Sous l'égide libertaire d'Étienne de La Boétie
Le Contr’Un littéraire
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Alain Santacreu
« La nuit sera noire et blanche »
Gérard de Nerval
Au cours des siècles de servitude chrétienne, si l’on reprochait au clergé de l’Église de Rome son infidélité à l’Évangile, son immoralité et sa cupidité, il lui suffisait de répondre : « hérésie ! »
Les totalitarismes ont toujours usé d’un mot terrifiant pour asservir la pensée. Aucune tyrannie ne laisse jamais la liberté du “choix” : heresis, en grec.
Il nous faut remonter le sillon qui mène jusqu’à La Boétie et son Discours de la servitude volontaire, surnommé le Contr’Un1. Il y a servitude volontaire lorsqu’un peuple, ou un homme, choisit de ne plus choisir "par soi et pour soi", s’interdisant ainsi toute possibilité d’hérésie.
La Boétie nous pose cette question : pourquoi choisir la servitude volontaire plutôt que la dignité de la liberté ?
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La logique totalitaire est une logique de l’identité et s’ancre sur le principe du tiers exclu d’Aristote : une chose est ou n’est pas, il n’y a pas de troisième possibilité. Les religions monothéistes et les idéologies oppressives reposent sur ce principe d’exclusion. La vérité révélée exclut toute autre proposition qu’elle-même et autorise la terreur en son nom : si j’ai reçu la vérité absolue, celui qui ne la partage pas se trouve dans l’erreur et je peux le tuer en toute conscience morale.
Dès le moment où l’Église chrétienne fut jugulée par la force tyrannique de l’Empire, elle s’engagea délibérément dans ses excommunications conciliaires et exterminatrices contre les hérétiques – les chrétiens gnostiques. Le mot “hérésie” ne prit son sens péjoratif et répressif qu’à partir de 325, avec le premier concile de Nicée et la constitution du christianisme comme religion d’État.
Quelle lumière térébrante émanait de la pensée dualiste des gnostiques pour être si insoutenable aux yeux du pouvoir politico-religieux ? Elle dévoilait la radicalité du mal dans le monde. La dogmatique augustinienne allait inventer contre cette hérésie le péché originel qui circonscrirait le mal dans l’homme.
La création d’un monde fictif est caractéristique du phénomène totalitaire. Une idéologie inflexible vient imposer à l’opinion une cohérence mensongère et sidérante. Les modes de subjectivation qui fabriquent cette fiction relèvent des techniques “littéraires”.
Les sociétés totalitaires produisent un homme nouveau, calibré à leur image et ressemblance : un bon citoyen reflétant les principes de la bonté selon les critères du pouvoir. Toute déviance est traitée comme une maladie de l’âme, dans des camps de rééducation ou des asiles psychiatriques. Cependant, ce totalitarisme d’État ne saurait être totalement totalitaire, sinon il entraînerait l’homogénéisation absolue des personnes, la fin de toute sociabilité, l’avènement d’une société zombifiée.
Selon le philosophe Stéphane Lupasco, tout ce que l’on observe, tous les systèmes physiques, biologiques ou encore issus de l’imagination humaine,tout phénomène ou événement, résultent d’un antagonisme d’énergies2. Il faut un équilibre d’énergies antagonistes pour qu’apparaisse un système. Le système se modifie lorsqu’un pôle d’énergie s’actualise (se manifeste) au dépend du pôle de l’énergie antagoniste qui s’en trouve potentialisée (en attente de manifestation). Si les éléments constitutifs d’un système sont absolument homogènes, le système disparaît ; inversement, si les éléments sont tous hétérogènes, il en résulte une diversification illimitée et donc, là aussi, la disparition du système. Il faut que les constituants énergétiques de tout système soient, à la fois et contradictoirement, hétérogènes et homogènes.
La modernité a sclérosé la littérature en paralysant son système antagoniste. La littérature, c’est non seulement le corpus de tous les récits à travers lesquels une civilisation se raconte, mais encore tous les textes poétiques où elle prend conscience de son propre être et cherche à le transformer. La littérature est un organisme vivant, un système dynamique d’antagonismes dont la production dépend de deux sources d’inspiration contraires : une force homogénéisante en relation avec les notions d’uniformité, de conservation, de permanence, de répétition, de nivellement, de monotonie, d’égalité, de rationalité, etc. ; et, à l’opposé, une force hétérogénéisante en relation avec les notions de diversité, de différenciation, de changement, de dissemblance, d’inégalité, de variation, d’irrationnalité, etc. Ce principe d’antagonisme a été annihilé par la littérature moderne qui a imposé l’actualisation du principed’homogénéisation et tenté ainsi d’effacer le pôle contraire :l’hétérogène contrelittéraire.
Le mot “littérature” apparaît sous la plume de Jean-François Marmontel, en 1787, à l’orée de la Révolution française, au moment précis où le totalitarisme moderne vient se substituer au totalitarisme du monde ancien. Aujourd’hui, si l’on veut saisir l’idée de littérature, on doit poser au préalable l’existence d’un pôle contrelittéraire où s’actualisent les forces antisystémiques.
Le dogme démocratique de la littérature s’est substitué au dogme ecclésial de l’Église catholique. L’opération littéraire correspond à l’émergence de l’État moderne et se développe à partir d’un nouveau discours social : l’idéologie3.
Le discours idéologique est le producteur littéraire de la servitude. En cette période de la Renaissance, le roi qui jouit du nom de l’Un se trouve encensé par une brigade de lettrés humanistes, poètes de la Pléiade comme Ronsard, du Bellay ou Baïf, dont le but politique, à travers l’unification de la langue française, est d’assujettir le peuple au pouvoir central. Ceux que La Boétie nomme les “tyranneaux”, c’est-à-dire les courtisans du tyran, sont les indispensables courroies de transmission du pouvoir. Individus parfois talentueux mais sans scrupules, énergiques et ambitieux, les tyranneaux se mettent au service de l’Un pour jouir de leur propre image narcissique. Ils sont les suppôts littéraires, les agents terroristes de la République des Lettres.
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Si l’on considère le Contr’Un comme un pôle contrelittéraire, on découvrira l’esprit de la littérature dans son antagonique : Le Prince de Machiavel. Sans doute La Boétie, qui avait lu le très républicain Discours sur la première décade de Tite-Live, ne pensait pas que Machiavel fût un apologiste de la tyrannie, comme le feront plus tard les polémistes protestants4, mais le Contr’Un n’en forme pas moins un système antagoniste avec Le Prince.
Les destinataires du Prince et du Contr’Un sont opposés : Machiavel prodigue ses conseils à celui qui, s’étant emparé du pouvoir, voudrait le conserver. La stabilité de l’État finalise le sens de son projet. À l’inverse, le Discours de La Boétie s’adresse aux sujets du tyran et articule sa réflexion sur la recouvrance de leur liberté naturelle. Contrairement à Machiavel, qui légitime la violence de l’État au nom de l’intérêt public, pour La Boétie, la violence étatique ne saurait être génératrice de valeurs sociales.
Le Contr’Un ne laisse transparaître aucune perspective étatiste ni puissance de l’idéologie.
La Boétie condamne le pouvoir en soi : les hommes peuvent créer par le langage une relation sociale libre, fondée sur l’égalité et la réciprocité, mais le moindre déficit dans l’échange de la parole lui substitue une relation de force. La fonction de la littérature sera de fabriquer le déficit langagier qui engendre la servitude volontaire. Dans la modernité, la littérature est liée à l’État auquel elle confère son autorité. Toute idéologie n’est que l’expression littéraire de la tyrannie et conspire vers l’homogénéisation ou l’hétérogénéisation des rapports sociaux.
Le Prince de Machiavel, paru en 1532, fut introduit en France par Nicolo Gaddi, l’évêque de Sarlat. Le livre se propagea très vite dans le royaume et devint le bréviaire de certains courtisans catholiques. La diffusion du Contr’Un fut bien plus discrète. On sait que La Boétie écrivit son Discours dans les années 1546 ou 1548, alors qu’il avait entre seize et dix-huit ans. L’ouvrage commença de circuler sous forme de manuscrit à l’intention d’un petit cercle d’amis, parmi lesquels Michel de Montaigne, le plus connu, mais aussi Lambert Daneau (1530-1595), son condisciple à l’Université d’Orléans, futur juriste et théologien calviniste à qui La Boétie avait confié les premières ébauches de son Contr’un.
À la mort de son ami, Montaigne avait envisagé de publier le Discours, mais il fut devancé par quelques huguenots calvinistes qui l’éditèrent, à l’instigation de Lambert Daneau, en 1576, quatre ans après le Massacre de la Saint-Barthélémy. Il y eut donc une diffusion souterraine auprès d’une audience clandestine, d’un côté ; et, de l’autre, une diffusion légale cautionnée par un lectorat de cour. Il faudra attendre près de trois siècles, avec l’édition de Lamennais, en 1835, pour que le Contr’Un de La Boétie trouve enfin une audience publique, alors que le succès éditorial du Princede Machiavel connut un succès constant jusqu’à nos jours. Ainsi, en plein humanisme renaissant, le récit idéologique de Machiavel se trouve-t-il réceptionné dans un espace central curialisé, tandis que le récit hérétique de La Boétie, tel un samitzat, apparaît clandestinement et se maintient en périphérie du pouvoir central.
Alors que la question de la servitude volontaire ne se laisse saisir que par une logique du contradictoire, le Contr’un a presque toujours été appréhendé à partir d’une logique de l’identité qui fait du discours laboétien celui de la démocratie contre la tyrannie, de la liberté contre l’oppression, esquivant la contradiction inhérente à la question.
L’ethnologue Pierre Clastres a proposé une interprétation du Contr’Un à partir de l’opposition sociétés pour l’État/sociétés contre l’État5. Selon lui, seules les sociétés primitives ahistoriques se seraient construites contre le pouvoir étatique. Avec l’apparition de l’État débuterait l’histoire. On remarquera que cette opposition, n’étant pas un système contradictionnel, est incapable de désigner les causes endogènes de la soumission. Pour Pierre Clastres, suivant la logique linéaire du tiers exclu, le lien de causalité est à sens unique : « du non-État vers l’État, jamais dans l’autre sens »6. Clastres a résumé le questionnement laboétien mais il n’y a pas répondu : « Pourquoi d’abord la dénaturation de l’homme a-t-elle eu lieu, pourquoi ladivision s’est-elle installée dans la société, pourquoi le malencontre est-il advenu ? »7
Pierre Kropotkine (1842-1921) est le seul qui, dans L’entraide : un facteur de l’évolution8, ait apporteé une réponse à la question de La Boétie. Il remet en question l’anthropologie darwinienne de la “lutte pour l’existence”, en démontrant que l’entraide doit être perçue non seulement comme un argument en faveur de l’origine naturelle de l’instinct moral, mais aussi comme une loi de la nature et un facteur de l’évolution humaine. Ainsi, l’instinct social d’entraide aurait précédé l’instinct individualiste de domination.
Kropotkine explique la “dénaturation” laboétienne par l’émergence du moi individuel qui déséquilibre les institutions d’entraide pour en capter la puissance. Toutefois, ce basculement ne donne pas lieu à l’inversion radicale et linéaire décrite par Pierre Clastres. Le moi n’est pas mauvais en soi, il peut avoir des applications positives qui favorisent autant l’épanouissement de la personne que le contexte coopératif de la société. Kropotkine distingue entre l’individuation, où l’individu se développe en harmonie avec le collectif, et l’individualisme où l’individu tente d’imposer son pouvoir à la collectivité. L’entraide et le moi sont les deux pôles antagonistes de la société. Les traditions d’entraide accompagnent l’être humain comme un legs de son passé animal : la présence de l’instinct de coopération demeure dans la mémoire phylogénétique et peut ressurgir à certaines époques. L’oubli de l’entraide – cette « amitié »dont parle La Boétie – n’est pas irrémédiable.
Pour Pierre Kropotkine, la rupture de l’équilibre entreles impulsions individualistes et l’organisation naturelle coopérative se présente, à l’image du “malencontre” laboétien, comme une violence fondatrice qui donne naissance aux hiérarchies sociales et in fine à l’État lui-même. Tout au long de l’histoire, se produisent des rééquilibrages sociaux contre l’État, comme dans les communes libres du Moyen-âge
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Quelles sont la position et la disposition de la question de La Boétie ? L’une et l’autre impliquent la désignation du lieu d’où la question est posée. On s’est trop attaché au moment de la question, à ses circonstances temporelles, en oubliant le lieu de son énonciation, pour en déduire que la disposition de La Boétie n’était pas de dénoncer la tyrannie sous la figure d’un roi de France. Les critiques modernes ont minimisé la part de l’actualité dans la rédaction du Contr’un. L’indignation du jeune La Boétie devant la terrible répression de la révolte des gabelles en 1548 ne doit pas être masquée par sa fidélité ultérieureau roi, pendant les troubles de 1562, alors qu’il était déjà devenu magistrat. Après avoir opposé dans sa jeunesse la liberté à la coutume qui rend esclave, La Boétie adulte choisit de se soumettre à la toute-puissance de la coutume dont safonction lui imposait le respect. Il nous faut garder à l’esprit que le Contr’unne fut pas écrit par un magistrat mais par un jeune collégien de seize ans ou dix-huit ans, de même que ce ne fut pas l’Arthur Rimbaud du Harar qui écrivit les Illuminations. Sainte-Beuve disait vrai quand, dans ses Causeries du lundi, il remarquait que La Boétie, dans son âge mûr, se soucia d’être « un bon citoyen »et, « guéri de sa première fièvre », se voulut « ami et gardien des lois de son pays »9.
En 1546, La Boétie habite toujours sa ville natale de Sarlat, la capitale du Périgord noir, située dans l’ancienne Occitanie, le Languedoc des troubadours et des cathares10d’où jaillit cette civilisation occitanienne des XIIe et XIIIe siècles que la tyrannie conjuguée de l’Église de Rome et du roi de France avait anéantie deux siècles auparavant.
Le jeune Étienne de La Boétie ne pouvait qu’être affecté par l’atmosphère d’oppression qui imprégnait encore cette région, deux siècles après le génocide cathare. L’Inquisition médiévale, promulguée par Grégoire IX en 1231 pour combattre l’hérésie, y avait été maintenue jusque dans les premières années du XVe siècle. L’invention de l’Inquisition marque l’avènement de la machinerie étatique du contrôle social. Par la suite, tous les totalitarismes utiliseront le même dispositif terroriste. Cette invention politique induit, avant même celle de l’imprimerie, la naissance du monde moderne.
C’est le dogme qui fait l’hérétique. Les cathares pensaient qu’il ne devait pas y avoir de dogme dans le christianisme puisque l’Évangile néo-testamentaire n’en contient aucun. Le catholicisme romain dogmatique n’avait donc à leurs yeux aucune autorité pour définir le christianisme. En Languedoc, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les cathares étaient considérés comme pré-calvinistes11. Cette revendication d’une filiation cathare par le protestantisme ne pouvait avoir échappé au jeune La Boétie qui, alors qu’il était encore étudiant à Orléans, avait vu condamner au bûcher son maître, le magistrat protestant Anne du Bourg.
L’hérésie cathare du XIIe siècle était idéologiquement inadmissible car elle rejetait toutes les formes de pouvoir religieux ou politique. Pour René Nelli, « c’est l’idée que le monde est du Diable qui a spécifié le plusnettement la mentalité des Occitans du XIIIesiècle par rapport aux autres chrétiens. »12
Le catharisme fut la dernière expression de la pensée dualiste en Occident. Aucun autre mouvement gnostique, entre le XIe et le XIVe siècles, ne parvint à une telle intuition métaphysique de la dualité radicale du réel.
Il faut distinguer entre un dualisme extérieur au monde (la transcendance du monde divin) et un dualisme intérieur au monde (le partage du monde en deux substances issues de deux principes différents qui, dans le domaine moral, correspondent au bien et au mal, mais dont l’extension intervient aussi dans tous les phénomènes manifestés). Ce n’est que dans ce dernier cas qu’il y a dualisme absolu.
La présence de ces deux natures dans l’homme et dans le monde manifesté, distinctes et pourtant mêlées, expliquerait le mal qui corrompt la vie. Le mal ne serait que la conséquence du mélange entre ces deux principes antagonistes. D’où la déconnection hérétique de ce monde mauvais, de l’ensemble des modes de vie, représentations, rôles et valeurs que la dogmatique sociale a édictés à travers le dispositif de conditionnement littéraire. Du point de vue cathare, le concept d’un Dieu Un créateur d’un monde dual est absurde.
L’Église a attribué toute la responsabilité du mal à l’homme seul, pécheur dès l’origine. En envisageant la radicalité du mal, la pensée dualiste ose affronter la contradiction. En réalité, le Mal est un principe constitutif du monde manifesté et agit à travers les propriétés spatio-temporelles de la matière. En se manifestant, l’Être sort de son en-soi et se confronte à une force antagoniste, telle est la dualité radicale de l’univers13.
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La théologie de l’Église romaine a précipité la “dénaturation” de l’homme. Le Contr’Un de La Boétie réfute l’explication augustinienne de la servitude qui se fonde sur le “péché originel”. Augustin, dans son ouvrage La Cité de Dieu, affirme que la servitude, due à la dénaturation de l’homme après la chute, ne peut trouver remède que dans la communauté politique qui impose l’obéissance à la loi. En affirmant son autonomie, Adam a transgressé l’interdit divin et perdu l’unité de sa nature essentielle. Il est donc rendu nécessaire de compenser cette faillite de la volonté humaine par l’édification d’une discipline politique rigoureuse et rigide. Cette conception, reprise de concert par la théologie carolingienne et l’Église de Rome, est à la source de tous les totalitarismes modernes.
Au contraire, pour La Boétie, la servitude volontaire ne provient pas d’une dénaturation prédestinée mais de ce qu’il nomme le “malencontre”, moment dramatique où se produit l’obscurcissement de l’esprit de liberté nié par l’esprit d’aliénation. L’asservissement consenti par le peuple trouve son origine, dès l’époque carolingienne, dans une fausse représentation théologique du salut, fondée sur la théorie augustinienne de la prédestination. L’augustinisme asecrété les formes politiques de la féodalité, en instituant dans le Dieu Un toutes les inégalités sociales ainsi marquées du sceau sacré.
L’hérétique ose affronter la “question du tiers”, aussi ancienne que la culture occidentale puisque, dès l’aube de la philosophie, Héraclite et Parménide lui apportèrent des réponses opposées.
Toutes les dynamiques homogènes ont en commun une logique de l’identité et de la non-contradiction qui remonte à Parménide et qu’Aristote a élevée au rang d’Organon universel.
La dynamique hétérogène, quant à elle, se développe sous la forme d’une révolte à l’encontre des totalitarismes de l’homogénéité. Mais cette révolte, emportée par l’élan de sa propre expansion, se mue à son tour en une forme de dérive “libertaire” et ravive alors, à rebours, dans l’emportement de son propre excès, la dynamique homogène qu’elle combattait.
Telle est la tension du combat philosophique millénaire qui, dans la civilisation occidentale, oppose les héritiers de Parménide et d’Héraclite. La logique du “tiers exclu” n’est perverse que lorsqu’elle se présente comme la seule logique possible. Stéphane Lupasco ne rejette pas le principe de contradiction : il met simplement en doute son absoluité. Douter vient du latin Dubitare qui contient la même racine que celle deduo, deux : le doute implique la dualité radicale.
Dans la logique contradictorielle de Lupasco les contraires ne sont pas des complémentaires, ce sont des contraires polarisés. Sans doute y a-t-il un état où les antagonismes s’équilibrent, état que Lupasco appelle “tiers inclus”, mais cet équilibre est aussi une forme de polarisation neutralisée. Il ne s’agit pas tant d’opposition que de polarisation, d’antagonismes discontinus, comme la dualité onde-corpuscule de la physique moderne. En posant la dualité originelle comme agent causal dans tout phénomène, la logique lupascienne libère le refoulé de la philosophie occidentale : la pensée dualiste.
Puisque l’Église cathare n’était pas Église d’État, il semble probable que, si la civilisation occitanienne avait pu se développer, la structuration hiérarchique franco-latine – où le roi, porteur du nom de l’Un, exerce un vicariat séculier du pôle spirituel – n’aurait pas instauré ce modèle civilisationnel sur lequel s’est construit l’État moderne. Simone Weil a envisagé cette hypothèse : « Peut-être, en ce début du XIIIesiècle, la chrétienté a-t-elle eu un choix à faire. Elle a mal choisi. Elle a choisi le mal. Ce mal a porté des fruits, et nous sommes dans le mal. »14
Comme le souligne Kropotkine, l’européen du XIIe siècle était « essentiellement fédéraliste. Homme de libre initiative, de libre entente, d’unions voulues et librement consenties. Il voyait en lui-même le point de départ de toute société. Il ne cherchait pas son salut dans l’obéissance, il ne demandait pas un sauveur de la société. »15 En ce sens, l’organisation des villes libres du Moyen-âge constitue ce point d’équilibre de référence entre l’affirmation individuelle du moi et le lien communautaire de l’entraide.
Ce point d’équilibre civilisationnel, Simone Weil l’avait pointé : « Le mouvement qui détruisit la civilisation romane amena plus tard comme réaction l’humanisme. Arrivés au terme de ce second mouvement, allons-nous continuer cette oscillation monotone et où nous descendons chaque fois beaucoup plus bas ? N’allons-nous pas tourner nos regards vers le point d’équilibre ? En remontant le cours de l’histoire, nous ne rencontrons pas le point d’équilibre avant le XIIe siècle. »16
La Révolution Française ne détruisit les droits féodaux qu’en apparence, en réalité elle laissa subsister une féodalité plus subtile, un servage des âmes qui, en traversant la modernité, s’est affiné au fur et à mesure que progressaient les techniques littéraires d’aliénation mentale. Le monde s’est retrouvé arrimé à l’axiomatique du capitalisme à travers l’alliance subtile et souvent invisible de la tyrannie industrielle et de la tyrannie millénaire de la papauté romaine.
L’emprise du dogme du marché sur la pensée empêche la possibilité d’un contraire hérétique. Toute dissidence socio-culturelle hétéronome est détruite. Comment pourrait-on encore être hérétique dans le capitalisme mondialisé ? La plupart des hommes échange sans contrainte leur soumission contre un rôle dans le spectacle marchand. La servitude volontaire de La Boétie s’assimile au narcissisme social. Le pouvoir est un système auquel participent aussi bien l’esclave que le maître. Le maître lui-même n’est qu’un esclave heureux17.
La tyrannie n’est pas une domination extérieure, mais une aliénation intérieure. Le mal radical, c’est l’extrême homogénéisation – ou hétérogénéisation – d’un système dynamique antagoniste.
Le mal des hommes des démocraties modernes est le mal littéraire de la soumission libérale.
La structure hiérarchisée de l’Église catholique permettait d’interrompre le mouvement inquisitorial mais il n’en est plus de même avec le mécanisme du capitalisme global qui, selon la logique de la loi du marché, sanctionne sans possibilité d’interruption. Avec l’avènement de la démocratie, la place du maître est devenue structurelle et anonyme, n’étant plus rattachée au nom du tyran. Le maître n’est plus identifiable comme l’étaient le roi, l’évêque et le seigneur dans l’ancien régime. Au nom de la société civile, la démocratie littéraire a institué l’anonymat du nom de l’Un.
Deux siècles après le Contr’Un, Alexis de Tocqueville, dans L’Ancien Régime et la Révolution, a fustigé “l’esprit littéraire” de la modernité. Il a bien décelé que l’aliénation sociale des démocraties modernes relevait davantage des techniques de manipulation de l’opinion que de la force brutale. La littérature, au sens moderne, aura été l’instrument nodal de la société de l’indistinction et de l’homogénéisation absolue. L’opinion est la puissance anonyme de l’Un, elle n’ordonne pas d’obéir mais suscite la croyance, l’adhésion volontaire de la pensée. La domination de l’opinion régit tout le spectre de la superstructure sociale. Si l’Inquisition n’avait pu parvenir par la contrainte à empêcher la publication des livres interdits, l’opinion exerce une censure bien plus efficace, puisqu’elle dissuade jusqu’à l’idée d’envisager d’en lire ou d’en écrire.
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Le grand secret du Contr’Un est d’entretenir sans cesse notre pensée à l’état naissant, de lutter contre toute homogénéisation qui la ferait aboutir à une servitude : laisser la vérité s’approfondir en nous, au fur et à mesure que le soc de la charrue trace le sillon de nos vies.
Sur la paroi de la caverne de Platon se projettent des ombres comme sur un écran. Ce monde de la caverne est le nôtre et la conscience aliénée de l’homme est la pensée de l’écran – la pensée de la littérature. Cependant, dit Platon, celui qui voudrait se retourner vers la lumière ne verrait rien : il s’en détournerait, aveuglé par elle. Pour voir, il faut se tourner à la fois vers la lumière et vers l’ombre, voir le noir et blanc simultanément. Ne m’attends pas ce soir car la nuit sera noire et blanche, tels furent les derniers mots qu’écrivit Gérard de Nerval.
Cet article est paru dans Contrelittérature, n°1, mai 2019.
________NOTES_________
1. Afin d’éviter les répétitions, nous dirons tantôt le Discours, tantôt le Contr’un.
2. Stéphane Lupasco, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie– Prolégomènes à une science de la contradiction, Hermann, 1951 [Le Rocher, 1987]. Il faut rendre hommage à ceux qui ont maintenu vivante la pensée de Stéphane Lupasco, et notamment à Basarab Nicolescu avec son Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires (CIRET).
3. Cf. Claude Lefort, « La naissance de l’idéologie et l’humanisme » dans Les formes de l’histoire, Gallimard, 1978.
4. L’Anti-Machiavel d’Innocent Gentillet fut publié en 1576 à Genève.
5. Pierre Clastres, « Liberté, malencontre, innommable » dans Étienne de La Boétie :le discours de la servitude volontaire,Payot, 2002, « Petite bibliothèque Payot », p. 247-267.
6.Ibid., p. 238.
7. Ibid., p. 254.
8. Pierre Kropotkine, L’Entraide, Écosociété, 2001. L’édition princeps anglaise parut en 1902. La première version française fut publiée en 1904.
9. Voir Sainte-Beuve, « Étienne de la Boétie » dans Causeries du lundi, t. IX.
10. Sur ce terme “cathare”, voit infra, p. 50 (note 1). La notoriété d’usage acquise par ce terme oblige à l’utiliser.
11. Voir l’Histoire des Albigeoisde Jean Chassanion (1595).
12. René Nelli, La vie quotidienne des Cathares languedociens au XIIIe siècle,Hachette, 1969, p. 8.
13. Sur ce point fondamental de la métaphysique cathare, voir infrale texte de José Dupré, p. 21-35.
14. Simone Weil, « En quoi consiste l’inspiration occitanienne ? » dans Oeuvres complètes. Écrits de Marseille (1941-1942), t. IV, v. 2, Éditions Gallimard, 2009.
15. Pierre Kropotkine, « L’État, son rôle historique », in La science moderne et l’anarchie, Stock, 1913, p. 203.
16. Simone, Weil, ibid.
17. Voir Béatrice Magni, « L’esclave heureux » dans Critique des nouvellesservitude, PUF, 2007.
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