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C’était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne empilées dans la glace d’une vasque d’argent sur le comptoir, faisaient chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant son œuf à la coque et ses mouillettes ou bien le rire bedonnant de Léon Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille d’anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau couvert de buée.
L’un des trois commensaux, sans doute parce qu’il était en retard, n’en finissait pas de s’émerveiller de la relativité du temps :
- Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une illusion de professeur, c’est-à-dire une imbécillité d’étudiant monté en graine… Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences intemporelles…
- Cher ami, repartit un de ses compagnons, encore un effort, comme dirait le divin marquis… Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d’un siècle… Imaginez-vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la République », pendant cet été où l’on rêvait encore à l’invasion de l’Angleterre… Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n’existait pas encore : on l’avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des Victoires. Tout le monde n’avait pas encore eu le temps de lire le Génie du christianisme…
- Ces propos sur la comète, répliqua le troisième convive, d’autres que nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme modèles, le temps d’une conversation. À défaut de la Néva, la Seine n’est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.
- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du Czar, n’a pas besoin d’un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le serpent d’airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne pas l’avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du serpent…
- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Le mot que vous défendiez tout à l’heure et que pour ma part j’avoue ne guère priser, contrelittérature, la formule n’en est-elle pas donnée par Joseph de Maistre lui-même quand il dit, et c’est le schibboleth de toute son œuvre - et sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps nouveaux nés de 1789
- que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire de la même façon, en transposant à peine, que ce qu’il faut écrire c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature, soit la « contrelittérature » au sens où, ce me semble, vous l’entendez ?
Alceste:
Cette paraphrase de l’explicit des Considérations sur La France est en effet un bon aiguillon pour définir ce que j’entends. Convenons d’un concept opératoire que nous nommerons « contrelittérature ». Je sais bien que ce mot ne vous plaît guère à tous deux, cependant l’état d’inanition de la littérature actuelle me semble rendre nécessaire l’usage d’un tel concept, au risque de ne plus pouvoir penser la littérature même. Or, que sommes-nous ? Sinon ce que la littérature a fait de nous. C’est donc de notre possibilité de penser qu’il s’agit.
Trissotin faisait tout à l’heure allusion au plan de l’écliptique pour métaphoriser la relation de réciprocité entre la littérature et la contrelittérature. Il y a deux types d’écriture, l’intérieure et l’extérieure, l’active et la contemplative : écrire le monde comme expérience, c’est la littérature, l’écriture horizontale du verbe ; écrire le monde comme relation, c’est la contrelittérature, l’écriture verticale du verbe. L’une et l’autre ont chacune deux degrés, un supérieur et un inférieur ; mais aussi, ces deux types d’écriture sont à ce point couplés que, bien qu’ils puissent se diversifier en quelque endroit, néanmoins l’un ne saurait être pleinement sans quelque partie de l’autre. Pourquoi cela ? Parce que cette part qui est la supérieure de la littérature, c’est aussi cette même part qui est l’inférieure de la contrelittérature. De telle sorte que le véritable écrivain ne saurait être pleinement littéraire, qu’il ne soit pour partie contrelittéraire.
Mais revenons à cette métaphore de l’écliptique. La terre tourne autour du Soleil selon une orbite elliptique. Qu’est-ce qu’une ellipse ? C’est un cercle projeté sur un plan oblique dont la projection entraîne le dédoublement du centre en deux foyers ; et, comme toutes les ellipses, le plan de l’orbite terrestre – l’écliptique – comporte deux foyers. On sait, grâce aux sciences de l’acoustique et de l’optique, que toute émission partant d’un foyer se réfracte sur l’autre à partir du centre de gravité de la courbe de l’ellipse. Dans notre système solaire, l’un des foyers est éblouissant – la Soleil visible – tandis que l’autre foyer – appelé « Soleil noir » – est totalement invisible.
La littérature et la contrelittérature, disait notre ami, sont à l’image du double foyer de l’écliptique. Nous tombâmes vite d’accord pour voir dans le Soleil noir, le Père, le « Deus absconditus », et dans le Fils, le Soleil brillant, le « Sol invinctus », le centre de l’écliptique étant l’entrelacs de l’Amour trinitaire : le Saint Esprit.
Le terme de « littérature », dans son acception moderne, ne pouvait qu’apparaître à la fin du XVIIIe, puisque l’esprit de la révolution fut précisément la tentation littéraire de « bloquer » le circuit de l’énergie divine qui est l’Amour.
On pourrait développer l’image de notre ami : l’obliquité du plan elliptique entraîne une dissymétrie qui provoque le mouvement. C’est ainsi qu’une bille placée sur un plan horizontal et circulaire reste immobile mais, dès que le plan s’incline, une différenciation s’opère entre le haut et le bas qui anime la bille. Tout s’est passé comme si l’esprit égalisateur de la littérature avait horizontalisé la déclivité de l’ellipse et imposé une humanité de frères sans père.
Trissotin:
Je n’aime guère en effet le « contre » de « contrelittérature », qui semble se définir par opposition et laisser à la « littérature » le choix « du lieu et de la formule »… Maladresse, négligence sans péril ? Il faudrait alors songer à l’héraldique, à la contre-hermine ou au contre-vair, et l’on verrait mieux, comme vous le disiez, qu’il s’agit d’une différence d’éclairage ; aussi la « contrelittérature » implique la littérature, mais la réciproque n’est pas vraie. La « littérature » comment dire autocéphale (c’est-à-dire acéphale) est condamnée à ne rien savoir de la « contrelittérature », même si à son insu elle en vit.
Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte, ce qu’ils étaient. L’étymologie du mot est bifide, et cumule les disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une coupure, une rupture (une roture, c’est le même mot) avec ce qui nourrit et vivifie – avec l’origine. D’où ce gigantesque oubli de l’âme du monde pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience individuelle. On passe ainsi d’Homère à Henry James, lequel est sans aucun doute un horloger d’une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien convenir que c’est une minutie stérile… (les biographes d’Henry James supposent d’ailleurs qu’il n’avait aucune expérience de la chair, ce qui, eu égard à son œuvre et à, comment dire, l’intention de celle-ci, n’est peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis belle – ou laide – lurette dans les limbes de l’infra-psychologie. M. Julien Gracq, pour l’opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands, déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française : la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices, et d’un ennui accablant…
Orgon :
Ce que vous dites de l’ellipse, et du secret contrelittéraire de toute haute littérature, me fait penser à cette phrase de Raymond Abellio :« L’abîme du jour contient l’abîme de la nuit, mais l’abîme de la nuit ne contient pas l’abîme du jour ». Ainsi en serait-il de la contrelittérature et de la littérature. L’abîme du jour de la contrelittérature peut ainsi abandonner le mot « contrelittérature », ou mieux, en faire l’ellipse, pour autant que le dessein contrelittéraire est précisément de se délivrer de la tyrannie et de l’idolâtrie du mot, de même que la beauté, telle qu’en savent parler les néoplatoniciens, la resplendissante et l’enivrante beauté, abandonne la forme qui semble la susciter alors qu’elle n’en est que le passage.
L’oubli de l’âme du monde, de la source vive, nous condamne à vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et je rejoins ici ce que vous nous disiez, cher Trissotin, à propos de l’identité foncière du sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel. Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d’expropriation. C’est avec des mots que l’on nous chasse et que l’on nous tue. Nous étions là, entre la courbe du ciel et celle de la terre, entre l’angélus et les rumeurs du vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne sont point les nôtres : il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés. La contrelittérature s’apparenterait ainsi à l’usage paracelsien du venin.
Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la « reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l’adoration moderne pour l’antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs d’attraction » ( mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui honore autant qu’il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au lieu d’être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au point que l’on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à la critique universitaire qui ne fut jamais rien d’autre qu’une ruse consistant à traiter les œuvres de telle sorte à n’en rien recevoir ; autrement dit à changer l’or en plomb, dans une alchimie à rebours, l’œuvre en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les rhétoriques. D’où l’importance d’opposer l’œuvre au travail, l’otium à toute activité utile, c’est à dire asservie.
L’œuvre, pour reprendre la distinction d’Alceste est une relation avec tout ce qui est ; le texte est une expérience à l’intérieur de ce qui n’est pas, du néant. A cet égard, le mérite d'Henry James est d’avoir fait, en matière de psychologie, le tour de la question, si bien qu’il rend par avance obsolètes les romans « psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de trottinettes après l’invention de la Bentley ! Raison de plus pour se désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par l’amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire ! Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu’ils explorent. L’instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de détailler ce qui est semblable pour s’intéresser au dissemblable, où gît le véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce qui les rend aimables n’a rien d’individuel : ce sont les langues, les religions, les civilisations. L’œcuménisme est à la mode mais c’est aux disputes théologiques que l’humanité (mais j’ose à peine employer le mot !) doit d’avoir été moins bête qu’elle ne l’eût été ou qu’elle ne l’est actuellement. L’universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis, infranchissable, sinon au péril d’outrecuider. C’est en ce sens que l’on peut dire que la contrelittérature, qui est l’ésotérique, le chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le cœur, dans son possible, est plus vaste que le périphérie, que toute intériorité est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».
Trissotin :
Novalis nous a rappelé que le chemin véritable conduit vers l’intérieur. C’est une évidence à la fois topologique et physiologique ; une autre de ces évidences enfantines (au sens où Novalis définissait les enfants comme « des êtres antiques », où l’antiquité est tout ce qu’il y a d’intemporel nourricier dans le temps) a été proférée quelques années plus tard par Victor Hugo, dans la préface de ses Odes et Ballades : « La poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Ayant dit cela il avait tout dit, il ne lui restait plus qu’à épiloguer pendant soixante ans. Je hasarderais, pour user d’une opposition facile mais tout de même significative, que la « littérature » est au rebours tout ce qu’il y a d’extime en tout (si l’on me passe ce latinisme en l’occurrence bien utile). La « littérature » caresse cette utopie délirante, tentatrice à beaucoup d’égards, d’une vérité de l’homme objective (pour reprendre un adjectif qui fit fureur au temps de la tyrannie intellectuelle du marxisme) ; autrement dit, elle postule cette idée folle (et certes reposante, follement reposante) que la vérité de l’homme est extérieure à l’homme… Que si « le royaume des cieux est au dedans de vous », le royaume de la terre est au dehors de l’homme… c’est-à-dire nulle part, comme la Pologne du Père Ubu. À dire vrai il n’y a pas de psychologie, ou plutôt la psychologie devient un mensonge dès lors qu’elle s’érige en science séparée… Prenez par exemple les romans de Johan Bojer, que l’on a présenté comme le « Zola norvégien » : absurdité de l’étiquette, puisqu’il est précisément tout le contraire de Zola : s’il décrit minutieusement, comme lui, la vie quotidienne des petites gens, il échappe absolument à tout « naturalisme » : il ne farde rien des étroitesses, des petitesses, des noirceurs de ceux qu’il dépeint, mais il les présente de telle façon qu’il leur confère une grandeur cosmique : il ne connaît d’autre psychologie que celle de l’âme du monde, et tous ces pauvres hères qui ne sont chez Zola que les pantins répugnants jouets des phantasmes et des obsessions de l’écrivain – du « littérateur » - acquièrent chez lui une dignité, une noblesse - c’est-à-dire une réalité non seulement « littéraire », on s’en moque bien, mais une réalité humaine, « animale-divine » dirait Cingria, une réalité tout court. On sent que Bojer ne ment pas, et que Platon n’aurait pas à le mettre à la porte de sa République… Au rebours des paysans de Zola, qui sont des monstres – et les doubles ténébreux de l’écrivain – ses « Gens de la côte » sont naturellement nobles, instinctivement accordés au temps qu’il fait ; ils sont nobles par ce qu’ils sont, tout simplement, et que leur être est indiscutable, comme le soleil, l’arbre, la nuit. Sans remonter en Norvège – mais c’est la France qui découvrit Bojer – on pourrait dire cela aussi de Ramuz. Comme par hasard, les héros de l’un comme de l’autre sont pour la plupart des taciturnes ; or la psychologie moderne parle, et fait parler ; elle prétend que la vérité de l’homme est dans ce qu’il dit – toujours ce mouvement vers l’extérieur…
Orgon :
Il est parfaitement dans l’ordre des choses que le « naturalisme », en tant que mouvement littéraire, soit le plus éloigné de la nature, le plus « extérieur », comme le réalisme est éloigné de la réalité, comme la création l’est des « créatifs ». Éloigné, extérieur – et l’on pourrait dire hostile, comme l’individualisme de masse est hostile à cet « unique intime en chacun » que cherchaient Novalis et ses amis. Etre libre extrêmement et sans illusions, sans idées générales, sur la liberté, telle fut sans doute la belle gageure des premiers romantiques allemands qui donnèrent de la nature une toute autre image que celle qui devait prévaloir avec les naturalistes : image enfantine et antique, mythologique et pythagoricienne, ingénue et savante.
C’est, je crois Jean Renoir qui disait qu’il ne fallait pas filmer la vie mais faire des films vivants ; la vie n’étant jamais en face, mais toujours à l’intérieur.
Pour odieux que soit le culte moderne de la nature, qui aboutit à une conception zoologique de l’espèce humaine, qui se voue à une conception non plus naturante, ni même naturée, mais représentée, telle un ombre parmi les ombres mouvantes au fond de notre caverne technologique ; et pour aimable que soit, par contraste, l’artifice des jardins à la française et de la bonne éducation, il n’en demeure pas moins que l’écrivain qui ne s’illusionne pas sur la réalité de l’extime, si épris qu’il soit du baroque ou du trompe l’œil ( et aussi « wildien » ou « nabokovien » qu’il se veuille), demeure, par la qualité et l’orientation de son attention non moins que parce qui l’anime, en étroite relation avec la nature, avec les mystères et les fastes légendaires de la nature.
Je repense à ce que vous nous disiez, à propos de Cocteau et de ce fond de chasse sauvage qui frémit dans la France classique, cette proximité avec ce qui brille et ce qui brûle. Là encore la beauté et la plénitude sont données de surcroît, la nature étant offerte à l’art et l’art à la nature, comme dans l’entrelacs des figures scythes ou persanes. De même, le Bernin, ce comble d’artifice, rejoint par ses excès mêmes, les efflorescences surabondantes de la nature. La métaphore, qui stylise ce que les critiques nomment, souvent péjorativement, l’écriture artiste, est au principe même des phénomènes naturels, où les plantes se déguisent en animaux et inversement, où les tournesols empruntent au soleil vers lequel ils se tournent sa forme rayonnante.
Au naturalisme de Zola s’oppose le naturalisme de Fabre et de Linné qui enchanta Jünger que l’on persiste à nous présenter comme un « esthète ». La nature métaphorise et se métamorphose par nature. Et elle écrit. Novalis parle de l’écriture des pierres, des branches, des feuilles, des cristaux de neige. Sitôt que l’on cesse de se laisser abuser par l’illusion de l’extériorité, écrire devient comme un prolongement du geste silencieux de la création. Nous lisons, nous déchiffrons le nuage et la pierre. En écrivant, nous continuons le lecture du monde à partir de son âme. Nous inventons des dieux qui sont les métaphores d’une réalité qui est en même intérieure et extérieure, nous suivons le bon vouloir du dieu tisserand qui entrecroise le fil de trame et le fil rapporté. De tous les objets qui sortent des mains humaines, les livres sont les plus proches de la nature, avec leurs feuilles et leurs signes, leur mémoire inscrite, feuilletée, leur temporalité devenue concrète. Nous écrivons dans le temps qui passe, et parfois pour passer le temps ; et ce temps demeure, comme dans nature, en traces visibles et plus ou moins déchiffrables. L’art de l’écrivain entre alors en concordance avec la botanique, la géologie. Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites ou deviennent des livres. En écrivant nous perpétuons la nature, mais encore faut-il être assez naturellement métaphysiciens, c’est-à-dire orientés (comme la chenille l’est par son devenir-papillon, pour reprendre une métaphore de Rozanov) vers cet autre-monde qui n’est pas séparé de ce monde-ci mais distinct, mais relié par des gradations infinies. Le supra-sensible n’est jamais que la plus haute branche du sensible. Dès lors que l’âme du monde les unit, comme le sel des alchimistes unit le soufre et le mercure, le sensible et l’intelligible cessent d’être ces mondes séparés, hostiles. Le surnaturel est naturellement le cœur de la nature, la métaphysique couronne la physique. Ce qui apparaît d’évidence dans la littérature antique ou médiévale.
La psychologie moderne feint d’oublier tout ce qui nous apparente au monde. Elle feint de croire (ou croit, ce qui est pire) que nous pouvons être un objet d’étude. Moralement, cela ne vaut pas mieux que la vivisection ou les expériences des médecins fous dans les camps de concentration. Quiconque vous aborde en psychologue est un ennemi, et l’on peut être aussi, à soi-même, son pire ennemi. La psychologie, en littérature, c’est une façon de se voir déjà mort, mais sans renaissance immortalisante. Le dard du scorpion se retourne contre lui-même. L’écriture, disait Cocteau est du dessin dénoué et renoué. Ainsi l’écriture peut délier ; elle peut être aussi le collet qui nous étrangle. Si elle nous délie, elle délie notre âme de la croyance absurde de n’être pas un éclat (aussi insaisissable que la lumière qui bouge entre les feuillages) de l’âme du monde.
Trissotin:
Les remarques de notre ami Orgon me rappellent la sinistre définition de Bichat, sur quoi repose toute la médecine moderne, et qui sonne comme un aveu : “La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Aveu terrible : c’est la mort qui définit la vie, qui est première - et dernière ; et la vie n’est que ce qui lui oppose une résistance par nature provisoire. Le provisoirement vivant est du mort par destination, du mort anticipé - et d’ailleurs l’examen médical par excellence n’est-il pas l’autopsie ? Quand Léon Daudet, qui savait de quoi il retournait pour avoir étudié lui-même la médecine, appelait les médecins des “morticoles”, la vérité qu’il énonce en un mot va bien au delà de la simple satire. La mort (de l’homme) est sans doute le vrai nom de l’objectivité dont la science moderne s’est fait un palladium (et, après elle, les idéologies qui se donnaient pour des sciences, comme le marxisme). Les fameuses questions que pose Kant (“Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?”), c’est par un coup de force à la fois métaphysique et grammatical qu’il en fait les annonciatrices de sa question fondamentale : “Qu’est-ce que l’homme ?” où tout à coup il passe de la première à la troisième personne du singulier, comme si cette substitution de personne était légitime, comme si elle était même possible... Cette simple petite question qui semble si pédagogique, pour tout dire si ennuyeusement anodine, en vérité ouvre la boîte de Pandore des temps modernes : elle résonne comme un écho inversé, sur le mode interrogatif, ironique (mais d’une ironie archangélique, plus luciférienne que kantienne...) de la réponse, de la seule définition qui tienne et qui a été donnée une fois pour toutes et pour tous les temps par le dernier prophète du Christ, le procurateur Pilate : Ecce Homo, “Voici l’Homme”. L’Homme, la seule fois d’ailleurs où la majuscule est admissible, est devenu depuis le jour de sa Passion l’un des noms du Christ. C’est Dieu Lui-même et Lui seul qui se charge de la définition de l’homme. Chercher l’homme en dehors de Lui, c’est-à-dire en Lui tournant le dos par présupposé de méthode, c’est ouvrir la porte au néant. Le fameux “humanisme” des Lumières aboutit à toutes les atrocités possibles dont les deux derniers siècles ont été saturés : Maurice Clavel avait très bien vu que le prétendu “pouvoir de l’homme” que l’on exalte se révèle très vite et fatalement pouvoir de l’homme sur l’homme... L’homme définissable, l’homme objectif c’est l’homme mort, le cadavre posé sur le marbre devant le docteur Tulp, qui le lacère pour les besoins de sa leçon d’anatomie... Encore une fois, curieuse perspective méthodologique : l’anatomie du vivant s’apprend par la dissection des cadavres... Je songe encore à cet adage de l’ancien droit, qui pour la science moderne doit s’entendre à la lettre : le mort saisit le vif...
Alceste :
Pourquoi voulez-vous faire l’économie du mot « contrelittérature » ? Toute « économie » n’est-elle pas usure, c’est-à-dire littérature ? L'interdiction de l'intérêt ne fut abrogée, en France, que par la loi du 12 octobre 1789 : sachons garder en mémoire cette concomitance de la littérature et de l'usure bancaire.
Le « contre » de « contrelittérature » doit s’entendre à plus hault sens, tel le contre-ut en musique, comme une élévation d’octave de la note ; ou encore, comme vous le dites, cher Trissotin, selon la langue héraldique. Comme vous ne sauriez l'ignorer, dans certaines conditions, le blason se trouve qualifié par un nom ou un adjectif précédé de la préposition « contre » . Ainsi « contre-hermine » ou « contre-vair » mais aussi « contre-fascé », « contre-palé », « contre-chevronné », etc. Cette construction du blason obéit ici encore à une élévation des composants internes, disposés de part et d’autre, comme les marches et contremarches autour du limon d’un escalier.
Nous ne pouvons faire l’économie de ce « concept opératoire », si nous voulons nous ouvrir à l’Œuvre : il nous faut penser la littérature, c’est-à-dire penser à partir de ce que la littérature a fait de nous, traverser la littérature pour retrouver l’âme du monde.
La secte, usurpatrice de mots, « universaliste » – et non pas « universelle » – génitrice de l’homme collectif, avorteuse de l’homme universel, de l’homme intérieur, a décapité l’intime, cette vocation à « rentrer en soi-même » – à l’ ensimismamiento, dirait Ortega y Gasset – car l’ « intériorité » est l’universalité.
Qu’est devenue l’âme du monde ? Le monde a perdu son âme, où s’en est-elle allée ? Selon Platon le monde est un vivant qui possède une âme et un corps. Dans le Timée, il la présente comme antérieure au corps du monde et il dit que ce corps est intérieur à l’âme du monde. C’est cela et non l’inverse : le corps du monde est dans l’âme du monde ; et l’âme englobe non seulement le corps du monde mais s’étend bien delà de lui.
De même que l’âme est co-extensible au corps et même plus, il y a une co-extensibilité de la littérature à la contrelittérature ; et, en même temps, il y a ce « même plus » qui vous fait dire, mon cher Trissotin, que la contrelittérature implique la littérature mais que la réciproque n’est pas vraie. Je suis d’accord, mais il y a un lieu où la littérature en son orient et la contrelittérature en son occident se rejoignent, ce lieu qu’Henry Corbin appelle l’Imaginal.
Le clivage entre Hegel et Novalis est fondamental, Orgon a souvent insisté sur ce point. Avec Hegel l’âme du monde devient esprit du monde dans l’Histoire : Weltgeist. Il se produit alors un renversement « luciférien » où le monde s’auto-transcende sous l’effet de son propre devenir : l’esprit du monde s’identifie au monde s’auto-produisant dans l’histoire. La vie du monde sans âme, c’est l’Histoire, l’avènement du Moi absolu. Au contraire, pour Novalis, l’âme de l’homme lui donne une antériorité, donc une autorité, sur l’Histoire : ce n’est pas l’homme qui est dans l’Histoire mais l’Histoire qui est dans l’homme. Cette vision perdue de la Parole, il nous faut la reconquérir.