Avant-dire N°10 (vendredi, 08 septembre 2006)
GENS DE LETTRES ET GENS DE L’ÊTRE
par Alain Santacreu
« Ar resplan la flors enversa »
(Raimbault d’Orange)
(Raimbault d’Orange)
Contrelittérature : pourquoi ce mot nous aurait-il élus, et pour quelle mission ? D’où vient-il et pourquoi l’avoir inventé ? Ce sont les circonstances de nos temps qui nous l’ont imposé, au risque de nous perdre aux yeux des gens de lettres.
Ce mot, sous cette forme simple, n’avait jamais existé : sa lexicalisation est l’expression de notre désir. Il est de ces mots qui deviennent des titres, des mots royaux qui se prononcent sur un plan intérieur. Un titre, ce n’est jamais innocent, qu’il veuille informer le lecteur sur ses orientations véritables ou qu’il se propose, au contraire, de l’égarer sur une fausse piste : tout dévoilement n’est-il pas, d’un autre point de vue, un revoilement ? Ce mot nous l’avons reçu comme d’une langue inconnue qui nous ramènerait à sa source.
En vérité, le mot s’est conçu en nous : il fut son propre inventeur. Il est la recouvrance d’une forme supérieure de l’anonymat, ce mot devenu un nom : la contrelittérature.
À l’opposé des préoccupations égocentriques de l’art moderne, la signature d’une œuvre contrelittéraire est le lieu de son nom, comme en ces labyrinthes des cathédrales romanes où le nom des maîtres d’œuvre se trouve inscrit dans le centre octogonal.
Seuls des gens de l’Être, à l’image de la petite Thérèse de Lisieux, peuvent dire : « Mon nom est dans les étoiles ». Tous les autres ne sont que gens de lettres, c’est-à-dire de nos jours des footballeurs, des mannequins, des politiciens, des écrivains à la mode, des gens célèbres ou des inconnus qui voudraient l’être : des « lofteurs ». Mais « avoir » un nom ce n’est pas savoir son nom.
La révélation du nom est donné au vainqueur du combat spirituel contre l’ego : « Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée et je donnerai aussi un caillou blanc, un caillou portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit. » (Apocalypse 2, 17.)
C’est dans les salons du XVIIIème siècle, au grand jour des Lumières, qu’apparurent les gens de lettres. La littérature, au sens moderne, sortit des gynécées de Mesdames de Lambert, de Tencin, du Deffand et de Mme Georgin, l’inénarrable Mme Verdurin du siècle de Voltaire.
La gendelettre, comme la dénommera plus tard Balzac, se propagea bientôt dans les cercles, les clubs et les cafés : au Procope, un Boindin, athée notoire, littérateur et dramaturge à succès, clamait bien fort son mépris pour « Monsieur de l’Être ». Car c’est contre l’Être, c’est-à-dire contre Dieu, que s’est formée la Grande prostituée de la littérature. Et toutes ces représentations de la sociabilité littéraire engendrèrent la profusion de la Nomenklatura des « bureaux d’esprit », les cellules idéologiques propices à voiler l’Esprit aux yeux des hommes, à les détourner de l’intelligence de la Vérité.
Ceux qui éprouvent encore le désir ontologique d’une « certaine idée » de la littérature doivent entrer en contrelittérature s’ils veulent entendre leur nom dans le cœur de Dieu. Que la grâce les réoriente sur le chemin du nom nouveau, ce château de l’âme qui est le lieu de la naissance du Fils en nous ! Car, le Nom qui relie les gens de l’Être se nomme Relation.
Pour les gens de l’Être, la Parole est la racine du monde, l’Alpha et l’Omega des êtres et des choses. Ils croient en une dimension eschatologique du langage : ils sont le « petit reste » qui s’ouvre à l’œuvre du Logos qui doit venir en consolateur, en défenseur, en justicier. Les gens de l’Être sont les sujets du Verbe.
Écrire et lire, c’est être livré à soi-même corps et âme. Mais « soi-même » n’est pas le lecteur, et il n’est pas l’auteur : il est leur conjonction ; il est la Relation. La réalité exhibitionniste des gens de lettres n’est pas la véritable littérature : seule la contrelittérature est l’écriture archaïque de l’ordre qui resurgit du chaos, le retour aux racines de l’Être.
C’est ainsi que le labyrinthe est la figure archétypale de l’œuvre considérée comme un réceptacle : un pèlerinage vers le lieu de la révélation du nom nouveau. L’être qui parcourt les méandres du labyrinthe arrive finalement au « centre » du Livre qui représente la Terre Sainte : Salem, demeure divine, Cité primordiale que le psaume 76 assimile à Jérusalem. Car, du temps des cathédrales, le tracé des labyrinthes était appelé « chemin de Jérusalem » : le croyant, s’il ne pouvait accomplir le pèlerinage réel, l’ imaginait en parcourant à genoux le trajet inscrit sur le sol.
Lumineuse signature collective de la « Bible » des philosophes : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences , des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Anonymat de l’uniformisation égalitariste du multiple, contrefaçon moderniste de la royauté traditionnelle de l’Un !
C’est l’ « esprit philosophique » qui caractérise les gens de lettres. Si le « salon », devenu télévision, est l’espace où la littérature se donne à voir dans la réalité de son apparence, « Salem » est le lieu où la contrelittérature se donne à entendre dans la vérité de son être : au centre de la figure héraldique du labyrinthe, l’écriture renaît de la parole éternelle et vivante.
Tari de sève spirituelle, le monde se meurt de n’avoir pas laissé au surnaturel sa part, telle est l’erreur moderne que dénonce Bernanos – erreur satanique, ainsi que la qualifie Joseph de Maistre. Mais alors, comment nous relever, nous qui sommes tombés dans l’erreur ? Il nous faut garder à l’esprit la vision du Roi crucifié et le sang de son cœur versé sur les bons et les méchants. S’inspirer de cette souveraine prodigalité de l’Amour pour choisir notre nuit :
Ce mot, sous cette forme simple, n’avait jamais existé : sa lexicalisation est l’expression de notre désir. Il est de ces mots qui deviennent des titres, des mots royaux qui se prononcent sur un plan intérieur. Un titre, ce n’est jamais innocent, qu’il veuille informer le lecteur sur ses orientations véritables ou qu’il se propose, au contraire, de l’égarer sur une fausse piste : tout dévoilement n’est-il pas, d’un autre point de vue, un revoilement ? Ce mot nous l’avons reçu comme d’une langue inconnue qui nous ramènerait à sa source.
En vérité, le mot s’est conçu en nous : il fut son propre inventeur. Il est la recouvrance d’une forme supérieure de l’anonymat, ce mot devenu un nom : la contrelittérature.
À l’opposé des préoccupations égocentriques de l’art moderne, la signature d’une œuvre contrelittéraire est le lieu de son nom, comme en ces labyrinthes des cathédrales romanes où le nom des maîtres d’œuvre se trouve inscrit dans le centre octogonal.
Seuls des gens de l’Être, à l’image de la petite Thérèse de Lisieux, peuvent dire : « Mon nom est dans les étoiles ». Tous les autres ne sont que gens de lettres, c’est-à-dire de nos jours des footballeurs, des mannequins, des politiciens, des écrivains à la mode, des gens célèbres ou des inconnus qui voudraient l’être : des « lofteurs ». Mais « avoir » un nom ce n’est pas savoir son nom.
La révélation du nom est donné au vainqueur du combat spirituel contre l’ego : « Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée et je donnerai aussi un caillou blanc, un caillou portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit. » (Apocalypse 2, 17.)
C’est dans les salons du XVIIIème siècle, au grand jour des Lumières, qu’apparurent les gens de lettres. La littérature, au sens moderne, sortit des gynécées de Mesdames de Lambert, de Tencin, du Deffand et de Mme Georgin, l’inénarrable Mme Verdurin du siècle de Voltaire.
La gendelettre, comme la dénommera plus tard Balzac, se propagea bientôt dans les cercles, les clubs et les cafés : au Procope, un Boindin, athée notoire, littérateur et dramaturge à succès, clamait bien fort son mépris pour « Monsieur de l’Être ». Car c’est contre l’Être, c’est-à-dire contre Dieu, que s’est formée la Grande prostituée de la littérature. Et toutes ces représentations de la sociabilité littéraire engendrèrent la profusion de la Nomenklatura des « bureaux d’esprit », les cellules idéologiques propices à voiler l’Esprit aux yeux des hommes, à les détourner de l’intelligence de la Vérité.
Ceux qui éprouvent encore le désir ontologique d’une « certaine idée » de la littérature doivent entrer en contrelittérature s’ils veulent entendre leur nom dans le cœur de Dieu. Que la grâce les réoriente sur le chemin du nom nouveau, ce château de l’âme qui est le lieu de la naissance du Fils en nous ! Car, le Nom qui relie les gens de l’Être se nomme Relation.
Pour les gens de l’Être, la Parole est la racine du monde, l’Alpha et l’Omega des êtres et des choses. Ils croient en une dimension eschatologique du langage : ils sont le « petit reste » qui s’ouvre à l’œuvre du Logos qui doit venir en consolateur, en défenseur, en justicier. Les gens de l’Être sont les sujets du Verbe.
Écrire et lire, c’est être livré à soi-même corps et âme. Mais « soi-même » n’est pas le lecteur, et il n’est pas l’auteur : il est leur conjonction ; il est la Relation. La réalité exhibitionniste des gens de lettres n’est pas la véritable littérature : seule la contrelittérature est l’écriture archaïque de l’ordre qui resurgit du chaos, le retour aux racines de l’Être.
C’est ainsi que le labyrinthe est la figure archétypale de l’œuvre considérée comme un réceptacle : un pèlerinage vers le lieu de la révélation du nom nouveau. L’être qui parcourt les méandres du labyrinthe arrive finalement au « centre » du Livre qui représente la Terre Sainte : Salem, demeure divine, Cité primordiale que le psaume 76 assimile à Jérusalem. Car, du temps des cathédrales, le tracé des labyrinthes était appelé « chemin de Jérusalem » : le croyant, s’il ne pouvait accomplir le pèlerinage réel, l’ imaginait en parcourant à genoux le trajet inscrit sur le sol.
Lumineuse signature collective de la « Bible » des philosophes : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences , des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Anonymat de l’uniformisation égalitariste du multiple, contrefaçon moderniste de la royauté traditionnelle de l’Un !
C’est l’ « esprit philosophique » qui caractérise les gens de lettres. Si le « salon », devenu télévision, est l’espace où la littérature se donne à voir dans la réalité de son apparence, « Salem » est le lieu où la contrelittérature se donne à entendre dans la vérité de son être : au centre de la figure héraldique du labyrinthe, l’écriture renaît de la parole éternelle et vivante.
Tari de sève spirituelle, le monde se meurt de n’avoir pas laissé au surnaturel sa part, telle est l’erreur moderne que dénonce Bernanos – erreur satanique, ainsi que la qualifie Joseph de Maistre. Mais alors, comment nous relever, nous qui sommes tombés dans l’erreur ? Il nous faut garder à l’esprit la vision du Roi crucifié et le sang de son cœur versé sur les bons et les méchants. S’inspirer de cette souveraine prodigalité de l’Amour pour choisir notre nuit :
« Dans le noir, nous verrons clair, mes frères,
Dans le labyrinthe, nous trouverons la voie droite. »
Dans le labyrinthe, nous trouverons la voie droite. »
(Henri Michaux, « Contre ! », La nuit remue. )
Éditions du Rocher, 234 p., 19 €
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