Ali Benziane a lu "La vingt-sixième tribu" de Jacob Cohen (samedi, 11 janvier 2025)

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“La vingt-sixième tribu” de Jacob Cohen

ou la Hasbara en action

 

Rares sont les mythes qui auront soulevé autant de phantasmes que celui des tribus perdues d’Israël. Du rabbin Manassé Ben Israël qui prétendait avoir trouvé une ascendance juive chez les Indiens d’Amérique au rabbin sépharade de l’État sioniste qui identifie les Falashas, les juifs d’Éthiopie, comme descendants de la tribu perdue de Dan. Sans oublier la théorie d’une survivance anglaise des tribus perdues sur fond de grande pyramide d’Égypte, une théorie qui faisait florès dans les milieux occultistes au début du siècle dernier… L’historien israélien Shlomo Sand avait lui aussi abordé le thème de l’origine tribale dans un roman (“La mort du Khazar rouge”, Seuil, 2019) évoquant les Khazars, ce peuple nomade eurasien converti au judaïsme au 8ème siècle et dont les ashkénazes seraient les descendants. Avec son nouveau roman, l’intellectuel franco-marocain Jacob Cohen ajoute une pierre à ce curieux édifice mais ne se contente pas de livrer un énième polar pseudo-ésotérique sur la question. Cette pierre vient une fois de plus briser des tabous : nous y sommes habitués depuis son roman à succès “Le printemps des sayanim” (L’Harmattan, 2010). Natif de Meknès et fin connaisseur des relations entre le Maroc et l’entité sioniste, Jacob Cohen nous dévoile les coulisses d’une opération de propagande d’envergure à la faveur de la politique de normalisation entre les deux pays, initiée par les accords d’Abraham en 2020. Comme toujours, le sens du détail et les dialogues fouillés entre les différents protagonistes nous donnent l'impression que l’auteur a vécu les événements de l’intérieur. Militant sioniste convaincu durant sa jeunesse marocaine, Jacob Cohen fait partie des voix courageuses qui se font entendre, dans ses ouvrages comme dans ses interventions toujours pertinentes, pour dénoncer sans relâche la politique mortifère de l’État d’Israël avec la complicité conjointe de l’Occident et des pays arabes.  Mais dans “La vingt-sixième tribu”, il ne s’agit pas seulement de politique. Le projet est celui d’une “normalisation spirituelle”, soit la récupération du judaïsme par le sionisme politique représentée par le personnage Haim Bouzaglo, un rabbin sépharade vivant en Israël qui se retrouve chargé d’une mission secrète dans sa ville natale de Fès. La “mission Maïmonide” se propose de ramener dans le giron de la religion mosaïque les tribus berbères converties au judaïsme bien avant l’islam, sur fond de messianisme et de rédemption imminente du peuple juif. Ce projet audacieux et sacrilège porte le nom de Moïse Ben Maïmon (Maïmonide), le Rambam qui vécut un temps dans la Fès du XIIe siècle (avec l’hypothèse d’une conversion de façade à l’image des marranes en terre chrétienne). Projet sacrilège car la conversion à une autre religion que l’islam est strictement interdite au Maroc. Qu’à cela ne tienne, les personnes chargées du projet (les sayanim ou agents dormants sionistes qui se souviennent par miracle de leur tradition judaïque grâce aux missions qu’on leur confie) comptent bien utiliser leur influence au sein des  hautes sphères de la société marocaine afin de sceller les futures “reconversions” du sceau de la discrétion. On parle de la loge Ben-Gourion du B'nai Brith la pseudo-maçonnerie juive , des réseaux sionistes et de leur influence notamment au sein de certains médias… Ce roman est une plongée fascinante dans le monde de la propagande sioniste (la hasbara) et des mécanismes redoutables qu’elle enclenche en coulisse pour arriver à ses fins. Il faut dire que Jacob Cohen n’en est pas à son coup d’essai puisque dans un précédent roman au titre célinien (“D’un holocauste l’autre”, 2018), il a déjà raconté comment la hasbara a fabriqué une “Shoah 100% marocaine” en instrumentalisant une tragédie survenue en 1961 au large de Tanger : le naufrage de 43 juifs marocains partis sur une barque de fortune pour rejoindre clandestinement Israël, déjouant ainsi l’interdiction promulgée par le Maroc qui empêchait les citoyens juifs d’effectuer leur alyah. L’histoire des juifs au Maroc n’a pas toujours été rose mais on oublie souvent la souffrance des familles séfarades en Israël. C’est tout un pan méconnu et honteux de l’histoire judéo-sioniste qu’il convient de dépoussiérer… Suite à l’épisode du naufrage de 1961, des dizaines de milliers de juifs marocains ont été déracinés de leur terre ancestrale pour peupler un pays dont ils ne connaissaient rien, pas même la langue (beaucoup parlaient uniquement la darija, le dialecte marocain). Arrivés dans les colonies sionistes, ils subiront le racisme (il n’y a pas d’autre mot) de la part de coreligionnaires ashkénazes qui considèrent les juifs orientaux (Mizrahim) comme inférieurs. À tel point qu’un groupe de défense voit le jour dans les années 1970, inspiré du mouvement afro-américain de lutte contre la ségrégation : les Black Panthers. C’est Charlie Biton, un juif marocain, qui est à l’origine de ce groupe. Député antisioniste, il se rapproche de l’OLP et plaide pour la création d’un État palestinien. Il affirme dans un entretien, en 2021, que les discriminations envers les juifs orientaux en Israël sont toujours d’actualité :  “Dans l’assurance, les banques, les affaires ou la tech, les plus hauts salariés sont tous des Ashkénazes. Il n’y a pas de Mizrahim”. Dans “La vingt-sixième tribu”, les noms des personnages clés qui activent les rouages des réseaux “judéo-sionistes” ont été modifiés. C’est une constante chez l’auteur puisque, dans ses précédents romans, on retrouve le philosophe BHL (MST  pour Jacob Cohen) propriétaire d’une villa fastueuse sur les hauteurs de Tanger, près du mythique café Hafa. Il m’est personnellement arrivé de voir débarquer son inénarrable dégaine (chemise blanche ouverte jusqu’au plexus et brushing hirsute) au moment précis où nous évoquions son nom avec un ami éditeur, lors d’un dîner dans un restaurant en vue de Tanger… Anecdote authentique et expérience assez effrayante : BHL/MST a jailli devant notre table, littéralement comme un diable de sa boîte. Ainsi est le monde des sayanim : très intriguant et imprévisible. L’auteur invoque un certain David Zoulalaye comme principal instigateur de la mission Maïmonide, prête-nom pour un conseiller royal bien connu, strict équivalent marocain de notre Attali hexagonal. “Zoulalaye” est aussi l’initiateur du projet Aladin, une des plus grandes réussites de la hasbara au Maroc, sur fond de devoir de mémoire imposé au sein des instances éducatives du Royaume. Last but not least, “Zoulalaye” a été décoré pour bons et loyaux services par le président israélien, quelques jours avant le 7 octobre 2023 et le début du génocide de Gaza qui se poursuit toujours dans l’indifférence quasi-générale… Chargé de mission, le rabbin Haïm Bouzaglo se retrouve dans un panier de crabes et c’est un des aspects les plus passionnants du roman : la lutte intestine entre les élites juives marocaines et les “Fassis” qui forment l’élite de la haute bourgeoisie originaire de Fès et issue de la lutte politique pour l’indépendance (l’Istiqlal). Beaucoup sont les descendants de familles juives converties à l’islam dont les noms ont été arabisés, tel Youssef ElKouhen, alter ego de l’auteur et autre protagoniste principal du roman. Jeune historien, il a été “élu” par les réseaux sionistes pour porter la mission Maïmonide dans les médias et le monde universitaire. S’ensuit une intrigue politique (et amoureuse) digne d’un roman d’espionnage… Cette concurrence entre Fassi et juifs marocains revêt un aspect inattendu lorsque le rabbin Haïm Bouzaglo caresse l’espoir de voir les Fassis d’origine juive revenir à la religion de leurs ancêtres. Heureux de retrouver la ville de son enfance (les fameux beignets fassis font office de madeleine de Proust), il rêve d’accomplir les temps messianiques en réunissant toutes les tribus d'Israël. De quoi la “vingt-sixième” est-elle le nom ? On sait juste que le chiffre choisi par le rabbin est d’inspiration kabbalistique. En effet, selon la guématrie (la science des lettres de la Kabbale), le chiffre 26 est la valeur numérique du Nom divin Yahvé, dont on retrouve le tétragramme sur la couverture du roman…

 

© Ali Benziane, 2025.

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