Grasset d'Orcet (1828-1900) (vendredi, 24 mars 2006)
Avec L'Histoire du cheval à travers les âges (2005), les éditions e-dite poursuivent la publication des œuvres complètes de Grasset d’Orcet. Notre revue avait été une des premières à saluer cette initiative due à Jean-Pierre Deloux et Michel Aulonne. Il n’est peut-être pas inintéressant de faire remarquer l’importance qu’Alexandre Douguine (auquel nous avons consacré une étude dans le n° 16 de notre revue), chef de file de l’idéologie néo-eurasienne, accorde à l’œuvre de Grasset d’Orcet. On lira ci-dessous l’entretien que nous avait accordé Jean-Claude Drouin (Contrelittérature n°4, automne 2000).
GRASSET D'ORCET :
UNE RELECTURE ÉSOTÉRIQUE DE L’HISTOIRE
Claude Sosthène Grasset d’Orcet (1828-1900) est une figure fort méconnue de la littérature du XIXème siècle. Son œuvre, très originale, reste encore presque entièrement à découvrir. Paul Vuillaud, Fulcanelli et Eugène Canseliet furent les seuls à l’avoir très rapidement cité. Jusqu’à aujourd’hui, le lecteur n’avait à sa disposition que quelques articles publiés en 1976 sous le titre de Matériaux Cryptographiques (recueillis et assemblés en deux tomes par B. Allieu et A. Barthélémy : deux éditions s.l.n.d, la première édition datant de 1976, la seconde de 1983.) C’est pourquoi la parution des œuvres complètes de Grasset d’Orcet, pour le centenaire de sa mort, par les éditions e-Dite, est un grand événement littéraire auquel nous avons voulu rendre hommage en nous entretenant avec le professeur Jean-Claude Drouin de l’Université de Bordeaux III. C’est lui en effet qui, le premier, a introduit Grasset d’Orcet dans les milieux universitaires. Ses principaux travaux sont parus sous forme d’articles : "L’Imaginaire de la nation chez l’ésotériste Grasset d’Orcet" et "Une interprétation de l’histoire de la Révolution française chez Grasset d’Orcet".
Le professeur Jean-Claude Drouin a aussi dirigé l’excellent mémoire de maîtrise universitaire de Mademoiselle Valérie Gentil, Grasset d'Orcet, Docteur en Grimoire, présenté à l'Université de Bordeaux en 1993.
Qui était Claude Sosthène Grasset d’Orcet ?
L’essentiel de ce que nous savons de lui vient de la notice biographique que La Revue Britannique lui a consacrée au moment de sa mort. Claude Sosthène Grasset d’Orcet est né le 6 juin 1828 à Aurillac ; son père, un notable local, était maire et conseiller général de Mauriac. Il fit ses études au petit séminaire de Clermont et au collège de Juilly. Licencié en droit à Paris, il se lie d’amitié avec Amédée Pichot, rédacteur en chef à partir de 1843 de la Revue Britannique. Sculpteur dans l’atelier d’Elias Robert, il voyagea ensuite dans la Méditerranée, fit des séjours à Chypre où il fut un moment agent consulaire à Famagouste. Ruiné, il rentra en France vers 1868 et vécut du journalisme et de la littérature. Il collabora, avant 1870, à La Cloche, au Figaro, fit du reportage pour l’agence Havas sous la Commune et publia ensuite des études sur l’art, la politique, des nouvelles, des notes de voyage dans les journaux et revues de l’époque : La France, Le Gaulois, Le Soleil, L’Orient, Le Monde illustré. Érudit, philologue, historien, littérateur, il fournit à La revue Britannique plus de 160 articles de 1873 à 1900. Il donna aussi des articles à La Nouvelle Revue à partir de 1883. D’après les témoignages de son biographe anonyme, Grasset d’Orcet n’a jamais eu d’ambitions personnelles dans le milieu littéraire et prêta souvent sa plume de rédacteur à autrui, il aurait même été plagié par Joséphin Péladan. Pour la méthode de cabale phonétique, à laquelle fait notamment allusion Fulcanelli, Grasset d’Orcet serait proche d’un certain P.L de Gourcy, auteur des Lettres philosophiques publiées à Metz en 1806. Enfin Grasset d’Orcet avait la réputation d’être solidement attaché aux principes conservateurs et serait mort « en chrétien », à Cusset, dans l’Allier, le 2 décembre 1900. On sait aussi qu’il prit le pseudonyme d’Hiram Hull pour publier sa nouvelle La Comtesse Schylock, chez Plon. La liste de ses articles montre l’éclectisme de ses préoccupations, mais plus que les problèmes de politique et de diplomatie sur Chypre ou la route des Indes, il faut retenir que Grasset d’Orcet a été un des théoriciens et un des praticiens de la langue des Dieux, autrement dite la « langue des oiseaux ».
Où en sont aujourd’hui les recherches sur Grasset d’Orcet ?
L’homme est difficile à suivre dans les étapes de sa biographie extérieure : il s’est volontairement caché derrière des pseudonymes et des personnages de fiction. Arrivera-t-on un jour à percer ses secrets, à décrypter ses messages codés ? On peut l’espérer mais le travail sera long et pénible : il sera le résultat de recherches pluridisciplinaires et convergentes. Historiens, hellénistes, philologues, héraldistes, archéologues, alchimistes, poètes doivent collaborer. Depuis quelques décennies, venus d’horizons variés, des chercheurs se sont mis à découvrir les articles épars de La Revue Britannique ou de La Nouvelle Revue mais, vingt ans après, j’avoue être toujours dans l’ignorance sur des points essentiels et « incontournables ». Pas une biographie classique dans le domaine de l’histoire des idées : quelles sont les influences subies ? Les sources utilisées ? L’audience exercée ? Les réseaux fréquentés ? Loin de l’histoire officielle enseignée dans les collèges, les lycées et les universités de la République, loin aussi de l’histoire pratiquée dans les séminaires catholiques et les académies, Grasset d’Orcet a construit son propre système de références, en apparence prolem sine matre creatam. À mon avis, la question essentielle est de retrouver dans la production littéraire du XIXe siècle d’autres témoignages permettant d’affirmer l’existence d’un large courant ésotérique, héritier lui-même des siècles précédents. Mais la difficulté majeure vient du fait que la Révolution française aurait, selon Grasset d’Orcet lui-même, détruit volontairement toutes traces de la tradition antérieure. En un mot, le problème des sources utilisées par Grasset d’Orcet peut et doit mobiliser les énergies de la recherche future. Il faudrait un énorme livre rempli de gloses, de commentaires et d’interprétations pour rendre compte des très nombreux articles de Grasset d’Orcet. Déjà en 1997, « Limousin Espalier » ( in L’Art Royal, trahison des clercs. Les Brisées de Grasset d’Orcet ) y a consacré 299 pages avec 831 notes infra-marginales érudites : c’est un bon début. D’autres étudient les collaborateurs et le contenu des revues où écrivait Grasset d’Orcet ; quelles furent les relations entre ces revues et les autres grandes revues de la vie intellectuelle parisienne : La Revue historique, La Revue des Questions historiques, La Revue des Deux Mondes, etc. ? Voilà de nouvelles perspectives d’études.
Vous parliez de la « Révolution française », précisément l’originalité de vos travaux sur Grasset d’Orcet réside dans votre tentative de mettre en ordre son système de pensée, en examinant notamment son interprétation très particulière de la révolution française.
Il serait trop long et fastidieux de reconstituer toute l’histoire de France selon la conception de Grasset d’Orcet. À partir d’articles dispersés dans de nombreuses revues, j’ai tenté de montrer que, pour ce spécialiste de grimoires, la révolution française de 1789 fut l’aboutissement normal de trois courants qui ont convergé. Grasset insiste à la fois sur les origines économiques, politiques et idéologiques de la révolution ; mais, en outre, il l’interprète dans un schéma plus large de lutte quasi-philosophique, celle de deux principes antinomiques qui auraient eu besoin l’un de l’autre pour subsister. Selon lui, la révolution fut à la fois le résultat immédiat d’une réaction du peuple contre le pacte de famine : en effet, jusqu’en 1789 la noblesse était formée des habitants des Tours (torricoles) où était entreposé le grain. Selon le pacte de famine les nobles s’entendaient entre eux pour spéculer et affamer le paysan et le bourgeois. Ces Engastromythes, comme les nomme Rabelais, tenaient ainsi le peuple par la famine. Les rois capétiens de Bourbons auraient contracté avec l’Église catholique un pacte secret, le pacte de Saint-Rémi, héritier d’un pacte coutumier druidique. Mais les derniers rois violèrent leur serment et n’accordèrent pas aux paysans le défrichement des forêts et des terres banales. C’est pour cela qu’ils furent condamnés à mort et exécutés. Le pacte de famine, spéculation sur les grains, fut encouragé par la Cour qui se rapprocha alors des banquiers protestants et d’un parti appelé la « Franc-maçonnerie lunaire ». Louis XVI aurait été condamné à mort dès 1786 dans une assemblée d’Illuminés présidés par le duc de Brunswick. Le roi de France se savait condamné, il n’ignorait pas, toujours selon Grasset d’Orcet, que les Illuminés qui avaient prononcé cette condamnation, n’étaient eux-mêmes que des instruments, en partie inconscients, sauf l’Allemand Adam Weishaupt, et le duc de Brunswick, chef du parti guelfe par naissance. C’est le parti guelfe qui a condamné et exécuté Louis XVI. En fait, la franc-maçonnerie se divisait en deux branches qui, tout en gardant le secret maçonnique, ne demandaient qu’à s’exterminer réciproquement. Celle qui fit les massacres de septembre et guillotina le roi était le rite écossais ou solaire associé au rite des Templiers du Grand Orient également solaire ; celle qui fut massacrée était le rite lunaire. La maçonnerie aurait donc succédé à l’ancienne basoche et servait de masque à deux sectes ennemies liées réciproquement par le secret maçonnique. Les deux sectes visaient à la sécularisation des biens de l’Église, l’une voulait en enrichir la cour et l’autre le peuple. L’une ne voulait se débarrasser du catholicisme que pour compléter l’absolutisme royal par les doctrines de Luther et Calvin, l’autre voulait au contraire le raffermir comme étant la base la plus solide des libertés populaires. Économiquement, la haute banque protestante reprit, avec l’aide de Mme de Pompadour, la politique d’accaparement de tous les blés du royaume. Louis XVI fut exécuté pour avoir violé son serment du sacre et voulu revenir aux tendances lunaires. Ainsi l’hypothèse de Grasset d’Orcet est hardie puisqu’il voit finalement dans la révolution française une réaction contre les deux dernière dynasties afin de revenir à l’époque mérovingienne considérée comme l’ère du principe féminin, de la « chatte blanche », l’ère de la liberté.
Il semble que votre perception de l’œuvre de Grasset d’Orcet soit assez ambivalente. Alors, était-ce un génie ou « fou littéraire » ?
Ce que vous dites est l’expression même de l’ambivalence de mon esprit. D’un côté, mon aspect rationnel et positif (sinon positiviste) refuse totalement la méthode et les interprétations de Grasset d’Orcet. Je le placerais volontiers dans la longue liste des « fous littéraires », des excentriques. Il serait en bonne compagnie avec Cyrano de Bergerac , Jean Reynaud ou Gérard de Nerval. Toute œuvre n’est-elle pas à la fois mystification et mythification ? Grasset d’Orcet n’a-t-il pas mené d’une façon consciente une extraordinaire entreprise de mystification en créant une histoire totalement imaginaire, une méta-histoire extravagante ? Et, en même temps, il a contribué à fonder et à développer des mythes moteurs, enveloppant les principaux « nœuds » de l’histoire de France - comme ceux de Jeanne d’Arc ou de la Révolution française par exemple. Dans La Nouvelle Revue fondée par Juliette Lamber (qui allait devenir la célèbre madame Adam), Grasset d’Orcet joua-t-il le rôle d’un des artisans occultes de la IIIe République et du nationalisme français, en face de l’Europe monarchique et des autres nationalismes anglais, allemand, russe ?
D’un autre côté, mon aspect « mystique » me pousse à considérer avec une certaine sympathie les thèses et les hypothèses de Grasset. On trouve dans son œuvre des vues stimulantes, aussi bien sur les artistes de la Renaissance que sur les acteurs de la révolution. Grasset d’Orcet m’apparaît comme un des derniers hérauts d’une certaine tradition occidentale, propre à la monarchie française, et qui se serait sabordée volontairement à la fin du XVIIIe siècle. Après lui, il est difficile de suivre cette filiation qui a sans doute malgré tout perduré…
Voilà, entre ces deux pôles extrêmes mon oscillation est permanente. C’est pourquoi j’ai choisi le silence dont je n’ai consenti à sortir que par sympathie pour votre revue.
Pensez-vous que l’édition complète de l’œuvre de Grasset d’Orcet par les éditions e-dite pourrait contribuer à renouveler certaines recherches ?
Très certainement. Pour un chercheur une telle édition est d’une extrême importance, c’est une initiative enthousiasmante. Bien sûr le lecteur devra s’astreindre à un examen minutieux de toutes les affirmations, trop souvent catégoriques et sans références précises. Le tri peut s’avérer difficile. C’est peut-être dans le domaine de l’art et de la littérature que la moisson sera la plus riche, mais là aussi une grande prudence s’impose. Il reste que pour l’histoire des idées, Grasset d’Orcet est l’illustration extraordinaire d’un cas unique. Au dessus de la mêlée de son temps, cet homme a réussi à construire un univers complet où la politique, la religion, l’art et la littérature forment une totalité cohérente, grâce à des forces occultes et opposées qui maintiennent l’ensemble en équilibre et en transformation permanente.
Voilà une très bonne définition de l’œuvre contrelittéraire… Comment expliquez-vous que les thèses de Grasset n’aient pas suscité plus d’intérêt jusqu’ici ?
On peut expliquer ce silence général par le fait que les revues où il écrivait n’étaient pas de très grande diffusion. Mais plus profondément, les hypothèses et les soi-disant révélations de l’auteur pouvaient gêner à la fois les francs-maçons aussi bien que les monarchistes conservateurs et les cléricaux. Cent ans après comment considérer son système? Ou bien Grasset d’Orcet a totalement inventé - en interprétant abusivement l’iconographie du Songe de Poliphile et des dessins grotesques de l’ancien régime - ou bien il a raison, en totalité ou en partie, et dans ce cas il propose une « lecture » tout à fait nouvelle et fantastique de l’histoire de l’ancien régime.
Dans le premier cas, il doit nous intéresser en tant que créateur de système utopique et même chimérique mais il ne peut avoir de véritables disciples et continuateurs. Il apparaît d’une très grande originalité mais à la limite du délire. En outre, son système ne repose pas sur des bases indiscutables d’interprétation. Sa méthode de cabale phonétique est d’une très grande complexité et rarement convaincante - reconnaissons toutefois que nous avons perdu le sens des rebus et des calembours, l’art du blason, les arcanes de la grande rhétorique qui faisaient les délices de nos ancêtres.
Dans la seconde hypothèse, - celle où les clés fournies par Grasset d’Orcet sont opérationnelles - il faudrait à sa suite proposer une série de « lectures » tout à fait novatrices de l’évolution de l’histoire française et même de l’Europe occidentale. Si les textes analysés (surtout le Songe de Poliphile et les œuvres de Rabelais) sont bien des ouvrages codés qui décrivent des luttes idéologiques, religieuses et politiques, il nous faut réviser beaucoup de jugement appris et répétés et ne pas hésiter à nous « lancer » dans les œuvres de grands auteurs (Rabelais, Cervantès, Molière), dans les caricatures, estampes et même tableaux pour retrouver les alternances entre les « guelfes » et les « gibelins ». Car pour Grasset d’Orcet, « la France est naturellement guelfe mais l’art, lui, a été et sera toujours gibelin. » Ainsi, plus qu’au devenir historique, c’est aux domaines de l’art et de la littérature que les clés données devront être appliquées.
( Propos recueillis par Alain Santacreu)