samedi, 10 janvier 2009
La science est-elle matérialiste ?
par Dominique Tassot
Dans un récent Document Épiscopat [1] on relève en note cette surprenante affirmation : « La science est nécessairement matérialiste». Surprenante, surtout quand les auteurs de ce texte collectif sont donnés comme les maîtres à penser d’une institution, l’Église catholique, qui est constamment persécutée, attaquée ou ridiculisée par les matérialistes et les centres de pouvoir qu’ils détiennent. Surprenante encore parce qu’elle est fausse.
Il circule de cette fausseté une mauvaise démonstration : celle donnée par Jean Guitton dans un livre à succès publié il y a quelques années, qui consistait à dire que la physique redécouvre l’esprit puisqu’elle admet des phénomènes immatériels. Avec les deux frères Bogdanoff, co-auteurs de ce Dieu et la science, Jean Guitton confondit tout simplement l’incorporel avec l’esprit.
Les particules fugitives, les ondes électromagnétiques, les entités de la mécanique quantique ne sont pas des réalités corporelles localisées au même titre que l’étaient les rouages d’une horloge ou les corps célestes dont traite la bonne vieille mécanique newtonienne. Mais pour n’être pas des « corps » au sens habituel du terme, elles ne sortent pas pour autant du monde matériel : la science les met en équation et en mesure les effets tout comme elle le ferait d’un jet d’eau ou d’une pierre en chute libre !
Il s’agit simplement d’une matière plus subtile et qui gêne les matérialistes dans la mesure où ils ne peuvent guère nier qu’elle nous reste mystérieuse à bien des égards.
Mais le mystère est omniprésent, il suffit d’y prêter attention. Plus de trois siècles ont passé ; pourtant la nature et la cause de la gravitation nous restent aussi inconnues et mystérieuses qu’elles l’étaient pour Newton. Dans une lettre à Bentley, celui-ci réclame même qu’on ne lui attribue pas la thèse d’une «attraction».
Mais quand bien même on s’accorderait sur le mot attraction, quand bien même les formules de la mécanique circonscriraient parfaitement le champ du mouvement des corps solides, la cause du phénomène est loin d’être élucidée ; et l’on ne sait ni en suspendre les effets ni les simuler.
Nous maîtrisons mieux la lumière, puisque nous savons la produire artificiellement, la dévier, la décomposer et l’asservir à maints usages, tels l’éclairage ou l’ouverture des portes par cellules photo- électriques. Mais la nature de la lumière (onde ? photon ? propriété de la source qui l’émet ? propriété du milieu qui la transmet ?) nous demeure profondément mystérieuse. Einstein au terme de sa carrière écrivait à Max Born : « Dire qu’il y a des imbéciles qui croient savoir ce qu’est un photon ! »
La science moderne a renoncé à découvrir tant les causes que la nature des choses, du moins l’affirme-t-elle. Il n’est plus question que de « phénomènes » observés, de lois reliant entre elles les observations, d’influence de l’observateur sur les mesures, etc.
C’est assez dire que les savants sont devenus plus modestes, qu’ils ont appris à relativiser leurs affirmations et, surtout, qu’ils ont cessé de prétendre que vingt ou trente années suffiront à tout connaître.
Ce sont désormais des « chercheurs », et la recherche est présentée comme une activité indéfinie dont le terme ne saurait être supputé. Le contraste est donc grand avec Berthelot, célèbre chimiste ami de Renan, qui en 1885, dans l’avant-propos de son livre sur Les Origines de l’Alchimie, après avoir proclamé : « Le monde est aujourd’hui sans mystère », ne réclamait plus que quelques dizaines d’années pour achever la science !
Mais si la science se fait humble, si elle admet les phénomènes incorporels, c’est à contrecœur. Si elle s’ouvre à un inconnu irréductible, c’est une fausse ouverture : car les scientifiques n’ont pas renoncé à inclure tout le réel dans le champ de leur science. Ils acceptent de relativiser les résultats de leurs recherches ; ils n’ont pas renoncé à clamer l’universalité de leur méthode.
De la sorte, bien des savants du 21ème siècle se montrent en réalité plus orgueilleux et plus fermés encore que leurs prédécesseurs anticléricaux d’il y a un siècle. Un Berthelot, un Le Dantec, voyaient la limite de leur savoir ; ils acceptaient d’en débattre même s’ils prétendaient que le champ du surnaturel se restreignait à mesure que les connaissances allaient s’additionnant. Tandis qu’un Jacques Monod ou un Richard Dawkins font du matérialisme un principe et refusent d’en débattre. Ils ne nient pas l’intelligence, les sentiments, la mémoire ni l’humour. Mais ils affirment sans nuances, du haut de leurs chaires professorales, que ces réalités sont autant de productions naturelles de la matière en évolution. Ainsi leur science est-elle « matérialiste » : par proclamation, par un acte de la volonté, par option philosophique !
Si donc l’épiscopat français, reniant d’un trait de plume les pensées intimes (et souvent rendues publiques) d’une large majorité de ceux qui ont fait la science occidentale, se rallie au naturalisme ambiant, il renonce – sans doute inconsciemment – à toute velléité d’une vision chrétienne du monde, à toute approche intégrale des choses et des êtres.
Car la science n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais matérialiste. Si les affirmations tonitruantes de certains tribuns peuvent faire illusion, les faits les démentent à commencer par les conditions mêmes de la découverte scientifique.
L’inspiration est aussi nécessaire au chercheur qui veut trouver qu’à l’artiste qui veut créer. « L’in-spiration », le mot l’indique assez, désigne ce moment fugitif où passe l’esprit, où l’intelligence reçoit ce que, seule, elle ne pouvait concevoir, même après des années de préparation.
Pour le matérialiste, la formule de la gravitation résulterait mécaniquement de la formation intellectuelle de Newton et de la chute d’une pomme !
Sans remonter à Parménide qui, de lui-même, attribuait les trois principes de la logique grecque à la dictée d’une déesse entrevue en songe, l’exemple du chimiste allemand August Kekulé nous rappelle assez ce mystère des grandes découvertes. En 1865, les chimistes connaissaient bien la formule du benzène, C6H6, mais l’agencement de la molécule posait un problème apparemment insoluble. Le carbone est en effet tétravalent. Il fallait donc affecter 24 valences (4 pour chacun des 6 atomes de carbone). Les atomes d’hydrogène pouvaient en utiliser 6 et les 8 liaisons de la chaîne carbonée (les 5 intervalles entre les atomes de carbone) ne pouvaient utiliser que 16 valences. Il restait donc 2 valences libres, fait absurde et incompréhensible !
Fig. 1 : L’impossible molécule du benzène en 1864
Or une nuit, Kekulé rêva d’un serpent se mordant la queue ( l’Ouroboros, symbole antique bien connu ).
Lui vint alors l’idée de refermer la molécule sur elle-même, lui donnant ainsi la forme d’un cercle : les deux valences libres se rejoignaient en une liaison. L’univers des molécules cycliques s’ouvrit devant les chimistes et les innombrables composés du benzène allaient pouvoir apparaître.
Des centaines de chimistes disposaient des mêmes connaissances que Kekulé. Sans doute nombre d’entre eux le dépassaient en quotient intellectuel. Mais cette découverte majeure n’eut rien à voir avec la taille des centres de recherches (alors minimes), ni avec leurs investissements matériels (qui nous paraissent dérisoires) : encore fallut-il le serpent !
Fig. 2 : La molécule rêvée par Kekulé en 1865.
Bien sûr, le matérialiste affirmera sans se démonter que le serpent fut une fabrication du cerveau de Kekulé ; et il sera impossible de le détromper. Mais un arbitre pourra quand même noter l’extrême disproportion entre la cause et l’effet, comme entre la pomme de Newton et la formule de la gravitation.
N’est-il pas de beaucoup plus crédible et plus rationnel de poser que les idées relèvent d’un univers spirituel régi par d’autres lois que celles du monde matériel, et qu’aux mérites personnels du savant Kekulé s’est ajoutée la grâce d’une « inspiration », d’une communication entre esprits. On pourra même évoquer une prédestination : car la racine du mot « Kekulé », si l’on y considère les seules consonnes ( qui portent l’étymologie sémantique du radical ), est identique à celle du mot « kuklos » ( le cercle, en grec, qui a donné notre « cycle » et notre « bicyclette »).
Devant cette étrange « coïncidence », le matérialiste, jamais à court d’arguments, tient une explication toute prête : à force de s’entendre appeler « kuklos », à force de s’identifier à un complexe phonétique où se trouvent cryptés le cercle, le cycle et la roue, le cerveau de Kekulé aura pris l’habitude de se porter préférentiellement vers les messages, les formes et les pratiques cycliques. Ainsi, lorsqu’il s’est trouvé devant la molécule linéaire C6H6, il n’a pas pu s’empêcher de la mettre en cercle. Ce fut chez lui tout « naturel » !
On le voit, le débat entre matérialisme et spiritualisme ne sera pas tranché par le discours ni par les démonstrations. Il s’agit de deux visions du monde à l’intérieur desquelles tout prend sa place et se laisse ( plus ou moins bien ) expliquer. Mais ni l’une ni l’autre ne font partie de la science. Il existe un regard matérialiste sur la connaissance comme il y a un regard spiritualiste.
On pourra considérer que l’interprétation spiritualiste des grandes découvertes a bien plus de charme et de vraisemblance que l’autre. Mais ce sera toujours en raison d’options préalables, philosophiques, esthétiques ou religieuses, qu’on se déterminera.
Le grand mensonge, dans la science contemporaine, est de nier cette dépendance ; il est de faire passer le matérialisme comme une composante de la démarche scientifique alors qu’il s’agit d’un préjugé, d’une contrainte toute extérieure, qu’on est même en droit de juger suicidaire. Le très petit nombre d’inventions fondamentales, depuis un siècle, irait d’ailleurs en ce sens.
Non, la science n’est pas matérialiste, c’est le matérialisme qui veut s’en emparer ! Mais en l’asservissant, en rognant les ailes de son inspiration, il l’empêche d’apporter à l’humanité ces mêmes bienfaits dont par ailleurs il exacerbe les promesses. Le scientisme n’est pas mort ; il a simplement changé d’oripeaux. Espérons qu’un jour l’épiscopat français cessera de chercher son inspiration auprès de ceux qui en nient l’existence !
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[1] “Le créationnisme, entre convictions religieuses et données scientifiques”, avec Jean-Michel Maldamé o.p., François Euvé s.j. et Maurice Vidal pss, in Documents Épiscopat n° 7, 2007, p. 10