lundi, 14 avril 2025
Le contresionisme qui vient
Avant-dire
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Terrorisme sémantique
Le 16 juillet 2017, jour de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vél’ d’hiv’, le nouveau chef de l’État, Emmanuel Macron, termina son discours par une profession de foi enflammée : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Cette petite phrase était un soutien ostensible à Benjamin Netanyahou, présent dans l’auditoire, étrangement invité à cette cérémonie alors qu’aucun dirigeant israélien n’y avait jamais été convié jusque-là. Ces paroles prononcées par le tout récent président de la République représentaient de jure une voie de fait contre la liberté d’expression et un acte politique très grave qui validait le délit d’opinion : si l’antisémitisme est un délit, l’antisionisme est une opinion et, en les confondant, on vise à interdire toute critique de la politique d’Israël. D’ailleurs, quelques semaines plus tard, comme en écho à ces propos présidentiels, le représentant du Crif de l’époque, Francis Kalifat, exigea qu’une loi soit votée pour sanctionner l’antisionisme.
Antisémitisme et antisionisme
Le gouvernement israélien, issu des élections de 2015, est l’un des plus extrémistes qu’Israël ait connu. Le premier ministre Benyamin Netanyahou est un pur produit du sionisme révisioniste de Zeev Jabotinsky – son père, Bension Netanyahou, en fut le secrétaire particulier, dans les années 30. Selon la rhétorique du terrorisme sémantique d’État, dont le président de la République française se faisait le héraut, toute critique du sionisme est inacceptable puisqu’elle fait le jeu de l’antisionisme.
Comme l’antifascisme, le chantage à l’antisémitisme est une technique de parasitage de l’esprit critique. Hannah Arendt a fait de l’instrumentalisation de l’antisémitisme un thème majeur de son livre Les Origines du totalitarisme.
L’identification de l’antisionisme à l’antisémitisme s’apparente à la reductio ad hitlerum conceptualisée par le philosophe Leo Strauss dans Droit naturel et histoire (1953). La répression des Juifs1 sous Staline suffirait à montrer l’inanité d’une telle identification. En effet, la répression antisémite dans l’URSS de l’après-guerre, de 1947 à 1953, coïncida avec une des rares phases pro-sionistes des dirigeants soviétiques. Durant cette période, l’émigration en provenance des “démocraties populaires”, et surtout les livraisons d’armes via Prague aux forces juives en Palestine permettront à ces dernières de l’emporter dans la guerre de 1947-1949.
Netanyahou s’est complu à démontrer que les antisémites étaient fréquentables, s’ils soutenaient la politique sioniste d’Israël. Juste après la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vél’ d’hiv, il rendit visite à Vicktor Orban qui venait de réhabiliter Miklos Horthy, collaborateur de l’Allemagne nazi. On voit que l’antisémitisme peut faire bon ménage avec le sionisme. Dans son ouvrage L’État juif, Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, affirmait : « Les antisémites seront nos amis les plus sûrs et les pays antisémites nos alliés2. » Il estimait que le projet sioniste partageait avec l’idéologie antisémite le désir de débarrasser l’Europe de ses Juifs en les expatriant vers un territoire extra-européen : « Les gouvernements de tous les pays frappés par l’antisémitisme auront envie de nous aider à obtenir la souveraineté que nous voulons. » Si l’antisémitisme classique était un racisme à l’égard des juifs de la diaspora, le mouvement sioniste ne pouvait qu’y consentir et s’allier à lui, puisque son but était le même : en finir avec le juif diasporique. S’il y eut formation d’une conscience juive, autre que religieuse, et a fortiori d’une conscience nationale juive, l’antisémitisme en fut le moteur. Le sionisme est né avec la déferlante antisémite qui affecta le continent européen, à l’orée du XXe siècle, des pogroms de Kichinev en Russie à l’affaire Dreyfus, phénomène qui ira s’intensifiant au cours des années 1930, jusqu’au paroxysme des persécutions nazies.
En se pensant comme une nation, puis en acceptant la création, en 1917, d’un Foyer national, prélude à la fondation en 1948 d’un “État juif”, les Juifs européens engagés dans le sionisme herzlien obéirent en définitive à l’injonction des antisémites qui n’avaient eu de cesse, depuis la fin du XIXe siècle, de les expulser hors de tous les pays européens ; mais, du même coup, en passant du statut de parias à celui de conquérants, ils ne purent éviter de devenir, pour les peuples chassés de leurs terres, des persécuteurs et des colonialistes.
En vérité, le discours macronien du 6 juillet 2017 posait les prémisses d’une loi liberticide qui, sous la caution de la lutte contre l’antisémitisme, visait à justifier toutes les exactions et actes criminels, passés et futurs, contre le peuple palestinien, jusqu’à aboutir à la solution finale.
Sionisme et contresionisme
Le subterfuge rhétorique du terrorisme sémantique d’État repose sur l’équation suivante : sionisme=judaïsme. C’est ainsi que Michaël Bar-Zvi, disciple de Pierre Boutang et de Zeev Jabotinsky, par le seul titre d’un de ses livres3 aurait voulu suggérer que le sionisme révisionniste proposait une « politique de la transmission » alors qu’il a induit, tout au contraire, une politique de rupture et de séparation avec le judaïsme ancestral.
Moïse promit aux enfants d’Israël la terre de Canaan, mais aux fils de Lévi, c’est-à-dire à sa propre tribu, il annonça qu’ils ne possèderaient rien : « L’Éternel dit à Aaron : Tu ne possèderas rien dans leur pays, et il n’y aura point de part pour toi au milieu d’eux ; c’est moi qui suis ta part et ta possession au milieu d’Israël. » (Nb, 18, 20.) Moïse lance ainsi l’histoire juive sur une voie dialectique qui se retrouvera jusque dans le sionisme moderne. Les Juifs occidentaux optèrent pour le sionisme politique de Theodor Herlz, alors que les orientaux choisissaient le sionisme culturel d’Ahad Haam.
J’aurais pu, me sentant proche de penseurs tels Gershom Scholem et Martin Buber, être attiré, comme ils le furent, par Ahad Haam ; mais son “nationalisme juif”, revisité par le Rav Kook, s’est avéré être un modèle idéologique repris par les extrémistes religieux contemporains. À mon sens, malgré des différences apparemment profondes et leurs dissensions lors des premiers Congrès mondiaux, les sionismes politique et culturel partageaient une même finalité expansionniste, ainsi que j’essaierai de le démontrer par la suite.
Un élément stratégique essentiel de la rhétorique pro-sioniste fut la réinterprétation du conflit israélo-palestinien à partir de la “théorie du choc des civilisations” de Samuel Huntington. Cette réinterprétation tend à disculper l’État hébreu, en transférant l’espace local du conflit vers un espace global marqué par une guerre planétaire entre l’axe du bien et l’axe du mal. La peur de l’islam, depuis le 11 septembre 2001, a resserré l’allégeance à l’impérialisme américain.
La défaite des armées arabes pendant la Guerre des Six jours avait provoqué la disparition du panarabisme. L’ennemi absolu du sionisme sera alors remplacé, vers la fin des années 1980, par le terrorisme islamiste international, ce qui permettra d’exporter le conflit israélo-palestinien aux quatre coins de la planète. Ainsi, après le 11-Septembre 2001, s’inscrivant dans le cadre de la “guerre contre le terrorisme”, l’État sioniste se présentera comme le dernier rempart de l’Occident contre l’islamisme radical. Les mouvements de soutien à la résistance palestinienne seront illico suspectés d’islamo-gauchisme. La Hasbara4 utilisera cette expression comme arme sémantique et, à coups de matraquage médiatique et d’actions en justice, toute critique d’Israël, amalgamée à l’antisionisme et à l’antisémitisme, s’imposera peu à peu dans les esprits, jusqu’à prendre valeur juridique. Le sionisme, assimilé à l’État juif, devient alors synonyme de judéité.
Le 26 septembre 2001, à peine deux semaines après le drame des Twin Towers, on pouvait lire dans le grand quotidien Haaretz, cette effarante déclaration de Roger Cukiermann, à l’époque président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) : « Lorsque Sharon est venu en France, je lui ai dit qu’il devait absolument mettre en place un ministère de la Propagande, comme Goebbels. »
En France, la méthode préconisée par Cukiermann a été planifiée autour des notions de “judéophobie” et “terrorisme islamiste”. Cette stratégie, assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme, tend à dissimuler l’antisémitisme d’extrême droite, qui a toujours été un allié du mouvement sioniste et perdure encore de nos jours, comme le montre le pro-sionisme du puissant lobby évangéliste anglo-saxon. La notion d’un “nouvel antisémitisme” fut préparée par des travaux universitaires comme ceux des sociologues Pierre-André Taguieff, (La nouvelle judéophobie, 2002) ou Georges Bensoussan (Les Territoires perdus de la République, 2002). Selon ces intellectuels le “nouvel antisémitisme” prend sa source dans l’antisionisme de certains mouvements d’extrême-gauche alliés avec un islam radical présent dans les banlieues françaises parmi les jeunes issus de l’immigration.
Le glissement sémantique qui s'est produit de l’antisionisme à l’antisémitisme a permis de procéder à une inversion des rôles dans l’opinion. Selon cette grille de lecture, le conflit israélo-palestinien n’est plus perçu comme un conflit politique mais comme un conflit ethnico-confessionnel. Cette analyse transforme les Israéliens en victimes d’une haine séculaire qui voudrait les éradiquer. C’est ce glissement sémantique qu’officialisa Emmanuel Macron, lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vél’ d’hiv’. Sa déclaration annonçait la création occulte du ministère dont rêvait Roger Cukiermann et qui serait orchestré “dans l’ombre” par les sayanim5 de la propagande politico-médiatique d’État !
Parce que l’antisionisme, amalgamé à l’antisémitisme, appartient à la novlangue autoproclamée “démocratique”, le dépassement du sionisme commence par la déconstruction de ce piège sémantique. C’est pourquoi je suggère de remplacer le terme “antisionisme” par “contresionisme”. Le contresionisme n’est pas un antisionisme : il est le contraire du sionisme. J’essaierai de montrer dans cet ouvrage que le sionisme est la phase ultime de la forme totalitaire de ce capitalisme globalisé qu’Orwell appelait le « collectivisme oligarchique ».
Diasporisme et Counter-Zionism
J’ai découvert, il y a peu de temps, que le mot composé “contre-sionisme”, tel que je l’ai d’abord proposé6 avait un pendant américain : counter-Zionism. Le rabbin Shaul Magid l’a utilisé dans son livre The Necessity of Exil7. Le counter-Zionism ne s’oppose pas au sionisme, c’est un judaïsme apolitique qui prône la nécessité métaphysique et existentielle de l’exil (galout) qu’il distingue de la diaspora (golah), se démarquant ainsi du “diasporisme” – néologisme inventé par Yeshayahu Leibowitz8. Si l’exil implique toujours que le territoire originel soit tombé sous une domination étrangère, la diaspora a souvent été le fait d’une migration volontaire vécue de façon non lacrymale – ce qui s’oppose à l’interprétation de l’historiographie sioniste.
Le diasporisme est une véritable idéologie qui s’appuie sur ce passage de la Genèse où l’on annonce à Jacob qu’Esaü vient à sa rencontre avec toute son armée : « Jacob eut grande peur et se sentit angoissé. Alors il divisa en deux camps les gens qui étaient avec lui, le petit et le gros bétail./Il se dit : “ Si Esaü se dirige vers l’un des camps et l’attaque, le camp qui reste pourra se sauver.” » (Gn 32, 8-9).
Selon l’interprétation diasporiste, Israël a été dispersé parmi les nations par une grâce divine. Si, par malheur, un groupe important de Juifs, en Israël ou ailleurs, était exterminé, il subsisterait toujours d’autres groupes juifs. Le livre de Charles E. Silberman, A Certain People: American Jews and Their Lives Today, est caractéristique de cette mouvance9. Le titre se réfère au Livre d’Esther (Est 3, 8), quand Aman dit à Assuérus ; « Il y a un certain peuple, dispersé et répandu parmi les peuples, dans toutes les provinces de ton empire. »
Il n’est pas anodin que le diasporisme se soit développé aux États-Unis. De fait, la communauté juive américaine possède un statut d’autonomie au sein de l’État fédéral américain. Elle a une idéologie propre, un art de vivre particulier, des relations diplomatiques, un lobby politique, une puissance économique efficiente. Depuis la Shoah, tous les événements importants concernant le monde juif tournent autour du pôle israélien et du pôle étatsunien.
Plus près de nous, le diasporisme radical de Daniel Boyarin est l’expression d’une pensée juive néo-orthodoxe de sensibilité apolitique et libertaire dont je me sens proche. Dans son ouvrage The No-State Solution. A Jewish Manifesto, Boyarin relève la discordance ontologique entre la judaïté10 et toute forme d’État11. L’État-nation aboutit fatalement à l’oppression et à la guerre. Ainsi, pour Boyarin, l’État sioniste est une trahison du véritable judaïsme diasporique. Pour lui, la non existence d’un État juif serait la seule solution pour retrouver l’essence universelle du peuple juif, sans territoire ni État, créatif, irénique, en quête perpétuelle d’autonomie et solidaire de toutes les minorités opprimées. Ce néo-diasporisme, est spécifique d’une intelligentsia progressiste américaine où l’on retrouve la philosophe Judith Butler ou le mouvement Jewish Voice For Peace.
Contresionisme et Contrelittérature
Sur le 7 octobre nous ne disposons officiellement que de l’information unilatérale propagée par le gouvernement sioniste qu’ont relayé les médias occidentaux avec un zèle farouche. Toutefois, je ne m’adonnerai pas dans ce livre à une rectification des événements, cette réinformation a déjà été faite et il me paraît donc vain de m’y consacrer. Je ne m’intéresserai ici qu’à l’ontothéologie politique du sionisme. En ce sens, il est intéressant d’observer la prolifération des références bibliques dans le discours politico-médiatique sioniste, depuis le 7 octobre.
Jouant un rôle d’historiographie communicationnelle, la Bible a été mise au service du projet génocidaire en cours. L’interprétation sioniste de la Torah est une donnée idéologique. Amnon Raz-Krakotzkin a clairement montré que cette idéologie se basait sur une lecture émasculée d’un savoir herméneutique de plusieurs millénaires12 : violence spirituelle exercée à l’égard d’un peuple qui, au cours des siècles de la diaspora, avait entretenu une transmission générationnelle d’une extrême exigence autour du Livre.
L’enseignement de la Bible dans les écoles publiques israéliennes a fait l’objet d’études de psychologie sociale13 qui montrent comment, dans le livre de Josué, la conquête de Canaan et l’extermination des populations autochtones sont communiquées aux jeunes élèves sans aucune mise en perspective critique, légitimant ainsi à leurs yeux les exactions perpétrées contre l’ennemi palestinien. Après le 7 octobre, le récit des deux fils de Jacob – Siméon et Lévy – qui massacrent les habitants de Sichem pour venger le viol de leur sœur (Gn 34) aura été un des passages bibliques les plus médiatisés, avec la figure d’Amalek (עֲמָלֵק), brandie par Netanyahou et les rabbins sionistes comme une obligation divine faite aux juifs d’exterminer les Palestiniens assimilés aux Amalécites, ainsi que le prophète Samuel l’avait ordonné à Saül, le premier roi d’Israël : « Le Seigneur t’a chargé d’une expédition il a dit : Va détruire ce peuple coupable, cet Amalek, et fais-lui une guerre d’extermination ! » (1 Sm 15, 18. Bible du Rabbinat).
Durant 57 ans nous avons vécu le septième jour de “La Guerre des six jours”. Les massacres du 7 octobre par le Hamas ont amené l’État sioniste, dans sa riposte démesurée, à intensifier son annihilation stratégique du peuple palestinien. Nous assistons maintenant à l’acmé de décennies de persécutions et d’épurations que Gilles Deleuze, au siècle dernier, qualifiait déjà de génocide : « On dit que ce n’est pas un génocide. Et pourtant c’est une histoire qui comporte beaucoup d’Oradour, depuis le début. C’est un génocide mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation14. »
La référence biblique est le socle qui légitime l’État d’Israël. En 1967, Israël s’est référé au “Grand Israël” biblique, comme les sionistes l’avaient fait en 1948. Si l’on a accepté, en 1948, le terrorisme de l’Irgoun et des groupes Stern, si l’on a accepté les usurpations territoriales de 1967, alors il est “normal” que l’on accepte le génocide d’aujourd’hui, au nom d’une interprétation strictement littérale et pragmatiste de la Torah !
Le néo-sionisme religieux qui s’est substitué au sionisme laïque, reprend la théorie syncrétiste du Rabbin Abraham Isaac Kook, le premier grand rabbin ashkénaze d’Israël, à l’époque du mandat britannique, dans les années trente, dont la doctrine préconise la “conciliation” entre le sionisme moderne antireligieux et le messianisme apocalyptique conquérant. Ce courant va devenir, après 1967, l’avant-garde du fondamentalisme sioniste, le Goush Emounin qui justifie, par fanatisme religieux, la création de la Cisjordanie, territoire palestinien occupé de colonies juives illégales – selon le droit international.
La colonisation idéologique prendra très vite une ampleur sans précédent. L’influence des disciples du Rav Kook ira en s’accentuant et, en 2022, deux ministres suprémacistes juifs, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, rejoignent le gouvernement Netanyahou. Ils militent pour un État sioniste régi par la religion où les Palestiniens seraient absents.
Même s’il appert que les massacres du 7 octobre ont été transformés et fantasmés sous l’influence de la Hasbara, leur réalité a justifié la réponse monstrueuse du gouvernement sioniste. Le dépassement du régime d’apartheid ne pouvait se produire qu’à partir d’une ultime nakba (désastre) où se conjugueraient extermination et déportation. Le nettoyage ethnique des Palestiniens, dont les deux points culminants étaient jusqu’ici les massacres de 1948, et la nakba de 1967, a trouvé avec les massacres du 7 octobre 2023 le prétexte à la solution finale de l’ultime nakba.
Au cours de cet ouvrage, on verra en quoi ce que j’appelle le contresionisme se différencie du counter-Zionism et du néo-diasporisme américains. Dans le judaïsme authentique, l’exil n’est pas la condition des seuls Juifs mais de tous les hommes. L’exil se rapporte à une absence fondamentale : il désigne la conscience de l’imperfection du monde et contient l’espoir de sa transformation. Franz Rosenzweig, dans L’étoile de la rédemption, affirme que les liens organiques avec l’exil sont consubstantiels à l’âme juive. Ce diasporisme antinationaliste fut partagé par de nombreux intellectuels et révolutionnaires juifs à la fin du 19e siècle, ainsi que par la très grande majorité des rabbins. Le sionisme moderne transforma les antinationalistes juifs en antisionistes militants15. L’amalgame entre antisionisme et antisémitisme constitue donc un véritable déni de l’histoire juive, une forme de négationnisme qui voudrait effacer toute trace de la tradition séculaire d’opposition juive à l’idée d’État-nation. Nous sommes tous en exil de notre humanité. Le “Juif central”, selon l’expression de Martin Buber, est du côté de l’opprimé et non de l’oppresseur : « Mieux vaut être parmi les persécutés que parmi les persécuteurs » (Talmud Baba Kama, 27).
Je définirai d’abord, dès le prochain chapitre, ma conception du sionisme comme métaphore spéculaire de la littérature – au sens moderne – qui commence avec le premier mot de la Bible : Bereschit. C’est pourquoi j’écris ici “contresionisme” en un seul mot, en tant qu’unité lexicale autonome qui renvoie explicitement à la notion de contrelittérature telle que je l’ai déjà développée dans différents ouvrages16.
« Israël dit à Dieu : Quand donc viendras-tu nous racheter ? Et Dieu répondit : Quand vous serez tombés au point le plus bas, à ce moment, je viendrais vous racheter. » (Midrash Tehillim 45, 3.) À cet espoir des sans espoirs – car l’abîme est sans fond – correspond l’idée du Maschia’h perpétuellement caché qui, dans de nombreuses légendes, a traversé l’histoire du judaïsme. La plus extraordinaire (Sanhedrin, 98a), écrite au IIe siècle de notre ère, montre dans une anticipation fulgurante le Maschia’h à Rome, parmi les lépreux et les mendiants, de l’autre côté du fleuve qui fait face au château Saint-Ange. Ce Maschia’h caché est celui de ce « reste d’Israël » dont parle Isaïe (10, 20-22), celui qui se trouve de l’autre côté du fleuve qui nous sépare des abysses d’un monde qui n’est plus.
________NOTES_________
1. On écrit Juif avec une majuscule pour désigner les Juifs, au sens qu’ils appartiennent à un même peuple, et juifs avec une minuscule, au sens qu’ils pratiquent la religion juive, comme les chrétiens ou les musulmans pratiquent la leur.
2. Cité par Hannah Arendt dans « Réexamen du sionisme » in Auschwitz et Jérusalem, Deuxtemps Tierce, 1993, p. 115-116.
3. Michel Bar-Zvi, Pour une politique de la transmission. Réflexions sur la question sioniste, Les provinciales, 2016.
4. Stratégie de communication et de propagande de l’État sioniste à la destination de l’étranger.
5. Les sayanim (pluriel de sayan) sont des Juifs diasporiques qui transmettent des informations au Mossad israélien.
6. « Le contre-sionisme est un humanisme » est le titre de ma préface au livre d’Ali Benziane, Panser Gaza, Fiat Lux, 2024.
7. Saud Magid, The Necessity of Exile, Ayin Press, 2023.
8. Yeshayahu Leibowitz, Peuple, Terre, État, Plon, 1995, p. 183.
9. Charles E. Silberman, A Certain People: American Jews and Their Lives Today, Summit Books, 1985.
10. La judaïté se définit comme l’appartenance à la religion judaïque, elle concerne donc les “juifs”. La judéité est le fait d’être “Juif”, d’appartenir à une communauté culturelle, par-delà les aspects religieux du judaïsme. Voir la note 1.
11. Daniel Boyarin, The No-State Solution. A Jewish Manifesto, Yale University Press, 2023.
12. Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté, La Fabrique, 2007.
13. Cf. George Raphael Tamarin, The Israeli Dilemma: Essays on Warfare State, Rotterdam University Press, 1973.
14. Gilles Deleuze dans Deux régimes de fous, Minuit, 1983, p. 221.
15. Voir Antisionisme, une histoire juive (textes choisis par Béatrice Grès, Michèle Sibony et Sonia Fayman), Éditions Syllepse, 2023.
16. La Contrelittérature. Un manifeste pour l’esprit, Le Rocher, 2005 ; Au cœur de la talvera, Arma Artis, 2010 et En quête d’une gnose anarchiste, Contrelittérature, 2024.
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Ce texte est l’avant-dire d’un livre en cours d’écriture, intitulé Contresionisme.
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