samedi, 21 février 2009
Amadou Hampâté Bâ (1900-1991)
DIALOGUE (PRESQUE) IMAGINAIRE
ENTRE LE VIEUX SAGE PEUL AMADOU HAMPÂTÉ BÂ ET UN JEUNE BLANC-BEC
par Jean-Marie Mathieu
[1] Abidjan, janvier 1982, quartier Marcory. On frappe à la porte de l'appartement où habite le célèbre écrivain malien Amadou Hampâté Bâ :
- toc ! toc !
- Amadou Hampâté Bâ : « Entrez ! »
- Jean-Marie Mathieu : « Joom wuro, jam nyalli ! »
- (agréablement surpris) Jam tan !
- SukkaaBe ma !
- (qui serre la main de son hôte inconnu) Jam ni ! Voilà donc un Blanc qui parle fulfulde (prononcez foulfouldé) [2] et, qui plus est, habillé comme un Peul !
- Cela vous étonne-t-il ?
- À dire vrai non, car j'ai connu jadis un administrateur français en Haute-Volta ( actuel Burkina Faso : prononcez bourkina fasso), le commandant de Lopino, qui maîtrisait parfaitement la langue peule, et sans accent s'il vous plaît ! [3]
- Ce qui est loin d'être mon cas, je l'avoue...
- J'ai également connu un autre administrateur, le capitaine de réserve nommé Saride, qui vint un jour me rendre visite alors que j'étais en poste à Ouagadougou, revêtu d'un costume maure, un grand turban lustré enroulé autour de la tête [4]. Hélas, il finit tristement, puisqu'il se suicida quelques années après, on en sait trop pourquoi.
- Rassurez-vous, je ne suis ni capitaine ni administrateur. Je travaille pourtant bien au Burkina Faso , dans une région située, comme par hasard, près de Tenkodogo. Une organisation non gouvernementale néerlandaise m'a demandé d'enquêter en milieu pastoral afin d'étudier de près les moyens d'aider les pasteurs peuls à développer leur mode particulier d'élevage sans renier leur identité, leur culture, tout en s'intégrant le mieux possible dans l'économie du pays.
- Je comprends pourquoi, maintenant, vous avez éprouvé le besoin d'apprendre la langue peule et de vous "déguiser" en berger ! (rires)
- Et comme j'ai entendu dire que le grand spécialiste de la culture peule c'était vous, je me suis plongé dans vos ouvrages qui m'ont passionné. Voulant en savoir plus sur l'auteur, je suis ici aujourd'hui.
- Nous voilà en chemin pour un entretien amical. Mais je dois tout d'abord vous faire remarquer - au risque de vous décevoir - que, si je suis bien de l'ethnie peule, paradoxalement, je n'ai jamais véritablement exercé le métier de pasteur.
- Nous rencontrerons bien d'autres paradoxes, j'imagine !
- Je suis né à Bandiagara en janvier, ou février - on ne sait pas exactement - de l'an 1900, et non 1901 comme l'écrit fautivement le père de Benoist [5]. Je suis l'héritier de deux lignées, paternelle et maternelle, toutes deux peules et qui furent intimement mêlées aux événements historiques, parfois tragiques, qui marquèrent mon pays natal, le Mali, au cours du siècle dernier [6]. Les ancêtres de mon père, du clan des BâBe (prononcez baabé) originaires du Ferlo sénégalais, émigrèrent au Macina vers le XVè siècle de l'ère chrétienne. Quand , en 1818, Seekou Amadou Bari fonda l'Empire peul théocratique, ou diina, dans ce pays sahélien, ils lui prêtèrent allégeance. Du côté maternel, on trouve Pâte Pullo ( prononcez paaté poullo), mon grand-père originaire également du Sénégal, qui était, lui, du clan des DialluBe ( prononcez dialloubé ). Il prit fait et cause pour le Toucouleur El Hadj Omar Tall qui soumit l'Empire du Macina.
- Double héritage antagoniste en quelque sorte ! Voilà qui vous prédisposait à devenir un homme de dialogue, de conciliation, bref un médiateur.
- On peut en effet dire que j'ai essayé toute ma vie d'être un homme de paix et cela, nouveau paradoxe, en opposition flagrante avec l'attribution traditionnelle du clan peul auquel j'appartiens, puisque la coutume veut qu'un Bâ devienne un guerrier ! [7] (rires).
- Ainsi, vous avez pu troquer l'épée contre la plume !
- Cela me remet en mémoire ce passage du Rappel à l'intelligent - quel beau titre pour un livre ! - où Abd El Kader écrit : « Deux choses constituent la religion et le monde : le sabre et la plume. Mais le sabre est au-dessous de la plume. Ô que le poète l'a bien dit ; 'Allah l'a ainsi décidé : le calame, depuis qu'il a été taillé, a pour esclave le sabre depuis qu'il a été affilé ! » Je trouve cela superbe.
- Moi aussi. Nous avons d'ailleurs eu chez nous, il y a quelques années, un philosophe qui refusa le traditionnel port de l'épée lors de sa réception à l'Académie française, et récemment, le nouveau secrétaire perpétuel a fait graver sur la poignée de la sienne, de la garde au pommeau, cette béatitude christique : « Heureux les pacifiques ! » À ce sujet, si je puis exprimer un souhait, ce serait celui de vous voir siéger un jour sous la Coupole, quai de Conti à Paris, aux côtés de Léopold Sédar Senghor...
- ...qui me présente comme "le Sage de Bamako !" [8] (rires). En réalité, quand je vins séjourner à Bamako en 1933, ce fut avec le titre enviable de "commis expéditionnaire de première classe", puis de "premier secrétaire de la mairie" ; il ne fut jamais question de "sage". Mais reprenons le fil de ma vie. On reparlera de l'Académie un autre jour si vous le voulez bien... [9]
- Donc vous êtes né en 1900 : voilà une année facile à retenir avec ses chiffres ronds.
- Oui, et qui facilite grandement le comptage par multiples de sept. Car vous avez dû noter ce fait important : la tradition peule divise l'existence humaine en 9 étapes de 7 années chacune [10], soit de la petite enfance jusqu'à 63 ans bien sonnés... si on y arrive ! Passé cet âge, le pasteur "sort du parc"- lieu symbolique où l'on garde le troupeau - entièrement libre ; il n'a plus à faire paître béliers, brebis, taureaux, vaches, jeunes veaux. En ce qui me concerne, jusqu'à 6 ans, je n'ai connu que l'entourage maternel. Ce ne fut qu'après ma septième année que je pus commencer mes études coraniques, lors de l'exil de mes parents à Bougoumi [11]. En 1908, au retour de ma famille à Bandiagara, je poursuivis ces études avec un maître qui devait avoir une influence déterminante sur ma destinée : je veux parler de Ceerno Bokar Salif Tall [12].
- Ah oui ! celui que Marcel Cadaire surnommait "le saint François d'Assise africain" et que Théodore Monod considérait véritablement comme "un homme de Dieu" [13].
- C'était vraiment un saint homme, en effet, qui avait eu lui-même pour maître - voyez comme les coïncidences sont troublantes - un certain Amadou Tapsirou Bâ ! Du même clan guerrier que moi et au même prénom musulman ! [14]
- Lui aussi avait donc échangé la lance contre le calame. (rires).
- Effectivement. En 1913, au lieu d'aller garder les vaches en brousse, je suis envoyé à l'École régionale de Djenné pour y passer mon certificat d'études. Cette année-là, l'hivernage fut calamiteux : pas assez de pluies, si bien qu'en 1914 une famine effroyable devait causer la mort de près d'un tiers des populations vivant dans les pays de la Boucle du Niger. L'adolescent que j'étais alors, loin du giron maternel, fut marqué à vie par la vision d'un agonisant expirant sous mes yeux. Ce fut là, à Sofara, en 1914, que j'ai touché du doigt le fléau de la famine dans toute son horreur [15].
- On comprend qu'une telle expérience traumatisante ait marqué à jamais une jeune sensibilité, d'autant plus que les Peuls fuient la mort, dont l'idée même leur est odieuse, ainsi que l'a bien relevé l'ethnologue Marguerite Dupire [16].
- Revenons à la vie ! (rires). En 1921, je réussis le concours d'entrée à l'École Normale, mais ma mère s'opposa à mon départ pour Gorée au Sénégal ; elle devait craindre pour moi. Je ressemblais à l'imbécile de la fable peule...[17] En novembre de la même année, le Gouverneur, pour me punir de mon refus d'aller rejoindre l'École de Gorée, m'envoya "au diable", c'est-à-dire à Ouagadougou, capitale de la Haute-Volta, avec ce titre ronflant peu enviable d' « écrivain temporaire essentiellement précaire et révocable » !
- En somme, si je calcule bien, l'enfance et l'adolescence étaient bel et bien du passé désormais, après ces 3 x 7 ans qui font 21 ans.
- Oui, et la tradition peule semble donc respectée jusque là. Mais voyons la suite de ma '"biographie " ! (rires). Ce fut en 1928 que je rencontrai pour la deuxième fois mon "oncle Wangrin". Ce grand maître de la parole, à la vie si mouvementée, me restitua alors, chaque soir, durant près de trois mois, son incroyable aventure personnelle ! Je prenais force notes dans des cahiers d'écolier, notes qui me serviront pour écrire L'étrange destin de Wangrin [18]. Le goût de l'encre était en train de me venir peu à peu.
- L'importance d'une telle rencontre dans votre vie d'écrivain saute aux yeux ; et cela lors de vos 4 x 7 = 28 ans. J 'ai remarqué d'ailleurs que l'Encyclopædia Universalis, en sa trop courte notice sur vous, estime que votre œuvre la plus fascinante reste ces "roueries d'un interprète africain" [19].
- Puis-je ajouter qu'il m'arriva souvent, à moi aussi, du fait que je sais le peul, le bambara et le français, de servir d'interprète entre les Blancs et les indigènes ?
- C'est encore une manière d'être médiateur, comme Hermès.
- L'année 1935 n'offre rien de très marquant à mes yeux. Je travaille alors à la mairie de Bamako - bonjour sage Senghor ! - depuis deux bonnes années et coule des jours heureux entouré de ma famille. En revanche, en 1942 alors là, ma vie va changer du tout au tout !
- 42 : justement, je me rappelle avoir lu il n'y a pas longtemps que la tradition pastorale soutient qu'il faut 21 ans à l'homme pour apprendre, 21 pour pratiquer et 21 pour enseigner ce que l'on sait. Donc, après avoir appris votre métier à l'école des Blancs jusqu'en 1921, avoir ensuite exercé vos talents de fonctionnaire, "révocable" ou pas, jusqu'en 1942, n'était-il pas temps pour vous de "passer de l'autre côté de la barrière", comme on dit ?
- Afin de ne pas faire mentir ma propre tradition ? Mais bien sûr ! Et c'est Théodore Monod, ce grand et cher ami Théodore Monod, alors directeur à l'IFAN, c'est-à-dire l'Institut français d'Afrique noire fondé à Dakar en 1939 - devenu Institut fondamental d'Afrique noire en 1966, comme vous savez - qui réussit à me faire affecter à son service cette année-là. Ce geste me mit à l'abri de tracasseries policières grandissantes qu'il serait trop long de vous expliquer aujourd'hui...[20]
- ...mais pas à l'abri des remontrances familiales, je suppose ?
- Ma mère crut que j'avais été envoûté, "marabouté". Elle ne comprenait pas ce changement subit de métier. Rendez-vous compte ! moi qui étais si haut placé dans la société, qui côtoyais les grands de ce monde, commandants, gouverneurs, maires, etc., voilà que je traînais dans les marchés en quête de contes d'autrefois, d'historiettes pour enfants, de mythes et de légendes...
- Cela me rappelle la dure parole de YHWH à Caïn qui venait de tuer son frère cadet: « Tu seras errant et vagabond sur la terre », que l'on trouve au début de la Bible ( Gn 4, 12)
- Quelle punition ! Mais en réalité mon exil ici-bas était volontaire, avec pour but de sauvegarder les traditions orales africaines menacées de disparition du fait de l'importance grandissante des villes, véritables "défoliants culturels" comme dit avec raison le Pr Joseph Ki-Zerbo, l'un de vos compatriotes [21]. (rires).
- Qui a d'ailleurs enseigné un temps en France.
- Pour rassurer ma chère maman, de plus en plus inquiète pour ma "carrière", j'improvisai un long poème où j'évoquais les nombreuses gloires de la terre disparues au cours des siècles. Que de palais réduits en poussière, que de grands noms déjà oubliés ! Seuls m'importaient désormais les biens supérieurs de l'âme : connaissance spirituelle et marche vers mon Seigneur.
- Grâce à votre recherche ethnologique sur le terrain, en tout cas, de nombreux trésors de la culture orale ont pu être recueillis et sauvés. Et voici que vos livres les mettent à la disposition des lecteurs passionnés par l'Afrique.
- Durant plusieurs années, je pus sillonner la plupart des pays de l'Ouest africain, engrangeant à qui mieux mieux. 1949, soit 7 x 7, se passa ainsi sur le terrain. 1956, soit 8 x 7, me vit au premier Congrès international des écrivains qui se tint à Paris, à la Sorbonne [22].
- Pour suivre docilement la tradition de votre ethnie, vous auriez dû vous retirer de toute activité sept ans après, soit en 1963, si je ne m'abuse.
- Vous avez raison. En fait, il faut rajouter sept ans de plus pour arriver à 1970, année où je mis fin à mon mandat à l'Unesco - mandat de 1962, renouvelé en 1966 - afin de pouvoir me consacrer entièrement à mes propres travaux. C'est depuis cette époque que je vis retiré ici, à Abidjan, dans la ville de mon ami Félix Houphouët-Boigny, traditionaliste baoulé éminent [23].
- Il est vrai que la médecine moderne a fait d'immenses progrès et qu'elle permet de vivre mieux et plus longtemps, ce qui explique peut-être que vous ayez pu rallonger de sept ans la limite traditionnelle peule. (rires).
- Sept ans plus tard, dans la nuit du 20 au 21 juin 1977, j'eus la joie de pouvoir réunir les trois grandes familles maraboutiques de mon pays, déchirées par trop de souvenirs de guerre, de massacres et de malédictions mutuelles : les Kountas de Tombouctou, les Peuls Cissé du Macina et les Tall, descendants du fameux El Hadj Omar.
- Jouant alors à plein votre rôle de conciliateur, de réconciliateur et d'homme de paix.
- Dieu est grand ! « Alla na mawni ! » comme on dit en peul. Durant cette nuit mémorable, consacrée à la prière et à la lecture du Coran, les délégations représentatives des trois grandes familles, en présence de milliers de personnes et du chef de l'État venu exprès pour l'occasion, se rencontreront sur les ruines de la grande mosquée de Hamdallaye, l'ancienne capitale dévastée de l'Empire peul du Macina, et s'y donneront la main en gage de pardon solennel [24].
- Votre magnifique geste durant vos 77 ans m'apparaît comme une réplique à l'orgueil de Lamek, ce violent qui se vantait : "Oui, Caïn sera vengé 7 fois, mais Lamek 77 fois ! ", ainsi que nous l'apprend la Bible. (Gn 4, 24) Alors que Jésus de Nazareth, au contraire, répondit à Pierre qui lui demandait s'il fallait pardonner jusqu'à 7 fois : " Je ne te dis pas jusqu'à 7 fois, mais jusqu'à 77 fois ! " (Mt 18, 22)
- Autrement dit « indéfiniment. » Bravo !
- Ce domaine des nombres symboliques est passionnant, mais le temps passe et j'aimerais pouvoir vous poser encore quelques questions. Par exemple, êtes-vous allé en pèlerinage à La Mecque ?
- Oui, j'ai eu l'opportunité d'accomplir cette cinquième "obligation" de tout bon musulman qui peut se payer au moins une fois dans sa vie ce voyage en Arabie. Mais je sais plus très bien en quelle année... peu importe, au fond.
- Vous avez donc droit à l'appellation arabe d' "El Hadj", c'est-à-dire "Le Pèlerin" ! Comment se fait-il que vous n'ayez jamais fait précéder votre nom de ce titre prestigieux ?
- Laissons cela. L'Ecclésiaste de la Bible - que je relis de temps en temps - a bien raison quand il s'écrie : « Tout est vanité et poursuite de vent ! »[25] Et puis, par définition, un Peul est déjà un pèlerin, un nomade, non ? (rires). En revanche, il faut préciser que je n'apprécie pas du tout l'ambiance du Wahhâbisme. Ce mouvement rigoriste, en effet, combat le phénomène confrérique ainsi que le culte des saints [26].
- Or, vous appartenez à la confrérie soufie de la Tidjaniya et vous vénérez publiquement celui qui fut votre maître et initiateur : Ceerno Bokar !
- C'est vrai. J'ai cependant ramené de mon pèlerinage mecquois un bon "souvenir" ; je veux parler du vêtement liturgique, cette pièce de tissu blanc que je garde toujours, durant mes voyages, au fond de ma valise, car elle me servira de linceul pour mon dernier "départ".
- D'une manière générale, l'idée de la mort ne devrait pas angoisser les croyants.
- Pour moi, la mort n'est pas une ennemie [27].
- Cela me fait penser au petit pauvre d'Assise qui l'appelait "notre sœur la Mort corporelle". Finalement les bergers musulmans ont la fibre assez franciscaine : amour des animaux, de la nature, du beau parler poétique, de la liberté, souci de l'accueil de l'autre...
- Saviez-vous que René Caillé, votre compatriote qui surmonta mille souffrances pour être le premier Blanc à pouvoir entrer à Tombouctou la mystérieuse, fut secouru plusieurs fois, en secret, par des Peuls au cours de son périple ? [28]
- Je l'ignorais. Mais comme par hasard, j'ai lu avant de venir à Abidjan le livre que Joseph Ki-Zerbo vient de consacrer à son père, premier chrétien du Burkina Faso. Ce dernier raconte comment, alors qu'il était esclave au Mali, son maître le tabassait à coups de bâton. Or une vieille femme peule, « survenant là par je ne sais quel prodige, prit vivement à partie mon tortionnaire : " Tu n'as pas honte ? Veux-tu le tuer ? Si tu ne le détaches pas immédiatement, eh bien ! je vais détacher mon pagne pour que vous voyiez tous ma nudité !" » [29]
- La pitié, ou l'empathie, appellée yurmeende ( prononcez yourmènndé) en fulfulde, est en effet l'une des qualités essentielles de notre culture. Un des noms traditionnels de Dieu est d'ailleurs Joom yurmeende, qu'on pourrait traduire par " Maître de miséricorde ".
- Ce qui recoupe la formule coranique « Allah est clément et miséricordieux » qui est placée au début de chaque sourate...
- ... sauf de la 9ème surnommée "la guerrière", et en la lisant on comprend facilement pourquoi. Il faut bien avouer qu'en de nombreux domaines les conversions massives des Peuls à l'islam ont souvent altéré les connaissances ancestrales [30]. Je pense par exemple à ce fameux signe de croix que le berger trace sur un animal malade afin d'enrayer "magiquement" le développement de la maladie. Ou encore à cette symbolique initiatique des pasteurs lorsque la mythique femme de Koumen, nommée Foroforondou, s'exclame, indignée : « Comment as-tu consenti à faire venir ici un humain ? (...) Que fais-tu de la tradition du taureau sacré et de la vache-mère et de l'agneau céleste ? » [31]
- Je serais tenté de mettre des majuscules à ces noms d'animaux emblématiques !
- Je comprends que "l'Agneau céleste" puisse évoquer beaucoup de choses pour un chrétien. L'Agneau de Dieu n'est-il pas Jésus lui-même au dire des Évangiles ?
- Vous connaissez à merveille les textes bibliques ! J'avais déjà remarqué votre aisance à citer le Nouveau Testament. Ainsi lorsque, plein de malice, vous aviez répliqué à celui qui, étonné, vous demandait pourquoi vous étiez allé vous asseoir derrière tout le monde un jour de convocation à Bandiagara : « Parce que je suis très ambitieux ! J'aspire à être parmi les premiers au Jour du jugement dernier, car l'apôtre de Dieu Issa ibn Maryam ( Jésus fils de Marie) a enseigné que les premiers seraient les derniers, et les derniers les premiers. » [32]
- Jésus a dit aussi, en conclusion de la parabole des invités au festin, vous devez vous en souvenir : « Tout homme qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé. » (Lc 14, 7-11)
à suivre...
Notes :
- toc ! toc !
- Amadou Hampâté Bâ : « Entrez ! »
- Jean-Marie Mathieu : « Joom wuro, jam nyalli ! »
- (agréablement surpris) Jam tan !
- SukkaaBe ma !
- (qui serre la main de son hôte inconnu) Jam ni ! Voilà donc un Blanc qui parle fulfulde (prononcez foulfouldé) [2] et, qui plus est, habillé comme un Peul !
- Cela vous étonne-t-il ?
- À dire vrai non, car j'ai connu jadis un administrateur français en Haute-Volta ( actuel Burkina Faso : prononcez bourkina fasso), le commandant de Lopino, qui maîtrisait parfaitement la langue peule, et sans accent s'il vous plaît ! [3]
- Ce qui est loin d'être mon cas, je l'avoue...
- J'ai également connu un autre administrateur, le capitaine de réserve nommé Saride, qui vint un jour me rendre visite alors que j'étais en poste à Ouagadougou, revêtu d'un costume maure, un grand turban lustré enroulé autour de la tête [4]. Hélas, il finit tristement, puisqu'il se suicida quelques années après, on en sait trop pourquoi.
- Rassurez-vous, je ne suis ni capitaine ni administrateur. Je travaille pourtant bien au Burkina Faso , dans une région située, comme par hasard, près de Tenkodogo. Une organisation non gouvernementale néerlandaise m'a demandé d'enquêter en milieu pastoral afin d'étudier de près les moyens d'aider les pasteurs peuls à développer leur mode particulier d'élevage sans renier leur identité, leur culture, tout en s'intégrant le mieux possible dans l'économie du pays.
- Je comprends pourquoi, maintenant, vous avez éprouvé le besoin d'apprendre la langue peule et de vous "déguiser" en berger ! (rires)
- Et comme j'ai entendu dire que le grand spécialiste de la culture peule c'était vous, je me suis plongé dans vos ouvrages qui m'ont passionné. Voulant en savoir plus sur l'auteur, je suis ici aujourd'hui.
- Nous voilà en chemin pour un entretien amical. Mais je dois tout d'abord vous faire remarquer - au risque de vous décevoir - que, si je suis bien de l'ethnie peule, paradoxalement, je n'ai jamais véritablement exercé le métier de pasteur.
- Nous rencontrerons bien d'autres paradoxes, j'imagine !
- Je suis né à Bandiagara en janvier, ou février - on ne sait pas exactement - de l'an 1900, et non 1901 comme l'écrit fautivement le père de Benoist [5]. Je suis l'héritier de deux lignées, paternelle et maternelle, toutes deux peules et qui furent intimement mêlées aux événements historiques, parfois tragiques, qui marquèrent mon pays natal, le Mali, au cours du siècle dernier [6]. Les ancêtres de mon père, du clan des BâBe (prononcez baabé) originaires du Ferlo sénégalais, émigrèrent au Macina vers le XVè siècle de l'ère chrétienne. Quand , en 1818, Seekou Amadou Bari fonda l'Empire peul théocratique, ou diina, dans ce pays sahélien, ils lui prêtèrent allégeance. Du côté maternel, on trouve Pâte Pullo ( prononcez paaté poullo), mon grand-père originaire également du Sénégal, qui était, lui, du clan des DialluBe ( prononcez dialloubé ). Il prit fait et cause pour le Toucouleur El Hadj Omar Tall qui soumit l'Empire du Macina.
- Double héritage antagoniste en quelque sorte ! Voilà qui vous prédisposait à devenir un homme de dialogue, de conciliation, bref un médiateur.
- On peut en effet dire que j'ai essayé toute ma vie d'être un homme de paix et cela, nouveau paradoxe, en opposition flagrante avec l'attribution traditionnelle du clan peul auquel j'appartiens, puisque la coutume veut qu'un Bâ devienne un guerrier ! [7] (rires).
- Ainsi, vous avez pu troquer l'épée contre la plume !
- Cela me remet en mémoire ce passage du Rappel à l'intelligent - quel beau titre pour un livre ! - où Abd El Kader écrit : « Deux choses constituent la religion et le monde : le sabre et la plume. Mais le sabre est au-dessous de la plume. Ô que le poète l'a bien dit ; 'Allah l'a ainsi décidé : le calame, depuis qu'il a été taillé, a pour esclave le sabre depuis qu'il a été affilé ! » Je trouve cela superbe.
- Moi aussi. Nous avons d'ailleurs eu chez nous, il y a quelques années, un philosophe qui refusa le traditionnel port de l'épée lors de sa réception à l'Académie française, et récemment, le nouveau secrétaire perpétuel a fait graver sur la poignée de la sienne, de la garde au pommeau, cette béatitude christique : « Heureux les pacifiques ! » À ce sujet, si je puis exprimer un souhait, ce serait celui de vous voir siéger un jour sous la Coupole, quai de Conti à Paris, aux côtés de Léopold Sédar Senghor...
- ...qui me présente comme "le Sage de Bamako !" [8] (rires). En réalité, quand je vins séjourner à Bamako en 1933, ce fut avec le titre enviable de "commis expéditionnaire de première classe", puis de "premier secrétaire de la mairie" ; il ne fut jamais question de "sage". Mais reprenons le fil de ma vie. On reparlera de l'Académie un autre jour si vous le voulez bien... [9]
- Donc vous êtes né en 1900 : voilà une année facile à retenir avec ses chiffres ronds.
- Oui, et qui facilite grandement le comptage par multiples de sept. Car vous avez dû noter ce fait important : la tradition peule divise l'existence humaine en 9 étapes de 7 années chacune [10], soit de la petite enfance jusqu'à 63 ans bien sonnés... si on y arrive ! Passé cet âge, le pasteur "sort du parc"- lieu symbolique où l'on garde le troupeau - entièrement libre ; il n'a plus à faire paître béliers, brebis, taureaux, vaches, jeunes veaux. En ce qui me concerne, jusqu'à 6 ans, je n'ai connu que l'entourage maternel. Ce ne fut qu'après ma septième année que je pus commencer mes études coraniques, lors de l'exil de mes parents à Bougoumi [11]. En 1908, au retour de ma famille à Bandiagara, je poursuivis ces études avec un maître qui devait avoir une influence déterminante sur ma destinée : je veux parler de Ceerno Bokar Salif Tall [12].
- Ah oui ! celui que Marcel Cadaire surnommait "le saint François d'Assise africain" et que Théodore Monod considérait véritablement comme "un homme de Dieu" [13].
- C'était vraiment un saint homme, en effet, qui avait eu lui-même pour maître - voyez comme les coïncidences sont troublantes - un certain Amadou Tapsirou Bâ ! Du même clan guerrier que moi et au même prénom musulman ! [14]
- Lui aussi avait donc échangé la lance contre le calame. (rires).
- Effectivement. En 1913, au lieu d'aller garder les vaches en brousse, je suis envoyé à l'École régionale de Djenné pour y passer mon certificat d'études. Cette année-là, l'hivernage fut calamiteux : pas assez de pluies, si bien qu'en 1914 une famine effroyable devait causer la mort de près d'un tiers des populations vivant dans les pays de la Boucle du Niger. L'adolescent que j'étais alors, loin du giron maternel, fut marqué à vie par la vision d'un agonisant expirant sous mes yeux. Ce fut là, à Sofara, en 1914, que j'ai touché du doigt le fléau de la famine dans toute son horreur [15].
- On comprend qu'une telle expérience traumatisante ait marqué à jamais une jeune sensibilité, d'autant plus que les Peuls fuient la mort, dont l'idée même leur est odieuse, ainsi que l'a bien relevé l'ethnologue Marguerite Dupire [16].
- Revenons à la vie ! (rires). En 1921, je réussis le concours d'entrée à l'École Normale, mais ma mère s'opposa à mon départ pour Gorée au Sénégal ; elle devait craindre pour moi. Je ressemblais à l'imbécile de la fable peule...[17] En novembre de la même année, le Gouverneur, pour me punir de mon refus d'aller rejoindre l'École de Gorée, m'envoya "au diable", c'est-à-dire à Ouagadougou, capitale de la Haute-Volta, avec ce titre ronflant peu enviable d' « écrivain temporaire essentiellement précaire et révocable » !
- En somme, si je calcule bien, l'enfance et l'adolescence étaient bel et bien du passé désormais, après ces 3 x 7 ans qui font 21 ans.
- Oui, et la tradition peule semble donc respectée jusque là. Mais voyons la suite de ma '"biographie " ! (rires). Ce fut en 1928 que je rencontrai pour la deuxième fois mon "oncle Wangrin". Ce grand maître de la parole, à la vie si mouvementée, me restitua alors, chaque soir, durant près de trois mois, son incroyable aventure personnelle ! Je prenais force notes dans des cahiers d'écolier, notes qui me serviront pour écrire L'étrange destin de Wangrin [18]. Le goût de l'encre était en train de me venir peu à peu.
- L'importance d'une telle rencontre dans votre vie d'écrivain saute aux yeux ; et cela lors de vos 4 x 7 = 28 ans. J 'ai remarqué d'ailleurs que l'Encyclopædia Universalis, en sa trop courte notice sur vous, estime que votre œuvre la plus fascinante reste ces "roueries d'un interprète africain" [19].
- Puis-je ajouter qu'il m'arriva souvent, à moi aussi, du fait que je sais le peul, le bambara et le français, de servir d'interprète entre les Blancs et les indigènes ?
- C'est encore une manière d'être médiateur, comme Hermès.
- L'année 1935 n'offre rien de très marquant à mes yeux. Je travaille alors à la mairie de Bamako - bonjour sage Senghor ! - depuis deux bonnes années et coule des jours heureux entouré de ma famille. En revanche, en 1942 alors là, ma vie va changer du tout au tout !
- 42 : justement, je me rappelle avoir lu il n'y a pas longtemps que la tradition pastorale soutient qu'il faut 21 ans à l'homme pour apprendre, 21 pour pratiquer et 21 pour enseigner ce que l'on sait. Donc, après avoir appris votre métier à l'école des Blancs jusqu'en 1921, avoir ensuite exercé vos talents de fonctionnaire, "révocable" ou pas, jusqu'en 1942, n'était-il pas temps pour vous de "passer de l'autre côté de la barrière", comme on dit ?
- Afin de ne pas faire mentir ma propre tradition ? Mais bien sûr ! Et c'est Théodore Monod, ce grand et cher ami Théodore Monod, alors directeur à l'IFAN, c'est-à-dire l'Institut français d'Afrique noire fondé à Dakar en 1939 - devenu Institut fondamental d'Afrique noire en 1966, comme vous savez - qui réussit à me faire affecter à son service cette année-là. Ce geste me mit à l'abri de tracasseries policières grandissantes qu'il serait trop long de vous expliquer aujourd'hui...[20]
- ...mais pas à l'abri des remontrances familiales, je suppose ?
- Ma mère crut que j'avais été envoûté, "marabouté". Elle ne comprenait pas ce changement subit de métier. Rendez-vous compte ! moi qui étais si haut placé dans la société, qui côtoyais les grands de ce monde, commandants, gouverneurs, maires, etc., voilà que je traînais dans les marchés en quête de contes d'autrefois, d'historiettes pour enfants, de mythes et de légendes...
- Cela me rappelle la dure parole de YHWH à Caïn qui venait de tuer son frère cadet: « Tu seras errant et vagabond sur la terre », que l'on trouve au début de la Bible ( Gn 4, 12)
- Quelle punition ! Mais en réalité mon exil ici-bas était volontaire, avec pour but de sauvegarder les traditions orales africaines menacées de disparition du fait de l'importance grandissante des villes, véritables "défoliants culturels" comme dit avec raison le Pr Joseph Ki-Zerbo, l'un de vos compatriotes [21]. (rires).
- Qui a d'ailleurs enseigné un temps en France.
- Pour rassurer ma chère maman, de plus en plus inquiète pour ma "carrière", j'improvisai un long poème où j'évoquais les nombreuses gloires de la terre disparues au cours des siècles. Que de palais réduits en poussière, que de grands noms déjà oubliés ! Seuls m'importaient désormais les biens supérieurs de l'âme : connaissance spirituelle et marche vers mon Seigneur.
- Grâce à votre recherche ethnologique sur le terrain, en tout cas, de nombreux trésors de la culture orale ont pu être recueillis et sauvés. Et voici que vos livres les mettent à la disposition des lecteurs passionnés par l'Afrique.
- Durant plusieurs années, je pus sillonner la plupart des pays de l'Ouest africain, engrangeant à qui mieux mieux. 1949, soit 7 x 7, se passa ainsi sur le terrain. 1956, soit 8 x 7, me vit au premier Congrès international des écrivains qui se tint à Paris, à la Sorbonne [22].
- Pour suivre docilement la tradition de votre ethnie, vous auriez dû vous retirer de toute activité sept ans après, soit en 1963, si je ne m'abuse.
- Vous avez raison. En fait, il faut rajouter sept ans de plus pour arriver à 1970, année où je mis fin à mon mandat à l'Unesco - mandat de 1962, renouvelé en 1966 - afin de pouvoir me consacrer entièrement à mes propres travaux. C'est depuis cette époque que je vis retiré ici, à Abidjan, dans la ville de mon ami Félix Houphouët-Boigny, traditionaliste baoulé éminent [23].
- Il est vrai que la médecine moderne a fait d'immenses progrès et qu'elle permet de vivre mieux et plus longtemps, ce qui explique peut-être que vous ayez pu rallonger de sept ans la limite traditionnelle peule. (rires).
- Sept ans plus tard, dans la nuit du 20 au 21 juin 1977, j'eus la joie de pouvoir réunir les trois grandes familles maraboutiques de mon pays, déchirées par trop de souvenirs de guerre, de massacres et de malédictions mutuelles : les Kountas de Tombouctou, les Peuls Cissé du Macina et les Tall, descendants du fameux El Hadj Omar.
- Jouant alors à plein votre rôle de conciliateur, de réconciliateur et d'homme de paix.
- Dieu est grand ! « Alla na mawni ! » comme on dit en peul. Durant cette nuit mémorable, consacrée à la prière et à la lecture du Coran, les délégations représentatives des trois grandes familles, en présence de milliers de personnes et du chef de l'État venu exprès pour l'occasion, se rencontreront sur les ruines de la grande mosquée de Hamdallaye, l'ancienne capitale dévastée de l'Empire peul du Macina, et s'y donneront la main en gage de pardon solennel [24].
- Votre magnifique geste durant vos 77 ans m'apparaît comme une réplique à l'orgueil de Lamek, ce violent qui se vantait : "Oui, Caïn sera vengé 7 fois, mais Lamek 77 fois ! ", ainsi que nous l'apprend la Bible. (Gn 4, 24) Alors que Jésus de Nazareth, au contraire, répondit à Pierre qui lui demandait s'il fallait pardonner jusqu'à 7 fois : " Je ne te dis pas jusqu'à 7 fois, mais jusqu'à 77 fois ! " (Mt 18, 22)
- Autrement dit « indéfiniment. » Bravo !
- Ce domaine des nombres symboliques est passionnant, mais le temps passe et j'aimerais pouvoir vous poser encore quelques questions. Par exemple, êtes-vous allé en pèlerinage à La Mecque ?
- Oui, j'ai eu l'opportunité d'accomplir cette cinquième "obligation" de tout bon musulman qui peut se payer au moins une fois dans sa vie ce voyage en Arabie. Mais je sais plus très bien en quelle année... peu importe, au fond.
- Vous avez donc droit à l'appellation arabe d' "El Hadj", c'est-à-dire "Le Pèlerin" ! Comment se fait-il que vous n'ayez jamais fait précéder votre nom de ce titre prestigieux ?
- Laissons cela. L'Ecclésiaste de la Bible - que je relis de temps en temps - a bien raison quand il s'écrie : « Tout est vanité et poursuite de vent ! »[25] Et puis, par définition, un Peul est déjà un pèlerin, un nomade, non ? (rires). En revanche, il faut préciser que je n'apprécie pas du tout l'ambiance du Wahhâbisme. Ce mouvement rigoriste, en effet, combat le phénomène confrérique ainsi que le culte des saints [26].
- Or, vous appartenez à la confrérie soufie de la Tidjaniya et vous vénérez publiquement celui qui fut votre maître et initiateur : Ceerno Bokar !
- C'est vrai. J'ai cependant ramené de mon pèlerinage mecquois un bon "souvenir" ; je veux parler du vêtement liturgique, cette pièce de tissu blanc que je garde toujours, durant mes voyages, au fond de ma valise, car elle me servira de linceul pour mon dernier "départ".
- D'une manière générale, l'idée de la mort ne devrait pas angoisser les croyants.
- Pour moi, la mort n'est pas une ennemie [27].
- Cela me fait penser au petit pauvre d'Assise qui l'appelait "notre sœur la Mort corporelle". Finalement les bergers musulmans ont la fibre assez franciscaine : amour des animaux, de la nature, du beau parler poétique, de la liberté, souci de l'accueil de l'autre...
- Saviez-vous que René Caillé, votre compatriote qui surmonta mille souffrances pour être le premier Blanc à pouvoir entrer à Tombouctou la mystérieuse, fut secouru plusieurs fois, en secret, par des Peuls au cours de son périple ? [28]
- Je l'ignorais. Mais comme par hasard, j'ai lu avant de venir à Abidjan le livre que Joseph Ki-Zerbo vient de consacrer à son père, premier chrétien du Burkina Faso. Ce dernier raconte comment, alors qu'il était esclave au Mali, son maître le tabassait à coups de bâton. Or une vieille femme peule, « survenant là par je ne sais quel prodige, prit vivement à partie mon tortionnaire : " Tu n'as pas honte ? Veux-tu le tuer ? Si tu ne le détaches pas immédiatement, eh bien ! je vais détacher mon pagne pour que vous voyiez tous ma nudité !" » [29]
- La pitié, ou l'empathie, appellée yurmeende ( prononcez yourmènndé) en fulfulde, est en effet l'une des qualités essentielles de notre culture. Un des noms traditionnels de Dieu est d'ailleurs Joom yurmeende, qu'on pourrait traduire par " Maître de miséricorde ".
- Ce qui recoupe la formule coranique « Allah est clément et miséricordieux » qui est placée au début de chaque sourate...
- ... sauf de la 9ème surnommée "la guerrière", et en la lisant on comprend facilement pourquoi. Il faut bien avouer qu'en de nombreux domaines les conversions massives des Peuls à l'islam ont souvent altéré les connaissances ancestrales [30]. Je pense par exemple à ce fameux signe de croix que le berger trace sur un animal malade afin d'enrayer "magiquement" le développement de la maladie. Ou encore à cette symbolique initiatique des pasteurs lorsque la mythique femme de Koumen, nommée Foroforondou, s'exclame, indignée : « Comment as-tu consenti à faire venir ici un humain ? (...) Que fais-tu de la tradition du taureau sacré et de la vache-mère et de l'agneau céleste ? » [31]
- Je serais tenté de mettre des majuscules à ces noms d'animaux emblématiques !
- Je comprends que "l'Agneau céleste" puisse évoquer beaucoup de choses pour un chrétien. L'Agneau de Dieu n'est-il pas Jésus lui-même au dire des Évangiles ?
- Vous connaissez à merveille les textes bibliques ! J'avais déjà remarqué votre aisance à citer le Nouveau Testament. Ainsi lorsque, plein de malice, vous aviez répliqué à celui qui, étonné, vous demandait pourquoi vous étiez allé vous asseoir derrière tout le monde un jour de convocation à Bandiagara : « Parce que je suis très ambitieux ! J'aspire à être parmi les premiers au Jour du jugement dernier, car l'apôtre de Dieu Issa ibn Maryam ( Jésus fils de Marie) a enseigné que les premiers seraient les derniers, et les derniers les premiers. » [32]
- Jésus a dit aussi, en conclusion de la parabole des invités au festin, vous devez vous en souvenir : « Tout homme qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé. » (Lc 14, 7-11)
à suivre...
Notes :
[1] Article, revu et augmenté, paru initialement dans la revue bisannuelle Chemins de dialogue, n° 15, Marseille, 1999, pp. 169-185.
[2] Langue maternelle des bergers peuls du Sahel en Afrique occidentale.
[3] Cf. Bâ, Amadou Hampâté, Oui, mon commandant ! Mémoires II, Arles, Actes Sud, 1994, p. 247 .
[4] Ibid. p. 289.
[5] Benoist, Joseph Roger de, Amadou Hampâté Bâ, homme de dialogue religieux, article paru dans la revue Islamochristiana n° 19, 1993.
[6] Bâ, Amadou Hampâté, Amkoullel, l'enfant peul, Mémoires I, Arles, Actes Sud, 1991-92, Préface de Théodore Monod, p. 17.
[7] Bâ, Amadou Hampâté & Dieterlen, Germaine, Koumen, texte initiatique des pasteurs peuls, Paris, Mouton, 1961, p. 11.
[8] Senghor, Léopold Sédar, Ce que je crois, Négritude, francité et civilisation de l'universel, Paris, Grasset, 1988, p. 96.
[9] Hélas, il n'y eut ni "autre jour" ni "Académie française" !
[10] Bâ, Amadou Hampâté, Contes initiatiques peuls, Njeddo Dewal et Kaïdara, Paris, Stock, 1994, p. 244.
[11] Bâ, Amkoullel, op. cit., p. 193.
[12] Le mot ceerno vient du verbe peul ceerna = être un lettré.
[13] Bâ, Oui, mon commandant!, op. cit., p. 507. Théodore Monod (1902-2000) naturaliste et humaniste français, explorateur du Sahara.
[14] Bâ, Amkoullel, op. cit, p. 153.
[3] Cf. Bâ, Amadou Hampâté, Oui, mon commandant ! Mémoires II, Arles, Actes Sud, 1994, p. 247 .
[4] Ibid. p. 289.
[5] Benoist, Joseph Roger de, Amadou Hampâté Bâ, homme de dialogue religieux, article paru dans la revue Islamochristiana n° 19, 1993.
[6] Bâ, Amadou Hampâté, Amkoullel, l'enfant peul, Mémoires I, Arles, Actes Sud, 1991-92, Préface de Théodore Monod, p. 17.
[7] Bâ, Amadou Hampâté & Dieterlen, Germaine, Koumen, texte initiatique des pasteurs peuls, Paris, Mouton, 1961, p. 11.
[8] Senghor, Léopold Sédar, Ce que je crois, Négritude, francité et civilisation de l'universel, Paris, Grasset, 1988, p. 96.
[9] Hélas, il n'y eut ni "autre jour" ni "Académie française" !
[10] Bâ, Amadou Hampâté, Contes initiatiques peuls, Njeddo Dewal et Kaïdara, Paris, Stock, 1994, p. 244.
[11] Bâ, Amkoullel, op. cit., p. 193.
[12] Le mot ceerno vient du verbe peul ceerna = être un lettré.
[13] Bâ, Oui, mon commandant!, op. cit., p. 507. Théodore Monod (1902-2000) naturaliste et humaniste français, explorateur du Sahara.
[14] Bâ, Amkoullel, op. cit, p. 153.
[15] Ibid., p. 315.
[16] Dupire, Maguerite, Organisation sociale des Peuls, Paris, Plon, 1970, p. 582.
[17] Bâ, Amkoullel, op. cit., p. 426.
[18] Ce livre, publié à Paris en 1973, reçut le Grand prix littéraire de l'Afrique noire en 1974, puis le Prix littéraire francophone international en 1983.
[19] Thesaurus-Index "A-D", Paris, 1990, p. 298.
[20] Bâ, Oui, mon commandant !, op. cit., p. 506.
[21] Joseph Ki-Zerbo (1922-2006), professeur d'histoire, homme politique et écrivain burkinabè.
[22] Heckmann, Hélène, Amadou Hampâté Bâ, sa vie, son œuvre. Communication à la journée d'étude organisée à Paris dans les locaux de l'INALCO en octobre 1987, p. 7.
[23] Bâ, Amadou Hampâté, Jésus vu par un musulman, Paris, Stock, 1994, p. 55.
[24] Bâ, Oui, mon commandant ! op. cit., p. 49.
[25] Bâ, Amkoullel, op. cit., p. 412.
[26] Cf. la revue bisannuelle Chemins de dialogue n° 12, Marseille, 1998, p. 104.
[27] Bâ, Amadou Hampâté, Sur les traces d'Amkoullel, l'enfant peul, Arles, Actes Sud, 1998, p. 170.
[28] Caillé, René, Journal d'un voyage à Tombouctou et à Djenné dans l'Afrique centrale, Paris, 1830.
[29] Ki-Zerbo, Joseph, Alfred Diban, premier chrétien de Haute-Volta, Paris, le Cerf, 1983, p. 34.
[30] Bâ, Koumen, op. cit., p. 9.
[31] Ibid., p. 61.
[32] Bâ, Oui, mon commandant !, op. cit., p. 467.
[16] Dupire, Maguerite, Organisation sociale des Peuls, Paris, Plon, 1970, p. 582.
[17] Bâ, Amkoullel, op. cit., p. 426.
[18] Ce livre, publié à Paris en 1973, reçut le Grand prix littéraire de l'Afrique noire en 1974, puis le Prix littéraire francophone international en 1983.
[19] Thesaurus-Index "A-D", Paris, 1990, p. 298.
[20] Bâ, Oui, mon commandant !, op. cit., p. 506.
[21] Joseph Ki-Zerbo (1922-2006), professeur d'histoire, homme politique et écrivain burkinabè.
[22] Heckmann, Hélène, Amadou Hampâté Bâ, sa vie, son œuvre. Communication à la journée d'étude organisée à Paris dans les locaux de l'INALCO en octobre 1987, p. 7.
[23] Bâ, Amadou Hampâté, Jésus vu par un musulman, Paris, Stock, 1994, p. 55.
[24] Bâ, Oui, mon commandant ! op. cit., p. 49.
[25] Bâ, Amkoullel, op. cit., p. 412.
[26] Cf. la revue bisannuelle Chemins de dialogue n° 12, Marseille, 1998, p. 104.
[27] Bâ, Amadou Hampâté, Sur les traces d'Amkoullel, l'enfant peul, Arles, Actes Sud, 1998, p. 170.
[28] Caillé, René, Journal d'un voyage à Tombouctou et à Djenné dans l'Afrique centrale, Paris, 1830.
[29] Ki-Zerbo, Joseph, Alfred Diban, premier chrétien de Haute-Volta, Paris, le Cerf, 1983, p. 34.
[30] Bâ, Koumen, op. cit., p. 9.
[31] Ibid., p. 61.
[32] Bâ, Oui, mon commandant !, op. cit., p. 467.