhar, qui ne s’enferre pas dans la théorie du genre comme tant de réalisateurs de sa génération – mais le féminin est davantage présenté du côté de la voix et du mouvement que du côté du regard. Être possédée cela en passe par l’énonciation, par le retour de son propre message sous une forme inversée : « si je suis à toi, c’est que tu es à moi ».

   L’érotisme féminin est ainsi, et c’est la leçon de This closeness, déportée du côté de la sonorité, de la voix comme voix. L’objet voix est ici cause de désir alors que l’image, qui est du côté du regard, au sens où c’est elle qui nous regarde, et non l’inverse, est plutôt là pour empêcher que l’objet regard fasse seul consister le fantasme. L’utilisation des sons de l’ASMR dans This closeness est remarquable pour cela. Il s’agit de faire entendre tant un au-delà du bruit, qu’un en-deçà de toute signification. Les sons utilisés dans l’ASMR font ainsi apparaître le silence au sein même du tumulte du quotidien. Dans un silence qui n’est plus un silence signifiant, celui qui est lié à la communication et qui a du sens. Ce silence particulier, induit par l’ASMR, permet ainsi à Kit Zauhar de faire apparaître la voix en tant que voix.

 

***

   Le travail de Kit Zauhar est ainsi un travail sur l’identité comme impossible, sur la différence entre sujet et subjectivité. Notre identité, et c’est ce que montre selon nous This closeness, du fait d’être aliénée à une image, en passe nécessairement par le regard et le langage de l’autre. C’est pour cela que l’on ne cesse dans ce film, comme dans Actual People, d’assister à l’émission de jugements des uns sur les autres – les commérages immatures que dénonce Tessa lorsqu’il s’agit de rendre compte des propos des anciens camarades de lycée de Ben alors qu’ils dinaient ensemble, dans This closeness, mais aussi l’opinion de l’amant métisse de Riley quant à sa relation sexuelle avec elle, dans Actual People.

   Non seulement on ne peut réduire un sujet à son image, fut-elle celle perçue par l’entremise du regard d’autrui, mais la mise en mots, sous la forme de jugements à notre propos, rate tout autant ce que nous sommes réellement. Il faudrait en effet pour dire le vrai sur un être parvenir à utiliser à chaque fois une langue singulière qui lui serait propre et qui serait ainsi la seule à pouvoir dire vraiment ce qu’il en serait de son corps comme identité propre. Car le secret de l’affaire réside dans le fait que la réponse à la question « qui suis-je ? » ne peut être que celle-ci : « un corps singulier ». La réalité est toujours plus complexe que ce que l’on peut en dire et le vocabulaire psychologique ou sociologique qui permet de juger l’autre, d’essayer de dire qui il est, est trop général, il rate ainsi toujours ce dont il s’agit. La psychologie est condamnée à utiliser la langue subsomptrice la plus pauvre qui soit et nous sommes donc condamnés à ne pas être Nous, qu’il soit réfléchi par un miroir ou qu’il soit le reflet d’un jugement d’autrui, lorsqu’il s’agit du Moi. Dans le monde de l’imaginaire « Je est un autre ». Telle est la leçon égotique du cinéma de Kit Zauhar.

    En jugeant l’autre avec la langue de la cité on manque ainsi l’essentiel – et c’est ce que Tessa tentera de dire à Benjamin et à sa copine en évoquant leurs discussions pleines de persiflages sur les anciens du lycée.

 

   Les films de Kit Zauhar, selon nous, sont des tentatives de rendre compte avec les moyens du cinéma de la pauvreté du seul langage psychologique – « qui es-tu ? » – et sociologique – « que fais-tu dans la vie ? ». Il s’agit de filmer, non pas l’immanence comme flux, le corps comme corps, toujours trop complexe pour être capté par une caméra, mais la simple esquisse qu’est un corps une fois jugé avec le langage psychologique. Ce que met en images Kit Zauhar est ce constat empirique : la réalité d’une personne, une fois passée au crible du jugement d’autrui, s’avère nécessairement caricaturale.

   C’est d’ailleurs autour d’un jugement commun sur autrui que Tessa et Benjamin se retrouvent et se réconcilient après une dispute – leur hôte aurait un ami imaginaire. Autrui s’immisce donc au sein même de leur désir puisqu’il s’agira alors de faire l’amour en usant de la parodie du désir de l’autre. Le désir devient par mimêsis le désir de l’autre au moment où Tessa fait semblant d’avoir désiré l’hôte. Cela se passe autour de l’objet voix : « I swear to God. And then I saw him in his little sweatpants and it just made me so wet… ». Ce désir comme faussement désir de l’autre suscitera aussitôt le désir réel de Benjamin pour Tessa – leurs bruyants ébats étant probablement, et quoi qu’ils en disent, « on ne savait pas que les murs étaient aussi fins », adressés à l’hôte lui-même. Il y a ainsi redoublement de la structure hystérique de leur désir – l’hôte, dans sa solitude, doit en venir à désirer à son tour leur désir.

   Le cinéma de Kit Zauhar permet ainsi de capter la platitude de la psychologie lorsque celle-ci reste au niveau imaginaire de l’ego. S’il s’agit ainsi d’une tentative de désagrégation de l’intime, c’est tout autant d’une critique de la psychologie dont il s’agit, l’un n’allant pas sans l’autre.

   C’est donc la question de la frontière entre le moi et mon image, et non entre le moi et le monde, qui est passée au crible dans Actual people. La monstration de la désagrégation comme telle du Moi se fait ainsi, paradoxalement, par la mise en images de l’intimité même de l’intime. Nous sommes loin de la critique des millénials et de leur supposée exposition permanente de l’intime. Actual People et This closeness sont une dénonciation bien plus profonde du Moi comme temple de l’illusion. L’art de la désagrégation du Moi, tel est le cinéma faussement intimiste de Kit Zauhar.

   Il ne s’agissait donc pas de la mise en image d’une quête d’une identité stable, de la monstration d’un devenir adulte accompli, d’exposer ce qu’il peut en être d’une fixation sociale de l’ego, mais tout au contraire d’une critique de l’identité comme telle. Il ne s’agissait pas de saisir comment l’on pouvait enfin devenir adulte, mais de comprendre le côté illusoire de ce devenir. Le Moi n’est qu’une aliénation imaginaire, la somme de nos identifications, il est d’essence fluctuante. La stabilisation dans une identité est donc tout simplement impossible.

    Actual People, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur ce qu’est un adulte, propose ainsi une sorte d’analogon de l’analyse célèbre du garçon de café de Sartre dans L’être et le néant. Ce dernier n’est pas un garçon de café en soi, il ne fait que jouer ce qui est socialement attendu d’un garçon de café. Si Riley, mais aussi Tessa, semblent souffrir de l’absence d’une identification figée et définitive dans le monde des adultes n’est-ce pas qu’intuitivement ces dernières ont compris qu’il s’agissait là d’une impasse. Il n’y a pas d’identité stable qui tienne, semblent-elles nous dire ultimement.

   À la question « qu’est-ce qu’une identité ? » Kit Zauhar répond dans ses films par une autre question : « comment dissoudre l’identité à l’aide de l’intimité même de l’intime ? ».

   La mise en film de l’intimité même de l’intime, tel était l’enjeu. La désagrégation du Moi, en faisant imploser l’intime comme intime. En faisant du plus intime quelque chose d’extime, en faisant basculer le plus intime vers l’universelle banalité. Quelle femme n’a en effet jamais eu de leucorrhées, de mycoses vaginales, n’a jamais eu mal au ventre à se tordre en deux et à se vider littéralement aux toilettes ? Ces moments des plus intimes, que Kit Zauhar parvient la première à filmer par-delà tout sentiment de honte, ne sont-ils pas tellement communs à tous qu’ils ne disent rien de nous ? N’est-ce pas d’ailleurs l’une des fonctions de la honte que de nous faire croire que notre intimité serait en lien avec notre intériorité ? Il faut donc passer au-delà de ce sentiment, le démystifier comme tel, séparer l’intime de qui nous sommes comme sujet. Le moi et le sujet cela fait deux, nous dit ainsi Kit Zauhar tout du long de Actual People.

   La question, redoutable, devient alors : si Je est un autre, qui suis-je une fois cet autre désagrégé par l’autofiction elle-même ?

   On aurait alors aimé que Kit Zauhar fasse encore un pas de plus, que cette pulvérisation du moi à l’aide de la captation de l’intime puisse aller jusqu’à son terme, que l’identité apparaisse, avec les moyens du cinéma, comme enfin disjointe du temps de l’horloge, du temps de la société, qui n’est en dernière instance que le temps de la Technique. La véritable aliénation, une fois l’ego dissout, n’est-elle pas notre aliénation à la technique, au sens où cette dernière opère une complète Séparation entre notre corps et nous ?

   Les films faussement intimistes de Kit Zauhar ne pourraient-ils pas, à l’avenir, parvenir à mettre en scène ce qu’il en est du temps propre à chaque corps, en deçà de toute identité socialement assignée, au-delà du temps de l’horloge et du calendrier ? Il s’agirait, avec les procédés propres au cinéma, de parvenir à faire apparaître la coupure comme coupure, de montrer, avec des moyens techniques, ce qu’il en est de la logique même de l’inconscient. Ce dernier ne connaît en effet pas du tout ce temps mécanique et faussement rythmique induit par la société. Ce serait probablement un travail davantage centré sur l’intimité onirique, sur la monstration des corps dans leurs mouvements hypnotiques. Ce serait centrer la caméra davantage sur les moments où le sujet prend le dessus sur l’ego, et qui transparaissent déjà lorsqu’il s’agit pour Tessa ou Riley de perdre leurs nerfs, lorsqu’elles apparaissent littéralement au bord de la crise de nerf – Kit Zauhar, qui est une actrice étonnante, joue merveilleusement ces moments où l’on est sur le point de sortir de soi, basculant sur l’Autre scène, hors de ses gonds, où le corps prend le pas sur le langage et où le Temps de la Technique lâche enfin prise.

   Nous aimerions qu’à l’avenir les films de Kit Zauhar soient plus révolutionnaires encore : qu’ils s’attachent à mettre davantage en cause notre rapport au temps artificiel de la montre.

 

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   Il ne s’agissait donc pas, dans Actual People, comme dans This closeness, d’une quête de l’identité. Il s’agissait plutôt de dire à quel point la stabilisation dans une seule identité était un impossible. Il s’agissait de nous montrer en quoi une génération entière refusait désormais d’être la proie de cette fausse recherche identitaire. Le monde des adultes n’existe pas, c’est un semblant et il repose sur une croyance. Croire en son identité, se prendre pour son Moi, telle était l’illusion.

   L’art de la désagrégation du Moi, tel est donc le cinéma, faussement intimiste, de Kit Zauhar. Ce n’est pas l’exploration de la frontière entre le Moi et le monde dont il aura s’agit, mais de briser l’identité comme telle. De révéler la frontière entre le Moi et qui je suis réellement.

 

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