mercredi, 05 avril 2006
Hommage à Jean-Marc Tisserant
Jean-Marc Tisserant nous a quittés le samedi 1er avril 2006. Né en 1942, après un cycle d’études à l’école Boulle, il mena une activité professionnelle dans divers cabinets d’architectes et publia une dizaine d’ouvrages. On retiendra plus particulièrement : La nuit du peyolt (1980), La Constellation du chien (1984), Le Charme d'Éden (1986), Le Rêve d'Odilon (1987), Le Dernier Ego à Paris (1989), Trois Fantômes (1990) et Terre noire (1994), ouvrages parus aux éditions de la Différence comme son tout récent dernier roman, Les Fils de la Veuve, dans lequel Patrick Besson (in Marianne du 02/09/2005), avait intuitivement reconnu un chef-d’œuvre. Il était un des tous derniers grands stylistes de la langue française. Son œuvre accompagne tragiquement la longue marche à rebours de la littérature, dans le dévoilement d’une écriture superbe qui est comme une théurgie secrète. Il fut un compagnon de route de Contrelittérature. En hommage à sa mémoire, nous publions un de ses articles parmi les plus clairvoyants, paru dans le n°15 de notre revue, qu'on lira rétrospectivement comme une dernière mise en demeure, un ultime testament.
LIGATURES
par Jean-Marc Tisserant
"Il voyait trop — Et voir est un aveuglement".
Tristan CORBIÈRE, Les Amours jaunes
Tristan CORBIÈRE, Les Amours jaunes
Selon les doctrines traditionnelles, dont la conception du temps est cyclique, il est dit que le Kali-Yuga est le « Dernier Âge (1) ». Il se confond avec une crise profonde et généralisée des valeurs, une déshumanisation des individus, un affaiblissement des élites spirituelles, une destitution progressive du supra-monde, synonyme de libération des forces infernales. Comme si l'involution de nos temps paraplégiques, finissants et déjà révolus, devait aboutir à une rupture de ces digues protectrices évoquées par divers textes traditionnels, tel le rempart édifié, selon une légende musulmane, par Alexandre le Grand, lequel préserve le monde des hommes des hordes démoniaques de Gog et de Magog. Dans la Tradition scandinave, le loup géant Fenrir est « enchaîné » par les dieux. Chez saint Paul(2), il est aussi question d'un « lien », passablement mystérieux, qui protège de l'Homme impie, de l'Être perdu, de l'Adversaire. C'est la rupture de ce lien qui entraîne la déchéance du cycle.
À l'heure serpentiforme du Kali-Yuga, les sociétés modernes, déliquescentes, conformistes, frileuses, se veulent à égale distance des effusions du corps et des aventures de l'Esprit : dans l'entre-deux, à l'abri des remous, au chaud dans la Matrice. Elles n'offrent plus d'appui, à l'inverse des sociétés traditionnelles, lesquelles préservaient les voies d'accès au monde céleste. Le nihilisme décadentiste et moderne est hostile à toute forme de « saut éveillé par-dessus le Vide ». ( Que l'on songe, par « saut éveillé », au bond libérateur du singe Hanumân, le fidèle d'entre les fidèles, dans le Râmâyana.)
Les puissances infernales qui travaillent en nos temps périclitants n'ont de cesse d'engendrer des courants, des barrières, des manières de penser et des modes propres à emprisonner l'esprit des hommes afin d'empêcher le saut libérateur dans la profonde vastitude de la Vacuité divine. Une subversion contre-traditionnelle fabrique, à doses continues, des idées et des illusions désagrégatrices ; ainsi se conjugent au quotidien les formes cliniques du désespoir, les plus basses et les plus répandues, celles-là mêmes que dénonce Sœren Kierkegaard dans sa quête désespérée et désespérante ( l'homme inconscient de son moi, de son destin spirituel, de sa part d'éternité ).
Les sociétés modernes, dans leur bruissement de ruches industrieuses, sont avides d'identité, ce patch pour sujets décérébrés, et d'accomplissement personnel, cette parodie idyllique d'un retour au « pays natal » ; en réalité, ce qui est stigmatisé, ce n'est pas la recherche ou le maintien du «lien», du religere qui est aspiration à l'incorruptible, à l'irremplaçable, c'est l'ici, le maintenant, le temporel, l'éphémère. Nonobstant ces assommoirs, l'aspirant au Retour doit tourner le dos aux ligatures du monde. Mais le religere, qui éclot dans le non-vouloir transcendant, est-il seulement possible quand le fondement, qui autorise la prestance ou l'enracinement, fait défaut ? Il incombe à l'aspirant belluaire, ce dompteur de monstres, d'opérer, seul, son «revirement», qui est risque ou pari. Il doit sauter dans l'abîme afin d'y trouver le lien qui le délivrera des ligatures du monde. Ce lien entre le sensible et l'intelligible dépouillé de ses hypostases conchylifères passe par une « expérience intérieure », un vibrato métaphysique synonyme d'attention et d'intensité. Cela ressemble à une «guerre sainte», un âpre combat de tous les instants. Car non seulement les démons du dedans sont à l'affût, mais aussi ceux du dehors. Et ils sont légions les contrôleurs qui planifient les êtres et les choses, qui séparent criminellement ce monde-ci de la sacralité vivante et fondationnelle du religere, qui galvaudent toute hiérarchie sacrée, tout plongeon dans les « Hauteurs béantes ». Les élans, aspirations ou velléités qui veulent s'arracher aux boues de l'oubli sont sournoisement encadrés sinon réprimés. L'homme n'est plus qu'une ombre, un individu quelconque, banal, imbécile. Il a oublié l'avertissement de Walter Rathenau : « Ce n'est jamais d'agir qui déshonore, c'est de subir ». D'une certaine façon, le mortel est en « liberté surveillée ». Comme dans le monde de Kafka, il n'y a pas de vide où il puisse se réfugier. Les surveillants et les pharisiens, conscients ou inconscients, sont partout ; ils veillent à l'exécution de votre peine, entretiennent soigneusement tout sentiment de culpabilité. L'expérience de Thomas Bernhard dans le sanatorium de Grafenhof en témoigne(3).
L'homme actuel vit dans l'ignorance de lui-même, dans la continuité intérieure du mal ; il se satisfait d'illusions, de faux-semblants, d'expédients. Un narcissisme de pacotille, à l'opposé de l'amour de soi, le pousse dans un divertissement proche de l'abrutissement ; une conscience insulaire, fluctuante, lui tient lieu de labarum ; il s'adapte à une multiplicité de combinaisons, se prête à des leurres compulsionnels et puérils ; il se perd, de strate en strate ; il se momifie, de bandelette en bandelette.
Les lendemains radieux de la révolution et du progrès se sont dissous dans la traîne du siècle ; dans ce vide, s'ébroue une néo-démocratie molle sans principe d'autorité ni instance de pouvoir ; elle se veut sans histoire ni mémoire ; des machines décervelantes se chargent d'administrés et d'électeurs apathiques ; les extrêmes et les parias sont idéalisés par les instances bien-pensantes de la démocratie marchande ; mais en tant qu'individus vivants et souffrants, ils sont niés, car trop divers, trop multiples. Comme le démontre Ionesco, les cadavres sont toujours trop encombrants.
Dans les sociétés traditionnelles il y a correspondance entre l'ordre cosmique, l'ordre social et l'ordre à l'intérieur de chaque homme ; les membres de ces sociétés partagent une même vision du monde ; une même spiritualité les anime et les relie au monde céleste. Quand le lien n'est pas rompu, le monde céleste se dévoile et se décrypte dans le jeu des correspondances. L'ordre totalitaire, qu'il soit dur ou doux, est allergique aux rhizomes de l'amour et de l'espérance ; ainsi, par coupes et ligatures, s'étendent le décervelage, la contrainte et l'intimidation.
Les mass media, qui ont remplacé le pontifex et le sacrificateur, ces intermédiaires entre le Très-Haut et l'Ici-Bas, ne se veulent pas responsables : les médiateurs cultivent allègrement l'irresponsabilité, le brouet des petits sentiments desséchés. Rajas (la passion) et tamas (l'ignorance) sont exaltés, sattva (la pureté) cloué au pilori. Les rétrécissements spirituels sans nom de la nouvelle religion cathodique favorisent le duel et le dualisme, le binaire et le répétitif, l'amnésie et l'insignifiance. Nous vivons ainsi dans un « monde-monstre » qui est le jouet de ces « terribles simplificateurs » dont Jacob Burckhardt annonçait, à la fin du XIXè siècle, la prochaine venue. Vampirisé, soumis à l'effacement et la démolition, l'homme post-moderne (et pré-barbare ?) interroge vainement le fond de son cœur ; horreur, il est « creux et plein d'ordure »(4).
Ainsi que le stipule le Bhâgavata Purâna, «Kali (l'âge sombre) est couché». Tout va, en effet, dans le sens de l'aplatissement, de la résignation horizontale. Les forces obscurcissantes rejettent l'intériorité ( et son élan transcendantal, vertical, vers les hauteurs salvatrices ) ; elles veulent réduire le spirituel au temporel, et le qualitatif au quantitatif. Il ne reste plus à l'homme en perdition qu'à rechercher son « soleil de minuit », son « soleil intelligible », son « soleil du nord » en tâtonnant dans les ténèbres.
Il est probable que le réveil sera terrible. Non, ce n'est pas vers la fin de l'histoire que nous voguons ; l'unification planétaire, cet horizon béat de la mondialisation, n'aura pas lieu. Nous serons, au contraire, les témoins épouvantés de régressions foisonnantes, de passages au noir, d'intolérances haineuses, de conflits ethno-culturels colossaux qui iront en s'amplifiant, du fait du poids démographique, de l'inculture et de l'appétit des néo-barbares. En attendant les craquements du futur, dans le cliquetis des sous-présences et des réverbérations occultes, la contrefaçon et la parodie prolifèrent en nos temps désormais antéchristiques. La contrefaçon entretient le leurre et la tromperie, apanages du diable. L'Antéchrist est une imitation de l'Oint, son reflet parodique. Il a pouvoir d'accomplir des prodiges et de tromper les hommes ; mais il est écrit que l'Antéchrist « n'a pas pouvoir sur l'âme » (5). Il est donc limité à la matière et à la forme et ne peut accéder à « la vraie génération de la divinité » (6). Multiples sont les exemples de ses singeries dans la société post-moderne ; ( de quelque façon, le diable ne peut s'empêcher de laisser l'empreinte de ses pieds fourchus partout où il passe. ) Cependant, les artifices de la contrefaçon diffèrent des palinodies du grotesque. C'est pourquoi, en nos temps de falsifications polymorphes, si le grotesque se laisse entrevoir dans la sciure des jours, comme en filigrane, un discret avertissement à l'attention des initiés, il n'en va pas de même pour les formes supérieures de la contrefaçon s'exerçant en marge des apparences. Ceux qui manigancent en catimini ( accapareurs de richesses, ponctionneurs d'énergies, cols blancs de la haute finance prônant la globalisation pour les autres et l'exception pour eux-mêmes, etc. ) préfèrent les ombres des cintres aux lumières de la scène. De même Lucifer, jadis l'Ange de la splendeur, se cache derrière un pilier, un cutter à la main, dans le parking d'un sous-sol. Sa géhène, sa rage et sa colère, est de contrefaire la lumière, de passer pour ce qu'il n'est pas. Marionnettiste à l'envers, il tire les ficelles vers le haut, sa patrie d'origine. En quoi nos temps déliquescents, et leur culture de la fraude et du détournement à grande échelle, s'illustrent comme de fantastiques machines à effacer. Ils s'exercent dans la promiscuité de tous les signes et de toutes les valeurs. Lors, dans les engrenages d'une société globalisante et matricielle, s'activent les surrenchères et les outrances : comme dans les spots publicitaires, le vrai s'efface dans le plus vrai que vrai, dans le trop vrai pour être vrai.
La ruse de l'Antéchrist, cet expert en illusions, est de masquer le mal dans le bien, de les confondre, de les rendre indistincts. Il nous faut croire que l'on s'occupe de notre bien-être, que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». La modernité veut notre « libération », notre aise sous toutes ses formes. Mais cet accomplissement est aussi un achèvement de notre liberté : « Tout le mouvement de la modernité, son destin négatif s'inscrit dans le fait de transcrire tout ce qui relevait de l'imaginaire, du rêve, de l'idéal, de l'utopie, de transcrire tout cela dans la réalité technique et opérationnelle. Désaliénation radicale donc que cette hyperréalisation de toutes les possibilités. Accomplissement inconditionnel, plus d'arrière-monde, plus d'impossible, plus de transcendance où se réfugier. Plus d'homme aliéné : un individu comblé, virtuellement bien sûr » (7).
Le Mal post-moderne se glisse sous le bien. Cette misère chthonienne d'une époque en devenir perpétuel, cette confiscation de la lumière, ou plutôt sa surexposition dans notre galerie des glaces, Nicolas Berdiaev le pressentait, avant l'embrasement de l'Europe, comme horizon des totalitarismes à venir : « L'apparente humanité, liberté et unité des hommes cache le mal du futur, un mal complexe et définitif, mais non moins visible. Ce mal final, le plus séduisant, prend l'apparence du bien » (8).
1. Vishnou-Purâna, I,1.
2. IIème épitre aux Thessaloniciens, 6-8.
3. « La vie n'est rien que l'exécution d'une peine, me dis-je en moi-même, il faut que tu supportes l'exécution de cette peine. À perpétuité. La vie est un établissement pénitentiaire avec très peu de liberté de mouvement. Les espérances se révèlent un faux raisonnement. Si tu es libéré, au même instant, tu entres de nouveau dans le même établissement pénitentiaire. Tu es un détenu et rien d'autre. Si l'on te met dans la tête que ce n'est pas vrai, écoute et tais-toi. Considère qu'à ta naissance tu as été condamné à la détention criminelle à perpétuité et que la faute en revient à tes parents. Mais ne leur fais pas de reproches faciles. Que tu le veuilles ou non, tu as à suivre à la lettre les règlements qui règnent dans cet établissement pénitentiaire. Si tu ne les suis pas, ta détention criminelle sera aggravée. Partage ta détention criminelle avec tes codétenus mais ne te ligue jamais avec les surveillants ». (Thomas Bernhard, Le Froid, Gallimard, 1984, p. 41).
4. Pascal, Pensées, 138. Editions du Seuil, 1962.
5. Apocalypse d'Elie, II. Dans La Bible, écrits testamentaires, Gallimard, La Pléïade, 1987.
6. Jacob Boehme, L'Aurore naissante, XIII, 89. Archè, 1977.
7. Jean Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, Le Livre de Poche, Biblio essais, 1997, p. 86.
8. Cité par Juan Asensio, Contrelittérature n°14, Été 2004, La Légende du Grand Inquisiteur.
À l'heure serpentiforme du Kali-Yuga, les sociétés modernes, déliquescentes, conformistes, frileuses, se veulent à égale distance des effusions du corps et des aventures de l'Esprit : dans l'entre-deux, à l'abri des remous, au chaud dans la Matrice. Elles n'offrent plus d'appui, à l'inverse des sociétés traditionnelles, lesquelles préservaient les voies d'accès au monde céleste. Le nihilisme décadentiste et moderne est hostile à toute forme de « saut éveillé par-dessus le Vide ». ( Que l'on songe, par « saut éveillé », au bond libérateur du singe Hanumân, le fidèle d'entre les fidèles, dans le Râmâyana.)
Les puissances infernales qui travaillent en nos temps périclitants n'ont de cesse d'engendrer des courants, des barrières, des manières de penser et des modes propres à emprisonner l'esprit des hommes afin d'empêcher le saut libérateur dans la profonde vastitude de la Vacuité divine. Une subversion contre-traditionnelle fabrique, à doses continues, des idées et des illusions désagrégatrices ; ainsi se conjugent au quotidien les formes cliniques du désespoir, les plus basses et les plus répandues, celles-là mêmes que dénonce Sœren Kierkegaard dans sa quête désespérée et désespérante ( l'homme inconscient de son moi, de son destin spirituel, de sa part d'éternité ).
Les sociétés modernes, dans leur bruissement de ruches industrieuses, sont avides d'identité, ce patch pour sujets décérébrés, et d'accomplissement personnel, cette parodie idyllique d'un retour au « pays natal » ; en réalité, ce qui est stigmatisé, ce n'est pas la recherche ou le maintien du «lien», du religere qui est aspiration à l'incorruptible, à l'irremplaçable, c'est l'ici, le maintenant, le temporel, l'éphémère. Nonobstant ces assommoirs, l'aspirant au Retour doit tourner le dos aux ligatures du monde. Mais le religere, qui éclot dans le non-vouloir transcendant, est-il seulement possible quand le fondement, qui autorise la prestance ou l'enracinement, fait défaut ? Il incombe à l'aspirant belluaire, ce dompteur de monstres, d'opérer, seul, son «revirement», qui est risque ou pari. Il doit sauter dans l'abîme afin d'y trouver le lien qui le délivrera des ligatures du monde. Ce lien entre le sensible et l'intelligible dépouillé de ses hypostases conchylifères passe par une « expérience intérieure », un vibrato métaphysique synonyme d'attention et d'intensité. Cela ressemble à une «guerre sainte», un âpre combat de tous les instants. Car non seulement les démons du dedans sont à l'affût, mais aussi ceux du dehors. Et ils sont légions les contrôleurs qui planifient les êtres et les choses, qui séparent criminellement ce monde-ci de la sacralité vivante et fondationnelle du religere, qui galvaudent toute hiérarchie sacrée, tout plongeon dans les « Hauteurs béantes ». Les élans, aspirations ou velléités qui veulent s'arracher aux boues de l'oubli sont sournoisement encadrés sinon réprimés. L'homme n'est plus qu'une ombre, un individu quelconque, banal, imbécile. Il a oublié l'avertissement de Walter Rathenau : « Ce n'est jamais d'agir qui déshonore, c'est de subir ». D'une certaine façon, le mortel est en « liberté surveillée ». Comme dans le monde de Kafka, il n'y a pas de vide où il puisse se réfugier. Les surveillants et les pharisiens, conscients ou inconscients, sont partout ; ils veillent à l'exécution de votre peine, entretiennent soigneusement tout sentiment de culpabilité. L'expérience de Thomas Bernhard dans le sanatorium de Grafenhof en témoigne(3).
L'homme actuel vit dans l'ignorance de lui-même, dans la continuité intérieure du mal ; il se satisfait d'illusions, de faux-semblants, d'expédients. Un narcissisme de pacotille, à l'opposé de l'amour de soi, le pousse dans un divertissement proche de l'abrutissement ; une conscience insulaire, fluctuante, lui tient lieu de labarum ; il s'adapte à une multiplicité de combinaisons, se prête à des leurres compulsionnels et puérils ; il se perd, de strate en strate ; il se momifie, de bandelette en bandelette.
Les lendemains radieux de la révolution et du progrès se sont dissous dans la traîne du siècle ; dans ce vide, s'ébroue une néo-démocratie molle sans principe d'autorité ni instance de pouvoir ; elle se veut sans histoire ni mémoire ; des machines décervelantes se chargent d'administrés et d'électeurs apathiques ; les extrêmes et les parias sont idéalisés par les instances bien-pensantes de la démocratie marchande ; mais en tant qu'individus vivants et souffrants, ils sont niés, car trop divers, trop multiples. Comme le démontre Ionesco, les cadavres sont toujours trop encombrants.
Dans les sociétés traditionnelles il y a correspondance entre l'ordre cosmique, l'ordre social et l'ordre à l'intérieur de chaque homme ; les membres de ces sociétés partagent une même vision du monde ; une même spiritualité les anime et les relie au monde céleste. Quand le lien n'est pas rompu, le monde céleste se dévoile et se décrypte dans le jeu des correspondances. L'ordre totalitaire, qu'il soit dur ou doux, est allergique aux rhizomes de l'amour et de l'espérance ; ainsi, par coupes et ligatures, s'étendent le décervelage, la contrainte et l'intimidation.
Les mass media, qui ont remplacé le pontifex et le sacrificateur, ces intermédiaires entre le Très-Haut et l'Ici-Bas, ne se veulent pas responsables : les médiateurs cultivent allègrement l'irresponsabilité, le brouet des petits sentiments desséchés. Rajas (la passion) et tamas (l'ignorance) sont exaltés, sattva (la pureté) cloué au pilori. Les rétrécissements spirituels sans nom de la nouvelle religion cathodique favorisent le duel et le dualisme, le binaire et le répétitif, l'amnésie et l'insignifiance. Nous vivons ainsi dans un « monde-monstre » qui est le jouet de ces « terribles simplificateurs » dont Jacob Burckhardt annonçait, à la fin du XIXè siècle, la prochaine venue. Vampirisé, soumis à l'effacement et la démolition, l'homme post-moderne (et pré-barbare ?) interroge vainement le fond de son cœur ; horreur, il est « creux et plein d'ordure »(4).
Ainsi que le stipule le Bhâgavata Purâna, «Kali (l'âge sombre) est couché». Tout va, en effet, dans le sens de l'aplatissement, de la résignation horizontale. Les forces obscurcissantes rejettent l'intériorité ( et son élan transcendantal, vertical, vers les hauteurs salvatrices ) ; elles veulent réduire le spirituel au temporel, et le qualitatif au quantitatif. Il ne reste plus à l'homme en perdition qu'à rechercher son « soleil de minuit », son « soleil intelligible », son « soleil du nord » en tâtonnant dans les ténèbres.
Il est probable que le réveil sera terrible. Non, ce n'est pas vers la fin de l'histoire que nous voguons ; l'unification planétaire, cet horizon béat de la mondialisation, n'aura pas lieu. Nous serons, au contraire, les témoins épouvantés de régressions foisonnantes, de passages au noir, d'intolérances haineuses, de conflits ethno-culturels colossaux qui iront en s'amplifiant, du fait du poids démographique, de l'inculture et de l'appétit des néo-barbares. En attendant les craquements du futur, dans le cliquetis des sous-présences et des réverbérations occultes, la contrefaçon et la parodie prolifèrent en nos temps désormais antéchristiques. La contrefaçon entretient le leurre et la tromperie, apanages du diable. L'Antéchrist est une imitation de l'Oint, son reflet parodique. Il a pouvoir d'accomplir des prodiges et de tromper les hommes ; mais il est écrit que l'Antéchrist « n'a pas pouvoir sur l'âme » (5). Il est donc limité à la matière et à la forme et ne peut accéder à « la vraie génération de la divinité » (6). Multiples sont les exemples de ses singeries dans la société post-moderne ; ( de quelque façon, le diable ne peut s'empêcher de laisser l'empreinte de ses pieds fourchus partout où il passe. ) Cependant, les artifices de la contrefaçon diffèrent des palinodies du grotesque. C'est pourquoi, en nos temps de falsifications polymorphes, si le grotesque se laisse entrevoir dans la sciure des jours, comme en filigrane, un discret avertissement à l'attention des initiés, il n'en va pas de même pour les formes supérieures de la contrefaçon s'exerçant en marge des apparences. Ceux qui manigancent en catimini ( accapareurs de richesses, ponctionneurs d'énergies, cols blancs de la haute finance prônant la globalisation pour les autres et l'exception pour eux-mêmes, etc. ) préfèrent les ombres des cintres aux lumières de la scène. De même Lucifer, jadis l'Ange de la splendeur, se cache derrière un pilier, un cutter à la main, dans le parking d'un sous-sol. Sa géhène, sa rage et sa colère, est de contrefaire la lumière, de passer pour ce qu'il n'est pas. Marionnettiste à l'envers, il tire les ficelles vers le haut, sa patrie d'origine. En quoi nos temps déliquescents, et leur culture de la fraude et du détournement à grande échelle, s'illustrent comme de fantastiques machines à effacer. Ils s'exercent dans la promiscuité de tous les signes et de toutes les valeurs. Lors, dans les engrenages d'une société globalisante et matricielle, s'activent les surrenchères et les outrances : comme dans les spots publicitaires, le vrai s'efface dans le plus vrai que vrai, dans le trop vrai pour être vrai.
La ruse de l'Antéchrist, cet expert en illusions, est de masquer le mal dans le bien, de les confondre, de les rendre indistincts. Il nous faut croire que l'on s'occupe de notre bien-être, que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». La modernité veut notre « libération », notre aise sous toutes ses formes. Mais cet accomplissement est aussi un achèvement de notre liberté : « Tout le mouvement de la modernité, son destin négatif s'inscrit dans le fait de transcrire tout ce qui relevait de l'imaginaire, du rêve, de l'idéal, de l'utopie, de transcrire tout cela dans la réalité technique et opérationnelle. Désaliénation radicale donc que cette hyperréalisation de toutes les possibilités. Accomplissement inconditionnel, plus d'arrière-monde, plus d'impossible, plus de transcendance où se réfugier. Plus d'homme aliéné : un individu comblé, virtuellement bien sûr » (7).
Le Mal post-moderne se glisse sous le bien. Cette misère chthonienne d'une époque en devenir perpétuel, cette confiscation de la lumière, ou plutôt sa surexposition dans notre galerie des glaces, Nicolas Berdiaev le pressentait, avant l'embrasement de l'Europe, comme horizon des totalitarismes à venir : « L'apparente humanité, liberté et unité des hommes cache le mal du futur, un mal complexe et définitif, mais non moins visible. Ce mal final, le plus séduisant, prend l'apparence du bien » (8).
1. Vishnou-Purâna, I,1.
2. IIème épitre aux Thessaloniciens, 6-8.
3. « La vie n'est rien que l'exécution d'une peine, me dis-je en moi-même, il faut que tu supportes l'exécution de cette peine. À perpétuité. La vie est un établissement pénitentiaire avec très peu de liberté de mouvement. Les espérances se révèlent un faux raisonnement. Si tu es libéré, au même instant, tu entres de nouveau dans le même établissement pénitentiaire. Tu es un détenu et rien d'autre. Si l'on te met dans la tête que ce n'est pas vrai, écoute et tais-toi. Considère qu'à ta naissance tu as été condamné à la détention criminelle à perpétuité et que la faute en revient à tes parents. Mais ne leur fais pas de reproches faciles. Que tu le veuilles ou non, tu as à suivre à la lettre les règlements qui règnent dans cet établissement pénitentiaire. Si tu ne les suis pas, ta détention criminelle sera aggravée. Partage ta détention criminelle avec tes codétenus mais ne te ligue jamais avec les surveillants ». (Thomas Bernhard, Le Froid, Gallimard, 1984, p. 41).
4. Pascal, Pensées, 138. Editions du Seuil, 1962.
5. Apocalypse d'Elie, II. Dans La Bible, écrits testamentaires, Gallimard, La Pléïade, 1987.
6. Jacob Boehme, L'Aurore naissante, XIII, 89. Archè, 1977.
7. Jean Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, Le Livre de Poche, Biblio essais, 1997, p. 86.
8. Cité par Juan Asensio, Contrelittérature n°14, Été 2004, La Légende du Grand Inquisiteur.