mercredi, 16 janvier 2008
Homme de lettres
une nouvelle inédite de Marc Gautron
Hier, ma bibliothèque a brûlé. Avec elle sont partis en fumée tous mes dossiers, mes notes classées par thèmes, les articles amassés depuis des années, sans compter mon stock de journaux et de magazines encore non dépouillés. Ont également disparu les manuscrits originaux de mes poèmes, les quelques centaines de nouvelles écrites depuis mon plus jeune âge, le roman que je venais de terminer, ainsi que les trois précédents - tous refusés par les éditeurs, donc introuvables en dehors de mon domicile -, mes pièces de théâtre - non jouées, donc inscrites dans le souvenir de personne -, mes scénarios de films non tournés, les brouillons de nombreuses lettres et les contributions que j’allais adresser incessamment à diverses revues...
Si j’ajoute que je n’avais aucune copie de ces textes et que mon ordinateur, dont la mémoire infaillible contenait l’essentiel de ma production intellectuelle, léché par des flammes trop gourmandes, se trouve réduit à l’état d’un joli berlingot gros comme le poing, on aura une idée de l’ampleur du désastre.
Une veilleuse oubliée, un court-circuit, rien qu’une étincelle, et le feu s’est propagé à cette masse de papier en attente ; comme un tigre, il s’est régalé de ce troupeau placide, les pages sagement rangées dans leur enclos... Les voisins, qui ont alerté les pompiers en mon absence, m’ont assuré que les flammes fusaient par jets somptueux, dévoraient à qui mieux mieux avec des apothéoses de pourpre et d’or, donnant à mon appartement l’éclat d’une gloire qu’il n’avait jamais connue. Je suis heureux, au moins, d’avoir pu leur procurer ce joli spectacle.
Quant aux pompiers, ils m’ont raconté leur surprise devant ce feu singulier ( “ Il est vrai, Monsieur, que vous ne rencontrez pas, dans une carrière, deux feux identiques ; chacun possède sa personnalité : il peut être joueur, taquin, ou coléreux, intraitable ; tenez, j’ai même connu un feu de maquis qui avait exactement le caractère de ma défunte belle-mère...”). Je revois l’air embarrassé du capitaine :
- C’était un feu pas très méchant. Voyez, il a à peine noirci vos boiseries... Il n’en avait qu’après le papier. Mais alors là, quelle furie, quel panache ! Les flammes en faisaient même un peu trop, eu égard à la matière combustible. Il y avait de l’épate là-dedans, l’envie de briller plutôt que le goût de détruire. Oui, comme une espèce de revanche. Dommage que vous n’ayez pas assisté, ça valait le coup d’oeil !
( “ On dit, Monsieur, que les incendies d’appartement ressemblent à ceux qui occupent les lieux... “ )
Il est vrai qu’une fois la dernière page carbonisée, mon feu s’est laissé éteindre gentiment. Mission accomplie, le bon diable est rentré dans sa boîte.
Me voici devant le tas de cendres où reposent en vrac Borges, Hugo, Nerval, Dostoïevski... Une fois de plus, le Don Quichotte a brûlé - combien de fois est-ce arrivé dans le passé ? -. Quant à l’Enéide, elle a connu chez moi le destin souhaité par Virgile, sans que cela suffise pourtant à l’anéantir.
Les cendres de Sade, de Bataille et de Maldoror se sont unies à celles du catéchisme et de Saint Thomas d’Aquin. La poudre de mes pauvres écrits se mêle à Shakespeare...
Si j’ajoute que je n’avais aucune copie de ces textes et que mon ordinateur, dont la mémoire infaillible contenait l’essentiel de ma production intellectuelle, léché par des flammes trop gourmandes, se trouve réduit à l’état d’un joli berlingot gros comme le poing, on aura une idée de l’ampleur du désastre.
Une veilleuse oubliée, un court-circuit, rien qu’une étincelle, et le feu s’est propagé à cette masse de papier en attente ; comme un tigre, il s’est régalé de ce troupeau placide, les pages sagement rangées dans leur enclos... Les voisins, qui ont alerté les pompiers en mon absence, m’ont assuré que les flammes fusaient par jets somptueux, dévoraient à qui mieux mieux avec des apothéoses de pourpre et d’or, donnant à mon appartement l’éclat d’une gloire qu’il n’avait jamais connue. Je suis heureux, au moins, d’avoir pu leur procurer ce joli spectacle.
Quant aux pompiers, ils m’ont raconté leur surprise devant ce feu singulier ( “ Il est vrai, Monsieur, que vous ne rencontrez pas, dans une carrière, deux feux identiques ; chacun possède sa personnalité : il peut être joueur, taquin, ou coléreux, intraitable ; tenez, j’ai même connu un feu de maquis qui avait exactement le caractère de ma défunte belle-mère...”). Je revois l’air embarrassé du capitaine :
- C’était un feu pas très méchant. Voyez, il a à peine noirci vos boiseries... Il n’en avait qu’après le papier. Mais alors là, quelle furie, quel panache ! Les flammes en faisaient même un peu trop, eu égard à la matière combustible. Il y avait de l’épate là-dedans, l’envie de briller plutôt que le goût de détruire. Oui, comme une espèce de revanche. Dommage que vous n’ayez pas assisté, ça valait le coup d’oeil !
( “ On dit, Monsieur, que les incendies d’appartement ressemblent à ceux qui occupent les lieux... “ )
Il est vrai qu’une fois la dernière page carbonisée, mon feu s’est laissé éteindre gentiment. Mission accomplie, le bon diable est rentré dans sa boîte.
Me voici devant le tas de cendres où reposent en vrac Borges, Hugo, Nerval, Dostoïevski... Une fois de plus, le Don Quichotte a brûlé - combien de fois est-ce arrivé dans le passé ? -. Quant à l’Enéide, elle a connu chez moi le destin souhaité par Virgile, sans que cela suffise pourtant à l’anéantir.
Les cendres de Sade, de Bataille et de Maldoror se sont unies à celles du catéchisme et de Saint Thomas d’Aquin. La poudre de mes pauvres écrits se mêle à Shakespeare...
Je pleure les livres perdus, que je n’ai pas appris par coeur. Mais surtout ceux que j’avais convoqués ici, ceux que j’avais choisis, élus, et dont le tour allait venir. Ils s’en sont allés, vierges, avec leur mystère, eux dont la connaissance m’aurait métamorphosé. À eux tous, ils m’auraient sauvé ; ou bien l’un d’entre eux m’aurait révélé, en une vision soudaine, le sens de ma présence au monde - pas un discours lénifiant et prévisible, non, juste une parole en résonance avec le présent, et qui ouvre une trouée dans le temps. Le diamant de ces quelques mots libérateurs est dissous dans ces détritus.
Je pleure sur ma lenteur, sur ma paresse qui m’ont fait différer sans cesse le moment d’absorber toute la connaissance. Qu’avais-je besoin d’aller à la rencontre des hommes et des femmes réels, quand leur essence, le schéma secret de leur comportement est exposé dans les chapitres des Caractères et de la Comédie Humaine ? À quoi bon voyager, accumuler les expériences, me distraire à l’écart de ma bibliothèque, alors que s’y cachait la clé du Temps perdu et du Temps retrouvé ?
À quoi bon me livrer moi aussi, après des millions d’autres, au pitoyable exercice de ce que l’on appelle “vivre”, alors que j’avais à découvrir au fil des pages les fascinantes trajectoires de héros dignes d’avoir un destin ?
Il est vrai que j’abordais le monde avec tant de maladresse... À la moindre épreuve, au moindre vertige, voilà que je revenais m’adosser à la bibliothèque. Là, je complétais l’inaccompli, je corrigeais le sordide, j’enjolivais l’ordinaire. Mais je dois avouer aussi que l’encre et le papier, au bout d’un certain temps, ne me suffisaient plus ; ils me décevaient et me renvoyaient vers la réalité, encore un peu plus inapte à l’affronter. Je balançais entre deux désirs inassouvis et contradictoires : tout vivre ou tout lire.
C’est ainsi que la voie de l’écriture s’est proposée à moi, comme à tous ceux qui ne peuvent renoncer à avoir un destin, sans posséder la force nécessaire pour l’accomplir. Ceux là restent cantonnés au monde des images, et le plus drôle, c’est de voir les grands aventuriers de la vie courtiser ce monde-là, comme si la pâte du réel où ils sont sculptés n’avait d’autre ambition, d’autre destination que de venir s’imprimer sur la pâte à papier.
Je n’oppose pas la Vie à l’Écriture : ce sont deux illusions qui donnent l’illusion de se guérir l’une par l’autre. Cette oscillation doit bien correspondre à une espèce de vérité.
Vérité : mot dangereux. Mais il me semble que j’y ai droit, à présent que je suis passé par l’épreuve des Cendres.
Quelle est donc ma vérité, face aux cendres ?
Je sais que la réponse ne me sera pas donnée ici. Les messagers ne supportent pas cette odeur d’incendie éteinte ; autant ils sont à l’aise au coeur du foyer, ou au sein des flots déchaînés, autant le mélange de fumée et d’humidité leur répugne.
J’irai dehors, à leur rencontre. Au bout d’une demi-heure de marche, en général, je commence à éprouver leur présence. Et puis je distingue, en surimpression de mes perceptions, ce ton inimitable, à la fois léger et distant, qui engage le dialogue :
- Tu n’arrivais pas à te libérer, alors nous t’avons aidé un peu. Tu ne te sens pas mieux, à présent ?
- Pas du tout ! Je ressens un grand vide, une perte. Pas comme la perte d’un être cher, qui vous pétrifie, vous isole dans un monde glacé, mais comme la destruction de ma propre substance, de mon identité, si cela peut avoir un sens pour vous...
- Tu en étais à ce point où ton esprit suffoquait sous les signes. Tu ne t’en apercevais pas. Nous, les veilleurs, sommes attentifs à ces engorgements qui produisent tant de dégâts.
- L’esprit étouffé sous les mots ?
- Pas étouffé, disons plutôt... éparpillé, dispersé.
- Trop de centres d’intérêt, pas suffisamment de concentration ni d’approfondissement, c’est bien ça ?
- Non. À vrai dire, ta chance a même été ta mollesse ; ton manque d’énergie et de persévérance t’ont empêché de devenir un spécialiste en quoi que ce soit. Tu es resté un dilettante, voilà pourquoi nous avions encore une chance de te sauver.
- Ne pouviez-vous pas vous faire entendre autrement ?
- Et de quelle manière ? Les moments libres que te laissent tes occupations, tu les consacres à t’emplir le cerveau avec la pensée des autres ; tu avales ce qu’ils déglutissent même sans aucun appétit, par pure habitude. Tu mâchonnes des phrases. Toutes les lettres qu’elles contiennent épaississent ton sang et le ralentissent. Et ton tympan, qui vibre encore un peu à notre voix, commence à durcir, bientôt il sera épais comme de la corne. Alors, tu auras beau marcher, lever le nez vers les nuages, nous ne pourrons plus entrer en contact avec toi...
Je pleure sur ma lenteur, sur ma paresse qui m’ont fait différer sans cesse le moment d’absorber toute la connaissance. Qu’avais-je besoin d’aller à la rencontre des hommes et des femmes réels, quand leur essence, le schéma secret de leur comportement est exposé dans les chapitres des Caractères et de la Comédie Humaine ? À quoi bon voyager, accumuler les expériences, me distraire à l’écart de ma bibliothèque, alors que s’y cachait la clé du Temps perdu et du Temps retrouvé ?
À quoi bon me livrer moi aussi, après des millions d’autres, au pitoyable exercice de ce que l’on appelle “vivre”, alors que j’avais à découvrir au fil des pages les fascinantes trajectoires de héros dignes d’avoir un destin ?
Il est vrai que j’abordais le monde avec tant de maladresse... À la moindre épreuve, au moindre vertige, voilà que je revenais m’adosser à la bibliothèque. Là, je complétais l’inaccompli, je corrigeais le sordide, j’enjolivais l’ordinaire. Mais je dois avouer aussi que l’encre et le papier, au bout d’un certain temps, ne me suffisaient plus ; ils me décevaient et me renvoyaient vers la réalité, encore un peu plus inapte à l’affronter. Je balançais entre deux désirs inassouvis et contradictoires : tout vivre ou tout lire.
C’est ainsi que la voie de l’écriture s’est proposée à moi, comme à tous ceux qui ne peuvent renoncer à avoir un destin, sans posséder la force nécessaire pour l’accomplir. Ceux là restent cantonnés au monde des images, et le plus drôle, c’est de voir les grands aventuriers de la vie courtiser ce monde-là, comme si la pâte du réel où ils sont sculptés n’avait d’autre ambition, d’autre destination que de venir s’imprimer sur la pâte à papier.
Je n’oppose pas la Vie à l’Écriture : ce sont deux illusions qui donnent l’illusion de se guérir l’une par l’autre. Cette oscillation doit bien correspondre à une espèce de vérité.
Vérité : mot dangereux. Mais il me semble que j’y ai droit, à présent que je suis passé par l’épreuve des Cendres.
Quelle est donc ma vérité, face aux cendres ?
Je sais que la réponse ne me sera pas donnée ici. Les messagers ne supportent pas cette odeur d’incendie éteinte ; autant ils sont à l’aise au coeur du foyer, ou au sein des flots déchaînés, autant le mélange de fumée et d’humidité leur répugne.
J’irai dehors, à leur rencontre. Au bout d’une demi-heure de marche, en général, je commence à éprouver leur présence. Et puis je distingue, en surimpression de mes perceptions, ce ton inimitable, à la fois léger et distant, qui engage le dialogue :
- Tu n’arrivais pas à te libérer, alors nous t’avons aidé un peu. Tu ne te sens pas mieux, à présent ?
- Pas du tout ! Je ressens un grand vide, une perte. Pas comme la perte d’un être cher, qui vous pétrifie, vous isole dans un monde glacé, mais comme la destruction de ma propre substance, de mon identité, si cela peut avoir un sens pour vous...
- Tu en étais à ce point où ton esprit suffoquait sous les signes. Tu ne t’en apercevais pas. Nous, les veilleurs, sommes attentifs à ces engorgements qui produisent tant de dégâts.
- L’esprit étouffé sous les mots ?
- Pas étouffé, disons plutôt... éparpillé, dispersé.
- Trop de centres d’intérêt, pas suffisamment de concentration ni d’approfondissement, c’est bien ça ?
- Non. À vrai dire, ta chance a même été ta mollesse ; ton manque d’énergie et de persévérance t’ont empêché de devenir un spécialiste en quoi que ce soit. Tu es resté un dilettante, voilà pourquoi nous avions encore une chance de te sauver.
- Ne pouviez-vous pas vous faire entendre autrement ?
- Et de quelle manière ? Les moments libres que te laissent tes occupations, tu les consacres à t’emplir le cerveau avec la pensée des autres ; tu avales ce qu’ils déglutissent même sans aucun appétit, par pure habitude. Tu mâchonnes des phrases. Toutes les lettres qu’elles contiennent épaississent ton sang et le ralentissent. Et ton tympan, qui vibre encore un peu à notre voix, commence à durcir, bientôt il sera épais comme de la corne. Alors, tu auras beau marcher, lever le nez vers les nuages, nous ne pourrons plus entrer en contact avec toi...
- Il reste les rêves...
- Tes rêves ! Parlons-en... Une confusion d’images dictées par ta digestion - car tu manges trop ! -, un jardin envahi par les ronces où les chemins sont effacés, où les essences rares s’abâtardissent, un fouillis où les papillons - as-tu remarqué ? - ne volent plus ! Nous avons bien tenté parfois une effraction par cette voie - tu te souviens, ce vol au milieu de ces nuées d’oiseaux multicolores ?-, mais ce que nous t’avons envoyé, tu l’as pris pour un cadeau, alors qu’il s’agissait d’un outil.
- Un outil ? Comment une vision peut-elle devenir un outil ?
- Cette question prouve que ton esprit respire encore.
- Vous ne m’avez pas répondu.
- Cette remarque montre qu’il a le souffle court.
- Vous jouez avec moi.
- La pensée des hommes ressemble à un labyrinthe dont ils cherchent l’issue. D’en-haut, on a du mal à prendre le spectacle au sérieux, c’est un fait.
- Dans votre labyrinthe, je ne sais plus où j’en suis. Aidez-moi, au lieu de vous moquer ! Je déteste ces soi-disant initiés, qui parlent par énigme et vous prennent toujours en défaut, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez ; ces grands “sages” gens qui ordonnent : “ Ne pensez plus ! Soyez libre !“ et qui vous empêtrent dans les filets de leur propre doctrine. Désolé, mais vous me semblez de la même espèce.
- Ceux dont vous parlez ne sont pas de chez nous. Ils nous donnent même pas mal de fil à retordre quand il s’agit de les récupérer ! Ai-je répondu à ta question, cette fois-ci ?
- Oui, mais vous ne m’avez pas convaincu. Vous procédez de la même façon que ces faux gourous : vous condamnez, vous jetez l’anathème, “ Il faut brûler les livres “ !
- Nous n’avons jamais dit ça !
- Vous l’avez fait, ce qui n’est pas mieux !
- Pardon ! Nous avons brûlé TES livres, pas LES livres.
- Pourquoi les miens, justement ?
- Je te retourne la question : tu n’as pas ta petite idée là-dessus ? Juste une lueur. Une petite flamme, si j’ose dire...
- Je dois reconnaître que j’accumulais un peu trop... Il m’aurait fallu plusieurs vies pour assimiler tout ce que j’avais prévu de lire. Et pour écrire tout ce que j’aurais voulu...
- Au train où tu y allais, certainement ! Ton oeuvre est fort mince !
- Mais pouvais-je sérieusement commencer à écrire, sans avoir d’abord tout digéré ? Je griffonnais, dans les marges de mes livres, dans les marges de ma vie...
- L’expression est jolie - n’en abuse pas toutefois, cela nous désoriente, et puis cela te donne l’impression d’avoir pensé, alors que tu t’es contenté de jouer sur les mots... Voilà donc où nous en étions : une accumulation énorme de combustible... et une pauvre vie, qui ronronne à petit feu, en
attendant... En attendant quoi ?
- D’être prêt à vivre enfin...
- Bravo, tu y es presque, continue... Pour vivre enfin, il faut... ?
- Avant, je croyais qu’il fallait avoir lu tous les livres, à présent j’admets qu’il vaut mieux s’en débarrasser..
- Mais non ! Tu n’as rien compris !
- Je vous en supplie, aidez-moi ! Éclairez-moi !
- Enfin une prière qui sonne juste. Écoute bien ceci : il ne faut pas brûler les livres, il faut brûler COMME les livres. Tu saisis ?
- Pas très bien...
- Je vais te décrire tel que nous te voyons : un somnambule, au sommeil entrecoupé de rêves, de vagues décisions jamais menées à terme, de rencontres et de fuites commodes face à tous les engagements ; un timide qui se cache derrière le brouillard des phrases, des mots, des lettres... Tu
vois ce qu’il te manque, sachant que le temps dont tu disposes n’est pas infini ?
- Le sentiment de l’urgence ! J’ai écrit un texte là-dessus, il y a longtemps... Cela s’appellait “ Accident de Chemin de Fer “...
- Tu l’as écrit pour ne pas le vivre ! Cela définit exactement ton fonctionnement. De même que tu collectionnes les livres pour ne pas les lire.
- Tout à l’heure, vous faisiez l’éloge de ma paresse, prétendant qu’elle me préservait de graves dangers...
- Bien sûr, parce qu’étant donné l’épaisseur de la mosaïque d’images et de mots qui te coupent du réel, si tu étais affligé, en plus, d’une volonté forte, tu t’engagerais dans des impasses périlleuses : je te verrais bien, par exemple, créer un nouveau système philosophique, devenir un grand sociologue ou encore un romancier à succès... Non content de t’abuser toi-même, tu contribuerais à égarer les autres, et cela jouerait contre toi, au jour du Jugement.
- Quelle solution, alors ?
- Éveille-toi. Consume tes images dans un grand “ bûcher des vanités “ qui te redonnera une vie intérieure.
- C’est bien joli, mais qui peut m’y aider ?
- Toi-même - c’est-à-dire nous autres, si tu te mets à notre écoute -, et puis les livres, tous les livres, à condition que tu les dévores au lieu de les entasser. Brûle la lettre pour en dégager l’esprit, alors tu vivras !
- Tes rêves ! Parlons-en... Une confusion d’images dictées par ta digestion - car tu manges trop ! -, un jardin envahi par les ronces où les chemins sont effacés, où les essences rares s’abâtardissent, un fouillis où les papillons - as-tu remarqué ? - ne volent plus ! Nous avons bien tenté parfois une effraction par cette voie - tu te souviens, ce vol au milieu de ces nuées d’oiseaux multicolores ?-, mais ce que nous t’avons envoyé, tu l’as pris pour un cadeau, alors qu’il s’agissait d’un outil.
- Un outil ? Comment une vision peut-elle devenir un outil ?
- Cette question prouve que ton esprit respire encore.
- Vous ne m’avez pas répondu.
- Cette remarque montre qu’il a le souffle court.
- Vous jouez avec moi.
- La pensée des hommes ressemble à un labyrinthe dont ils cherchent l’issue. D’en-haut, on a du mal à prendre le spectacle au sérieux, c’est un fait.
- Dans votre labyrinthe, je ne sais plus où j’en suis. Aidez-moi, au lieu de vous moquer ! Je déteste ces soi-disant initiés, qui parlent par énigme et vous prennent toujours en défaut, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez ; ces grands “sages” gens qui ordonnent : “ Ne pensez plus ! Soyez libre !“ et qui vous empêtrent dans les filets de leur propre doctrine. Désolé, mais vous me semblez de la même espèce.
- Ceux dont vous parlez ne sont pas de chez nous. Ils nous donnent même pas mal de fil à retordre quand il s’agit de les récupérer ! Ai-je répondu à ta question, cette fois-ci ?
- Oui, mais vous ne m’avez pas convaincu. Vous procédez de la même façon que ces faux gourous : vous condamnez, vous jetez l’anathème, “ Il faut brûler les livres “ !
- Nous n’avons jamais dit ça !
- Vous l’avez fait, ce qui n’est pas mieux !
- Pardon ! Nous avons brûlé TES livres, pas LES livres.
- Pourquoi les miens, justement ?
- Je te retourne la question : tu n’as pas ta petite idée là-dessus ? Juste une lueur. Une petite flamme, si j’ose dire...
- Je dois reconnaître que j’accumulais un peu trop... Il m’aurait fallu plusieurs vies pour assimiler tout ce que j’avais prévu de lire. Et pour écrire tout ce que j’aurais voulu...
- Au train où tu y allais, certainement ! Ton oeuvre est fort mince !
- Mais pouvais-je sérieusement commencer à écrire, sans avoir d’abord tout digéré ? Je griffonnais, dans les marges de mes livres, dans les marges de ma vie...
- L’expression est jolie - n’en abuse pas toutefois, cela nous désoriente, et puis cela te donne l’impression d’avoir pensé, alors que tu t’es contenté de jouer sur les mots... Voilà donc où nous en étions : une accumulation énorme de combustible... et une pauvre vie, qui ronronne à petit feu, en
attendant... En attendant quoi ?
- D’être prêt à vivre enfin...
- Bravo, tu y es presque, continue... Pour vivre enfin, il faut... ?
- Avant, je croyais qu’il fallait avoir lu tous les livres, à présent j’admets qu’il vaut mieux s’en débarrasser..
- Mais non ! Tu n’as rien compris !
- Je vous en supplie, aidez-moi ! Éclairez-moi !
- Enfin une prière qui sonne juste. Écoute bien ceci : il ne faut pas brûler les livres, il faut brûler COMME les livres. Tu saisis ?
- Pas très bien...
- Je vais te décrire tel que nous te voyons : un somnambule, au sommeil entrecoupé de rêves, de vagues décisions jamais menées à terme, de rencontres et de fuites commodes face à tous les engagements ; un timide qui se cache derrière le brouillard des phrases, des mots, des lettres... Tu
vois ce qu’il te manque, sachant que le temps dont tu disposes n’est pas infini ?
- Le sentiment de l’urgence ! J’ai écrit un texte là-dessus, il y a longtemps... Cela s’appellait “ Accident de Chemin de Fer “...
- Tu l’as écrit pour ne pas le vivre ! Cela définit exactement ton fonctionnement. De même que tu collectionnes les livres pour ne pas les lire.
- Tout à l’heure, vous faisiez l’éloge de ma paresse, prétendant qu’elle me préservait de graves dangers...
- Bien sûr, parce qu’étant donné l’épaisseur de la mosaïque d’images et de mots qui te coupent du réel, si tu étais affligé, en plus, d’une volonté forte, tu t’engagerais dans des impasses périlleuses : je te verrais bien, par exemple, créer un nouveau système philosophique, devenir un grand sociologue ou encore un romancier à succès... Non content de t’abuser toi-même, tu contribuerais à égarer les autres, et cela jouerait contre toi, au jour du Jugement.
- Quelle solution, alors ?
- Éveille-toi. Consume tes images dans un grand “ bûcher des vanités “ qui te redonnera une vie intérieure.
- C’est bien joli, mais qui peut m’y aider ?
- Toi-même - c’est-à-dire nous autres, si tu te mets à notre écoute -, et puis les livres, tous les livres, à condition que tu les dévores au lieu de les entasser. Brûle la lettre pour en dégager l’esprit, alors tu vivras !
- Dois-je continuer à écrire ?
- Oui, mais ne confonds pas la page avec une tartine, sur laquelle tu étales la graisse des mots. Au contraire, allège, médite chaque parole, qu’elle soit une flèche unique, forgée au feu de l’esprit, afin que l’ouvrage qui la recueille ne soit pas un livre de plus, mais un livre de moins...
- Un livre de moins ?
- Il en existe quelques-uns : le Don Quichotte, les Fictions, Les Fleurs du Mal, le Voyage...
- Vous lisez-donc, vous aussi ?
- Pas directement. Mais comme les critiques littéraires et les éditeurs sont généralement condamnés à une longue période de Purgatoire, nous les contraignons à quelques travaux de comptes rendus, ce qui est une peine assez douce, eu égard aux nombreux torts qu’ils ont causé ; c’est ainsi que nous nous cultivons...
- Mais pourquoi appelez-vous ces livres des “ livres de moins “ ?
- Parce qu’ils annulent d’un coup, lorsqu’ils apparaissent, des pans entiers de la Bibliothèque. Ils ne s’ajoutent pas aux autres, ils ne prennent la suite de rien. Ce sont des livres qui brûlent. Ils créent du vide autour d’eux, un appel d’air qui attise la vie de l’âme. Tu as le droit d’écrire, à condition que ce soit une oeuvre de ce genre.
- Je n’y arriverai jamais...
- Aie confiance en l’Esprit ! Prends-le pour guide.
- On dit qu’il souffle où il veut. Et s’il s’obstinait à m’éviter ?
- Eh bien, tu finirais Homme de lettres, et voilà tout... Un de plus.
- Oui, mais ne confonds pas la page avec une tartine, sur laquelle tu étales la graisse des mots. Au contraire, allège, médite chaque parole, qu’elle soit une flèche unique, forgée au feu de l’esprit, afin que l’ouvrage qui la recueille ne soit pas un livre de plus, mais un livre de moins...
- Un livre de moins ?
- Il en existe quelques-uns : le Don Quichotte, les Fictions, Les Fleurs du Mal, le Voyage...
- Vous lisez-donc, vous aussi ?
- Pas directement. Mais comme les critiques littéraires et les éditeurs sont généralement condamnés à une longue période de Purgatoire, nous les contraignons à quelques travaux de comptes rendus, ce qui est une peine assez douce, eu égard aux nombreux torts qu’ils ont causé ; c’est ainsi que nous nous cultivons...
- Mais pourquoi appelez-vous ces livres des “ livres de moins “ ?
- Parce qu’ils annulent d’un coup, lorsqu’ils apparaissent, des pans entiers de la Bibliothèque. Ils ne s’ajoutent pas aux autres, ils ne prennent la suite de rien. Ce sont des livres qui brûlent. Ils créent du vide autour d’eux, un appel d’air qui attise la vie de l’âme. Tu as le droit d’écrire, à condition que ce soit une oeuvre de ce genre.
- Je n’y arriverai jamais...
- Aie confiance en l’Esprit ! Prends-le pour guide.
- On dit qu’il souffle où il veut. Et s’il s’obstinait à m’éviter ?
- Eh bien, tu finirais Homme de lettres, et voilà tout... Un de plus.