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Création théologique et création artistique

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Casimir Moreau, Gloire du Seigneur, misère de l’artiste, 2014*

 

 

 

L’œuvre de ressemblance

 

par Alain Santacreu

 

 

 

« L’exaltation s’unit au tremblement quand l’homme comprend

que Dieu s’est humilié jusqu’à la mort de la Croix

pour l’élever jusqu’à sa similitude. »

Guillaume de Saint-Thierry

 

 

Le grand mystère est celui du corps chrétien, lieu de la Révélation, de l’union de l’esprit et de la chair en Jésus-Christ. Ce corps, dans lequel s’incarne le Dieu d'Abraham, meurt et ressuscite dans l’oeuvre divino-humaine de ce même corps glorifié : l’Œuvre de Gloire est le vrai manifeste de l’art chrétien.

Dans le premier Épitre aux Corinthiens (XV, 49), Paul nous exhorte : « De même que nous avons porté l’image du terrestre, portons aussi l’image du céleste. » Il veut parler des deux Adam. Le premier, l’Adam terrestre, l’homme que nous sommes aujourd’hui ; et le second, l’Adam céleste, Jésus-Christ, l’homme nouveau qu’il nous faut être, la perspective divine qui s'offre à nous.

Platon affirme que le Démiurge est le véritable artiste : le monde est une œuvre d’art modelée par son intelligence ordonnatrice. L'artiste humain n’a pas la capacité d’atteindre le vrai, n’étant qu’un faiseur d’images, un fabricant de simulacres.

Dans le Timée (37d, 92c.) le kosmos est fabriqué à partir d'un modèle, paradeigma [παραδειγμα]. Ce n'est pas la simple imitation de l’original. Le Démiurge ne reproduit pas l’apparence sensible de la forme, il transpose dans le sensible le rapport qui la constitue dans l’intelligible.

Dans le véritable christianisme, l’œuvre de l’artiste est une ouverture à l’Œuvre de Dieu. Ce n’est plus la fusion avec le monde, telle que dans l’initiation paganiste, ni la sortie platonicienne du monde sensible vers le monde intelligible : par sa transfiguration le Christ opère une rénovation dans la création même. La conception de l’art se trouve transformée par ce rapport de ressemblance entre l’image terrestre et l’image céleste.

        

***

 

 De la réalité et du religieux

 

La réalité est le mode d’appréhension par lequel la conscience se relie volontairement au réel. Cette expérience originaire, Arthur Rimbaud, dans le poème « Enfance » des Illuminations, la nomme « Il y a » :

« Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir./Il  y a une horloge qui ne sonne pas./Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches. […] »

« Il y a » est l’archè de ce que le philosophe espagnol Xavier Zubiri appelle « l’intelligence sentante »1. Dès l’origine, il y a une seule intelligence sentante. Avant que l’observateur puisse désigner les choses comme sacrées, numineuses, fascinantes, mystérieuses ou terrifiantes2, il se découvre relié à elles du fait que ces choses sont là : le sens donné par l’observateur n’intervient qu’après le fait de sa « religation » avec l’observé. Cette notion de religation, telle que l’entend Zubiri, n’est pas de l’ordre du sens, c’est une évidence apodictique où la réalité s’actualise en l’homme à travers son appréhension initiale du monde. Tout être humain se surprend lui-même, ab initio, étant plongé dans la réalité.

Même si l’appréhension de la réalité par l'homme est impressive, les contenus qu'il appréhende ne sont pas de purs stimuli – comme pour les animaux – mais des intellections sentantes. Cette manière d’appréhender la réalité détermine la singularité ontologique de l’être humain : l’homme est dans le monde le lieu de la vérité du réel, en lui la réalité du monde devient consciente.

Le religieux fonde ce que Zubiri appelle l’expérience théologale de la personne. Tout être humain vit cette expérience qui ouvre sur la question du fondement de la réalité. La réponse au mystère de la transcendance de la réalité est constitutive de la personne : le désir de connaître le fondement du réel est une nécessité structurelle. Face à la réalité, toutes les réponses sont religieuses, qu’elles soient théiste, agnostique ou athée – cette dernière, par exemple, niera toute fondamentalité en la déclarant factice.

Dans la mesure où son être se fonde dans la réalité, l'homme est fondamentalement religieux et se découvre « une expérience de Dieu »3. La dimension théologale de la réalité humaine, même si elle se trouve à la racine de toutes les religions, ne présuppose aucune religion concrète.

 

Du religieux dans l’art

 

Il y a une réalité absolument absolue : Dieu. Cette réalité réside dans les choses sans s'y confondre, elle les transcende fondamentalement. Quel accès peut-on avoir à ce Dieu à la fois immanent et transcendant à ses créatures ? Comment le rendre « visible » à nos cœurs, à nos yeux ? Deux voies s’offrent à l’homme : l’art et la mystique.

C’est Dieu comme personne, dans sa réelle présence, qui se donne dans les choses. Jamais, même dans l’accès suprême des grands mystiques, Dieu ne se laisse atteindre en dehors du monde : la conversion à Dieu demeure toujours intra-mondaine. L’art dépend du religieux, c’est-à-dire du sens métaphysique donné à l’expérience théologale : aucune culture ne peut faire l’économie d’une conception du fondement des choses.

Dans la Torah juive, deux thèmes s’entrelacent de façon paradoxale : l’interdiction absolue de produire des images et l’affirmation qu’il existe cependant des images de Dieu.

Rappelons la deuxième Parole du Décalogue :

« Tu ne feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut des cieux ni en bas sur la terre. »4

L’interdit porte sur tout ce qui a été institué par les hommes pour la fabrication des idoles. Pourquoi Dieu émet-il ce commandement ? Sans doute  pour condamner les images qu’Israël risquait de rencontrer chez les nations ; mais, pourquoi interdire celles que son peuple pouvait faire de Lui ? car, la première et la plus grave de toutes les transgressions de l’idolâtrie n’a pas été une prosternation devant quelque Baal, mais la confection d’une image destinée à figurer YHWH pour qu’Il marchât à la tête de son peuple. Ainsi, le peuple juif n’avait pas apostasié ni changé de Dieu, il voulait simplement une image qui Le rendît visible et saisissable. Cependant Dieu a assimilé la représentation de sa propre image à une apostasie.

Les vraies images de Dieu sont des épiphanies, des signes réels de la Présence divine, des symboles opératifs qui marquent son alliance avec les hommes : l’arc-en-ciel qu’aperçoit Noé, le brandon de feu qui passe à travers les animaux tranchés en deux par Abraham, le Buisson ardent, les éclairs et l’orage du Sinaï, la colonne de nuée et la colonne de feu guidant le peuple.

On ne peut comprendre l’interdit biblique de l’image qu’à partir de la métaphysique originale qui a surgi dans le monde hébreu. À la différence des cosmogonies suméro-babylonienne, égyptienne ou, plus tard, celle du Timée de Platon, la Genèse ne fait aucune référence à une matière première à partir de laquelle Dieu aurait formé le monde. Nous devons donc distinguer deux modèles cosmogoniques ex deo et ex nihilo. Dans le premier modèle, repris par la philosophie grecque, le monde est une émanation de Dieu. Dans le second, celui du prophétisme hébreu, Dieu est incréé et créateur. Telles sont les deux métaphysiques principales, de l’émanation et de la création, sur lesquelles s’est construite la culture occidentale. 

Le rapport au divin et au monde change radicalement selon la métaphysique que l’on considère. Le néoplatonisme, en propageant en Occident la doctrine émanatiste, a fondé une nouvelle esthétique qui, selon André Grabar, fut à l’origine de l’art chrétien5.

L’Un plotinien ne crée pas le monde du multiple, il donne lieu à une procession éternelle et descendante, nécessaire mais non voulue. L’âme est tombée, déchue, dans la matière, par suite d’une faute précosmique, ou du moins d’une catastrophe inhérente à l’Absolu lui-même. Ce drame, est-il un bien ou un mal ? L’interprétation plotinienne du mythe oscille entre deux tendances ; la première, positive, voit dans cette descente de l’âme un bien pour le monde qu’elle informe et ordonne ; la seconde, négative, selon laquelle la chute a provoqué une dégradation irrémissible de l’être : l’âme bienheureuse et divine est tombée dans un corps mauvais qui l’emprisonne. Le monde sensible s’oppose au monde intelligible comme l’ombre à la lumière.

Dans la métaphysique biblique, contrairement à la conception émanatiste, la création n’est pas nécessaire, elle est voulue par Dieu. L’âme est née, créée, non pas tombée ni déchue. Il n’y a pas de drame précosmique antérieur à sa naissance. L’âme ne « retourne » pas à son lieu d’origine, puisqu’elle n’a pas d’existence antérieure ; elle avance vers sa fin, qui se trouve au terme de la Création. L’iconoclasme du Pentateuque repose donc sur cette altérité essentielle entre l’Incréé et le créé, le Créateur et la créature : l’image de l’Incréé est irreprésentable. L’unité entre Dieu et l’homme est une unité de charité et de grâce, non de nature.

Selon l’anthropologie biblique, contrairement à la vision platonicienne ou plotinienne, l’âme humaine  n’est pas naturellement immortelle, elle peut mourir. Les Pères des premiers siècles l’enseignaient clairement :

« En soi, O Grecs ! l’âme humaine, n’est pas immortelle, elle est mortelle. Il est vrai qu’elle peut aussi ne pas mourir » (Tertullien, Lettre aux Grecs, 13).

Augustin, nourri de Plotin, croyait reconnaître le Père dans l’Un, Gilson nous dit combien cette analogie était illusoire :

« C’est bien le Créateur chrétien qu’Augustin adore, mais la création qu’il pense en philosophe porte parfois les marques de la métaphysique de Plotin. L’univers de Plotin reste typiquement platonicien, au moins en ceci que son premier principe est au-delà de l’être et de la divinité, et que, corrélativement, l’être, et le dieu suprême l’Intelligence, n’y est pas le premier principe. C’est ce qui fait que la comparaison de l’émanation platonicienne à la création chrétienne est à peine possible. Une métaphysique de l’Un n’est pas une métaphysique de l’Être. »6

 

De l’Un à l’Autre

 

Selon Plotin, la Beauté est l’éclat de l’Un dont procèdent tous les êtres. Dans l’homme, le Beau, de nature intelligible, ne se laisse saisir que par l’âme, reflet de l’Unité dans le monde sensible. Le traité consacré à la Beauté intelligible7 montre combien l’art est un adjuvant précieux pour s’ouvrir à la vision du divin. En effet, ce qui est beau dans l’art, ce n’est pas la chose en soi mais l’Idée présente en elle. La contemplation de la beauté, même sensible, favorise la conversion du regard, détournant celui-ci de l’obscurité de la matière pour le diriger vers la lumière. Plotin semble ici assez proche de Platon pour lequel la beauté est aussi un guide vers la connaissance du Bien. Cependant, pour le philosophe athénien, l’art n’était qu’une mimésis dégradée des choses et il bannissait toute production artistique de sa cité idéale8 ; pour Plotin, au contraire, l’art vrai rectifie notre vision des choses en nous conduisant du sensible à l’intelligible : l’idée artistique arrache la matière à son néant et la conduit sur le chemin de la réintégration vers l’Un. En valorisant l’art, Plotin  fonde l'esthétique.

Dans le néoplatonisme, la délivrance s’opère sur un plan esthétique : il s’agit de purifier l’âme pour la rendre belle et capable d’atteindre la beauté intelligible. Mais l’autre, mon compagnon, mon prochain, qui est aussi mon plus éloigné, mon Dieu, n’intervient pas dans le processus de ma « déification ». C’est pour soi qu’il faut se libérer des passions sensibles, non pour l’autre ou par l’autre. Seule l’ascèse, en éveillant le souvenir du divin (anamnêsis), peut délivrer l’âme des liens terrestres. Étant elle-même un fragment de la substance divine, l’âme opère sans qu’intervienne la grâce de Dieu.

Au contraire, selon l’Écriture, la connaissance de Dieu se réalise à partir d’une éthique de la charité qui est fonction de l’autre :

« Mais il pratiquait le droit et la justice !/Alors, pour lui tout allait bien/Il jugeait la cause du pauvre et du malheureux./Alors tout allait bien./Me connaître, n’est-ce pas cela ? – oracle de YHWH. »9

L’âme créée, que peut-elle connaître de Dieu, sinon ce que l’Amour de Dieu lui consent ? Dans la métaphysique biblique, la délivrance s’opère sur un plan éthique : l’homme se réalise par sa coopération avec le tout autre que lui-même, Dieu, son créateur. À la différence de l’anthropologie dualiste plotinienne, l’anthropologie biblique pense l’homme comme une unité : le drame ne se joue plus entre « l’âme et le corps », mais entre la volonté de l’homme et celle de Dieu, ce que saint Paul exprime dans l’opposition entre « la chair et l’esprit », entre l’homme charnel – ou psychique – et l’homme spirituel. Le drame humain est celui de la liberté humaine, drame historique et non théogonique : l’homme doit assumer la responsabilité éthique de sa destinée.

 

De l’art gnosticisé

 

Le néoplatonisme n’a cessé d’obséder l’art occidental. On relève son influence dans la permanence de ses deux interprétations du mythe émanatiste. Si l’optique positive fonde l’esthétique chrétienne médiévale, on retrouvera la perspective négative dans le romantisme d’Hegel.  

La similitude entre le système hégélien et la version pessimiste du plotinisme réside dans leur conception identique du processus par lequel Dieu, en s’aliénant à travers sa manifestation, s’engendre lui-même et, par ce déchirement, accède à la connaissance de soi. Si, pour Hegel, Dieu se fait dans le cours même de son évolution, cette création n’a lieu que parce que Dieu, à un moment, s’est défait : acte, à la fois péché originel cosmique et sacrifice divin, création du Fils et, en même temps, création du monde. Hegel, à l’image de Plotin, comprend la création comme une génération : le monde est une émanation tragique de la substance divine.

Le Mal, dans la théogonie hégélienne, est un élément nécessaire à la genèse de l’Absolu. Sans le Mal, l’Esprit serait demeuré au niveau de la pure immédiateté et ne serait pas devenu Esprit. Le Mal est le mouvement de négation par lequel l’Esprit prend conscience de lui-même. Le Mal est donc intégré dans le processus théogonique. Hegel interprète le récit de la Genèse biblique dans une perspective gnosticiste : le péché est la condition de la création. L’incarnation, elle aussi, sera comprise comme une aliénation de la Substance divine, un moment dialectique de l’évolution de l’Esprit. Quand Dieu se fait chair, le but de la pensée divine et la destinée de l’homme se réalisent ; alors survient, selon Hegel, la fin de l’art dans l’image accomplie de Dieu.

Hegel a proclamé à maintes reprises l’immanence de l’Absolu dans le monde, l’identité foncière du divin et du cosmique :

« L’essence divine est la même chose que la nature dans toute son ampleur. » (Hegel, La phénoménologie de l’esprit (Trad. Jean Hippolite), Aubier t. II, 1941, p. 282 ).

Sous le couvert d’une mythologie chrétienne, la pensée d’Hegel est éminemment panthéiste. L’homme lui-même participe  directement de cette déification de la nature. Pour Hegel, l’homme est divin par nature et de toute éternité, il  est la face de Dieu. Il précisera cette idée dans sa Philosophie de l’histoire :

« L’Autre, ainsi dans l’idée pure est le fils de Dieu, mais cet Autre, dans sa particularisation , c’est le monde, la nature et l’esprit fini ; l’esprit fini est donc posé lui-même comme un moment de Dieu. Ainsi l’homme lui-même est compris dans le concept de Dieu »( Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, trad. Gibelin, 1. II, 1946, Vrin,  p. 107).

 Dans cette perspective du panthéisme pur, il ne peut plus être question de transcendance ni de création ex nihilo ; et si l’on peut encore parler de bien et de mal, de chute et de rédemption, c’est dans un sens tout à fait singulier, car il ne s’agira plus du drame qui se joue entre l’Incrée et ses créatures libres, mais d’une crise intradivine.

La théologie chrétienne n’est pas une science extrahumaine de Dieu tel qu’il est en soi ; elle est la révéation de Dieu tel qu’il agit et se manifeste dans le destin de l’humanité. Elle est une connaissance sotériologique de Dieu axée sur le mystère de la perdition et du salut de l’humanité. C’est pourquoi elle est une expression tragique des relations de Dieu et des hommes. La clé du panthéisme est une altération radicale dans la compréhension de ce rapport du divin et de l’humain. Il n’invente pas de toutes pièces, il fausse le mystère suprême de la vie humaine d’une façon séduisante pour les ambitions les plus insensées de l’homme prométhéen.

Sans doute la beauté du monde avait été célébrée par Plotin, surmontant la dépréciation grecque du sensible par rapport à l’intelligible, et plus encore la haine des « gnostiques » pour la matière mais, quelle qu’en soit la tendance, positive ou négative, on relève dans le néoplotinisme une dé-religation latente, une dé-substanciation de cette « réalité autre » vécue dans l’expérience originaire ; et ce dés-enracinement des choses ouvre une béance où s’engouffre la déviation gnosticiste. En situant le beau dans l’art et en l’excluant de la nature, Hegel le soumet à un procès historique qui est aussi un procès de dématérialisation progressive de l’image de la Beauté, c’est-à-dire de Dieu.

La transformation de l’image plastique du divin s’accomplit à travers les trois moments historiques de l’esthétique hégélienne : l’art symbolique, qui désigne l’antiquité orientale perse, hindoue et égyptienne ; l’art classique, assimilé à la période gréco-romaine ; et l’art romantique, qui s’étend de l’époque médiévale jusqu’aux contemporains d’Hegel et correspond donc à l’âge de la civilisation chrétienne.

En Grèce, l’art aurait trouvé son accord parfait avec le religieux ; la statuaire reproduit l’image parfaite des dieux et la religion se réalise dans l’œuvre. L’art classique est une phase intermédiaire entre l’art symbolique de l’Orient ancien et l’Occident chrétien. Pendant une période très courte, en regard de l’histoire des civilisations, l’absolu se manifesta aux hommes sous la forme du beau, l’art et la religion ne faisant plus qu’un : pour Hegel, la religion grecque est la religion même de l’art. Mais ce qu’Hegel passe sous silence, c’est qu’à l’apogée de l’art religieux grec, une fraction également religieuse de l’hellénisme, la philosophie, est venue apporter un regard critique sur l’art, ouvrant les voies iconophile et iconoclaste10

Le néoplatonisme semble avoir été l’instigateur de ces deux postulations antagonistes que l’on retrouve tout au long de l’histoire de l’art. En effet, puisque toute œuvre d’art fait pénétrer le divin dans l’image, Plotin encourage l’iconophile ; mais, aussitôt, il le décourage car l’entreprise artistique se révèle vaine et, en cela, Plotin légitime l’iconoclaste. Plus haute est l’idée d’un artiste, plus elle participe de l’Un, plus elle monte dans la région où les formes n’ont plus cours. H.-Ch. Puech constate que la vision de Plotin, où l’ « amant » s’acharne à la poursuite de l’« image invisible », est finalement une « esthétique de l’informe »11.

 

De l’éradication du monde

 

Nous devons considérer l’art abstrait contemporain comme l’expression ultime de l’art plotinien. À l’aube du XXe siècle, Wassily Kandinsky (1866-1914) dénonce la dissemblance de la nature et de l’art. À ses yeux, ce sont deux univers totalement indépendants. Il s’agit donc de rompre avec l’illusoire précepte mimétique, afin de libérer l’art du joug de la nature. Si cette éradication du monde s’est très vite présentée comme une évidence, l’anecdote de la « trouvaille » de Kandinsky mérite qu’on la cite :

« C’était l’heure du crépuscule naissant. J’arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d’une beauté indescriptible, imprégné d’une grande ardeur intérieure. Je restai d’abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. Je trouvais aussitôt le mot de l’énigme : c’était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. »12

L’art abstrait est donc né d’une illusion d’optique plus que d’une conversion du regard, n’en déplaise au philosophe Michel Henry qui a célébré avec enthousiasme la théorie kandinskienne :

« Tant que la peinture est la peinture du visible et ainsi celle du monde, elle apparaît subordonnée à un modèle préexistant dont elle ne peut plus être qu’une réplique, une reproduction – une imitation. Ce sont évidemment des objectifs, une signification, une portée entièrement nouvelle que se donne l’activité picturale lorsque, congédiant les présupposés grecs et notamment le concept grec de phénomène, elle ne se propose plus de représenter le monde et ses objets, lorsque, paradoxalement, elle cesse d’être la peinture du visible. »13

Pour Kandinsky, « est beau, ce qui procède de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement.»14 Et, cette nécessité intérieure, comme le remarque Éliane Escoubas, c’est justement « l’émancipation de la peinture (de l’art) par rapport à la nature. »15 Abstraire signifie mettre la nature entre parenthèses. Ce qui doit animer l’art, c’est un jeu de vibrations sans objet. Sa finalité est l’osmose entre la vie profonde de l’artiste et des éléments artistiques autonomes. C’est en guide que l’artiste œuvre, tentant de dévoiler à notre œil l’énergie des lignes et des tons : « Avec l’art abstrait, l’art n’est plus imitation de la nature ou fiction de l’espace, mais précisément composition »16.

En se dégageant du principe de ressemblance, l’art ne s’est donc pas seulement « séparé » du monde, il a remis en cause la nécessité du lien qui l’unissait à la nature et qui semblait lui être constitutif. La radicalisation du subjectivisme de Kandinsky se joue dans le rapport avec la nature : il pense que les choses naturelles sont agies par les formes et les couleurs qui leur seraient totalement transcendantes. Ce point crucial est le tournant « spirituel » de sa doctrine. Cette spiritualité, malgré le vocabulaire qui l’exprime, ne se fonde pas sur la religion chrétienne mais sur une idéologie de la dé-religation influencée par cette nébuleuse occultiste d’où les avant-gardes modernistes ont émergé.

On relève ainsi, dans la doctrine kandinskienne, des affinités évidentes avec la gnose valentinienne. Saint Irénée considérait Valentin comme son plus grand adversaire car son système pousse l’antimatérialisme platonicien jusqu’à l’anticosmisme absolu. Valentin introduit une rupture : le monde sensible, produit du démiurge, est coupé du monde supérieur parce qu’il appartient à une autre création et à un autre créateur. De même, Kandinsky a rejeté le « matérialisme du XIXe siècle » qu’il percevait comme l’ultime tentative de l’art de se fonder sur le monde matériel : l’échec massif de cette tentative, dans le réalisme, le naturalisme mais aussi l’impressionnisme, le cubisme, etc., impliquait la substitution, comme principe de la création esthétique, du « spirituel » au sensible.

 

De l’image à la ressemblance

 

L’image de Dieu inscrite dans l’homme est pareille à une plaque photographique, impressionnée mais pas encore développée, en attente de l’incarnation du Verbe qui seule peut la « révéler ». Selon la belle formule de saint Irénée : « Le Fils est le visible du Père et le Père l’invisible du Fils »17 ; mais, ce qui est révélé par la figure du Christ, c’est l’image et non la ressemblance. L’homme est homme en tant qu’il est à l’image de Dieu. L’image est inamissible et ne peut être effacée, sinon « oubliée » par l’homme :

« L’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d’être. »18

Seule la volonté humaine peut pervertir la nature humaine : le péché est le refus de la ressemblance. L’image est immuable alors que la ressemblance est dynamique. Origène affirme que « l’homme a reçu la dignité de l’image, et cela dès l’origine, mais la ressemblance est réservée pour l’achèvement. »19 C’est l’image qui donne à l’homme le désir de Dieu. Le développement de l’image dans la ressemblance se réalise dans l’acte de la communion divino-humaine. La ressemblance correspond à la théosis grecque, au processus de la déification. L’homme est une image et le monde est à son image ; et, dans ce monde de la réalité de l’image, il arrive, par grâce, qu’advienne la ressemblance.

C’est la présence de l’Esprit, son inhabitation dans l’homme, qui nous donne la ressemblance et nous met en conformité avec le Christ. Le corps et l’âme font l’image ; l’esprit, présence de la grâce incréée, nous fait à la ressemblance. L’homme n’est achevé que par la grâce de ressemblance, alors seulement il se trouve conforme à l’image et à la ressemblance de Dieu. Dans une optique chrétienne, cet achèvement de l’homme est la fonction de l’art.

 

De l’art prudentiel

 

La création artistique se fonde sur la liberté de l’homme d’accepter l’amour de Dieu ou de le refuser. La volonté créatrice du Fils s’identifie par un acte d’amour créateur avec la volonté créatrice du Père :

« Le Fils ne peut rien créer de lui-même, s’il ne voit pas le Père à l’œuvre ; car ce que le Père crée, le Fils le crée aussi. »20

A fortiori, l’homme, qui est l’image de l’Image, se trouve dans l’impossibilité de créer sans Celui qui a été envoyé et qui, à son tour, crée par la force de Celui qui l’a envoyé. Mais alors, pourquoi d’innombrables œuvres humaines portent-elles la marque du Mal ? Le Mal ne saurait être intégré dans le processus théogonique, il provient d’un mésusage de la liberté d’aimer, il est une « anti-création » du nihilisme humain.

L’Écriture nous donne un exemple remarquable de « création » mauvaise : la tour de Babel et la « confusion de langues »21, épisode qu’il est instructif de lire en parallèle avec celui de la Pentecôte et du « don des langues »22. Dans chacun de ces textes, la volonté créatrice de Dieu aboutit au même résultat formel – la possibilité pour les hommes de parler en des langues inconnues – mais avec des effets opposés. Dans la séquence de la tour de Babel, la capacité à parler en des langues différentes conduit à l’incompréhension totale, à la dislocation de l’unité communautaire ; alors que, dans la séquence de la Pentecôte, cette capacité permet la communication de tous et scelle l’unité de la communauté. Dans les deux cas, la confusion et le don des langues se sont accomplis par la volonté de Dieu, mais les résultats s’avèrent, au plan humain, diamétralement opposés. D’un côté, il y a l’hubris babélienne qui se veut le triomphe de la génération sur la création ; de l’autre, les apôtres, les disciples du Christ, les « Fils du Nom ». La source de toute création, mauvaise ou bonne, est la volonté de Dieu. Ce sont les personnes humaines « réceptrices » qui lui donnent un sens positif ou négatif. L’art est un acte divino-humain : si le principe divin est toujours parfait, l’homme « créateur » reste libre de se conformer au plan de Dieu ou de le déformer.  

Il est important de remarquer que la « réceptivité » créatrice est double : elle concerne non seulement l’artiste mais encore celui qui appréhende l’œuvre, le spectateur ou le lecteur. La volonté créatrice de Dieu se réfracte tant sur l’œuvrant que sur le percevant. Mère Marie Skobtsov nous éclaire sur ce phénomène :

« Quant à celui qui perçoit une œuvre, il peut le faire de trois manières. D’abord son regard peut correspondre à celui qui crée ; il percevra positivement une création positive, négativement une création négative. Ensuite, son regard peut corriger ce qui a été déformé ; ainsi, dépassant et transfigurant ce que l’œuvre peut avoir de mal, il l’appréhende dans la pureté du dessein divin. Enfin, son regard peut être déformant ; ainsi, même l’œuvre positive peut devenir de la création mauvaise. »23

Nous retrouvons ici l’antique distinction philosophique entre les notions de Prudentia et d’Ars. On sait que la prudence, dans la théologie chrétienne, est une des quatre vertus cardinales : elle prédispose la raison pratique à discerner le véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir. Le concept a son origine dans la phronêsis grecque, traduite en latin par prudentia. Phrên, en grec, désignait le cœur en tant que siège de la pensée24, Aristote a mis la phronêsis au centre de son éthique. À la fois concept et vertu, il la distingue des autres types de connaissance : la sagesse théorique (sophia), la science (épistémê) et l’art (technê). Pour saint Thomas d’Aquin, sans prudence, la morale serait inopérante. Nous pouvons donc interpréter la prudence comme l’intelligence du cœur, la capacité à discerner le bien, à suivre la « voie juste », en conformité avec la volonté divine. En cela, elle se distingue du savoir-faire de la technê dont l’habileté d’exécution ne mène pas nécessairement à une production morale.

Dieu a créé les êtres angéliques avec le pouvoir de choisir mais, en raison de leur nature incorporelle, ils ne peuvent fabriquer des choses et sont donc exclus du domaine de l’Ars. Quant aux animaux, bien qu’ils partagent la nature corporelle de l’homme, ils sont exclus non seulement de Prudentia mais aussi d’Ars car ils n’ont pas ce pouvoir de choisir que l’être humain partage avec les anges. C’est donc par sa liberté – et dans sa corporéité – que l’homme est un artiste ; et cette liberté fait qu’il relève, par nécessité, de Prudentia25.

 

De la conversion de ressemblance 

 

Dans l’anthropologie biblique, l’homme, à l’image de Dieu, est une personne. Cette réalité ontologique renverse la relation qu’il entretenait avec l’univers dans le paganisme : au lieu de se « désindividualiser » pour se « cosmiciser » et se fondre dans un divin impersonnel, il entre dans rapport absolu de personne à personne qui l’enjoint de « personnaliser » le monde. Le christianisme provoque le  passage de l’image du dieu à l’image de Dieu. Sans doute Dieu a-t-il déjà prononcé son nom, le tétragramme donné à Moïse, mais il ne se montre que dans son incarnation en Jésus-Christ.

Selon S. Paul, « la création attend anxieusement cette révélation des fils de Dieu. C’est à la vanité en effet que fut assujettie la création, non de son gré, mais à cause de celui qui l’a assujettie, avec toutefois l’espoir que la création elle aussi serait libérée de l’esclavage de la corruption pour participer à la liberté glorieuse des enfants de Dieu »26. Soumise au désordre et à la mort par l’homme, la création attend de l’homme sa libération. Ce lien anthropocosmique s’accomplit quand l’image humaine se réalise dans sa ressemblance avec Dieu.

La personne humaine est l’apogée de la création puisqu’elle peut rejoindre Dieu par grâce et libre choix. Avec l’homme, Dieu créé un être capable, comme lui, de décider et choisir ; mais l’homme peut se décider contre Dieu. L’Amour du Créateur suscite l’ « autre », un être personnel capable de refuser celui qui le créé. Ainsi, Dieu se veut impuissant devant la liberté humaine : il ne peut la violer puisqu’elle procède de sa toute puissance. Toutefois, si l’homme a été créé par la seule volonté de Dieu, il ne peut être déifié par elle seule : une seule volonté pour la création mais deux pour la déification ; une seule volonté pour créer l’image, mais deux pour faire l’image à la ressemblance. Si l’image de Dieu est intégrée à la nature humaine (analogia entis), la ressemblance appelle un Itinerarium mentis ad Deum, une mise en dialogue du divin et de l’humain, la relation d’un Je et Tu (analogia relationis).

Cet itinéraire de la divinisation humaine, nous a été révélé, au début du XIIIe siècle, dans les Hauts Livres du Graal : L’Estoire del Graal, Perlesvaus et La Queste del Saint Graal qui, à la suite des œuvres de Robert de Boron, narrent l’aventure chevaleresque de la conversion de ressemblance. Dans un article fondamental, Étienne Gilson a souligné ce que La Queste del Saint Graal devait à la mystique cistercienne27.

Saint Bernard distingue trois libertés pour la personne humaine. La première liberté (libertas a necessitate), est la liberté de nature, le libre arbitre : elle correspond à l’image. La deuxième liberté (libertas a peccato) est la liberté de grâce, le libre conseil divin : elle appartient au domaine de la ressemblance sous l’aspect de la sagesse. Enfin, la troisième liberté (libertas a miseria) est la liberté de gloire, d’un ordre transcendant, elle appartient aussi au domaine de la ressemblance mais sous l’aspect de la puissance. À la différence de la première liberté, la deuxième est une valeur morale. En effet, la libertas a necessitate est l’image qui définit l’homme comme capax Dei : elle est la condition indispensable de la valeur morale – sans être, elle-même, une vertu. La valeur morale intervient avec la deuxième liberté, la libertas a peccato : en elle réside Prudentia.

La Queste del Saint Graal s’organise autour de cette « liberté de grâce » : « C’est exactement le roman de la grâce ou, si l’on veut, la vie de la grâce dans l’âme chrétienne racontée sous forme de roman », affirme Étienne Gilson. Dès le début de la quête chevaleresque, on entre dans la région morale, celle où prévaut la liberté qui affranchit du péché, une région28 au sein de laquelle le Graal n’apparaît plus qu’aux chevaliers qui en sont dignes. Le départ des chevaliers pour la quête marque le passage de l’image vers la ressemblance – ou, pour ceux qui failliront, vers la dissemblance. À la fin du récit, les scènes qui ont pour cadre le Palais spirituel correspondent à la mise en œuvre de la troisième liberté, la liberté de gloire que, seul le Chevalier-Christ, Galaad, obtiendra.

De l’image aux deux ressemblances distinguées par saint Bernard, un parcours de restauration et de déification s’offre donc à l’homme. Dès lors, la distinction image/ressemblance exprime la destinée de l’homme intérieur : il y a d’abord l’œuvre de Dieu, une nature donnée, une image ; puis une activité humaine, un « art » au sens plénier du terme, aboutissant soit à la ressemblance, soit à la dissemblance. Les textes graaliens soulignent, à de nombreuses reprises, la nécessaire coopération qui doit s’instaurer entre l’homme et Dieu. Il s’agit de saisir ce point de rupture entre l’image et la première des ressemblances distinguées par  saint Bernard, ce moment privilégié où le héros consent à la grâce de Dieu – le consensus de la spiritualité bernardienne.

 

De la vocation religieuse et artistique

 

Toute l’ascension de Galaad, dont la figure n’apparaît que dans La Queste del Saint Graal, au terme de l’évolution de la légende, certifie hautement que, pour notre héros, connaître c’est aimer. Or, cette conception d’une connaissance charismatique, qui transcende l’ordre rationnel, nous la retrouvons chez Guillaume de Saint-Thierry, un des maîtres de la spiritualité cistercienne, ami sinon disciple de Bernard de Clairvaux. L’Orientale lumen brille dans toute son œuvre, héritage du christianisme le plus authentique, reçu des Pères de l’Église, des Pères du désert, des ermites et des cénobites mystiques29.

Au début du XIIIe siècle, les romans du cycle du Graal n’étaient pas lus comme des œuvres littéraires, ils transmettaient, sous un mode poétique, cette véritable gnose chrétienne dont parle saint Paul. Les Hauts Livres apparaissent au moment où la réflexion théologique change de paradigme et passe du pôle platonico-augustinien au pôle aristotélico-thomiste ; et la thématique graalienne disparaîtra soudain quand la théologie spéculative aura définitivement supplantée la théologie mystique.

Dans la perspective augustinienne et néoplatonicienne qui triomphe dans les romans du Graal, la nature est le miroir idéal du divin : il y a une expérience du monde créé qui permet de lire le mystère de Dieu, non in se, mais in similitudine. La réalité est un ensemble organique où toutes les choses, qui sont aussi des signes, renvoient les unes aux autres, jusqu’à Dieu. La dyade image-ressemblance est ainsi assimilable au couple nature-grâce. L’image est bien le point de départ à partir duquel se déploie la ressemblance.

L’être de l’homme est un être en Dieu : la « religation » le fait à l’image de cette force transcendante qui est la racine de son être, sa fondamentalité. C’est Dieu qui donne à l’homme la liberté d’oublier la religation et de perdre ainsi la fondamentalité de son existence. Ce qui sépare la créature de son créateur, c’est sa propre volonté de se vouloir séparé : la dé-religation est le choix de la dissemblance.

Parce que l’art est nécessairement religieux, sa fonction consiste à provoquer en l’homme soit la conversion de semblance, soit la perversion de dissemblance. Le rejet de la théologie mystique néoplatonicienne par la théologie rationaliste aristotélicienne provoqua le triomphe du nominalisme, ce qui eut pour conséquence d’abandonner le domaine de l’art au néoplatonisme, sans qu’il ne soit plus soumis à la rectification théologique et entrât ainsi en déshérence vers le gnosticisme dualiste.

L’histoire de l’art occidental est celle d’une déviation gnosticiste du néoplatonisme. Dans la sphère religieuse, en contrepoint de cette déviation, on assiste à un étouffement de la théologie mystique, et plus précisément de la notion de « déification ». Certes, la théologie de la grâce, telle qu’elle s’est formée dans le catholicisme latin, depuis saint Augustin jusqu’à saint Thomas, ne saurait être opposée à la doctrine de la divinisation des Pères grecs30, mais on peut se demander si l’effacement de la thématique de la déification, ou du moins de la doctrine de la grâce dans la théologie latine, n’a pas contribué à l’effacement subséquent du « religieux » dans l’art occidental – et, de fait, à cet effacement théologique correspond la disparition littéraire de la thématique du Saint Graal.

L’art peut briser en l’homme le lien entre l’image et la ressemblance. La dissemblance est une ressemblance coupée de son archétype : une ressemblance par contrariété. Notre époque aura été celle de la dé-religation et de la dissemblance.

L’homme a obstrué en lui la dimension communielle avec Dieu, il a fermé la voie à la grâce qui, par lui, devait s’épancher sur toute la création : en rejetant le religieux, il a failli à sa vocation artistique.

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NOTES

 

* L’œuvre est composée en deux parties, des projections de gouaches sur une grande feuille horizontale (trois mètres de long par un mètre cinquante) qui n’est pas encadrée, juste fixée au mur par des pinces, sans protection, et, au dessus, en son centre, encadrée sous verre, la petite reproduction (quinze centimètres par quinze centimètres) sur papier, d’une icône représentant le Seigneur “non fait de main d'homme” (il s’agit du Sauveur Achéiropoiète de la galerie Tretiakov, Moscou).

1. La pensée philosophique et théologique de Xavier Zubiri, tant dans sa dimension métaphysique que noologique (c’est-à-dire relative à l’intellection), est une tentative de dépasser toute forme de dualisme ; en cela, nous l’intégrons, tout naturellement, dans notre propre réflexion, comme nous l’avons fait, par ailleurs, avec celle de Stéphane Lupasco (cf. « Le principe du contradictoire » in Au cœur de la talvera, Arma Artis, 2010, p. 25-28).

2. On aura reconnu dans cette énumération les catégories essentielles de l’herméneutique de Rudolf Otto (Le Sacré, Payot, 1995).

3. Xavier Zubiri, L’homme et Dieu, trad. Philibert Secrétan, L’Harmattan, 2005, p. 295.

4. Ex, 20, 4-6.

5. André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale », in Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992.

6. Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, 1987, p. 262.

7. Ennéades V, 8.

8. République,X. 

9. Jr, 22, 16.

10. Sur ce thème, on lira l’ouvrage magistral d’Alain Besançon, L’image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, 1994.

11. Cf. Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, Paris, Gallimard, 1978, t.I, « Position spirituelle et signification de Plotin », p. 79.

12. Wassily Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes de 1912-1922, Hermann, 1990, p.109.

13. Michel Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, François Bourin, 1988, pp. 20-21.

14. Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Gallimard (Folio), 1989, p. 201.

15. Éliane Escoubas, L’espace pictural, Encre marine, 1995, p. 156.

16. Éliane Escoubas, op. cit., p. 134.

17. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, IV, 6,6.

18. Saint Augustin, La Trinité, XIV, 8, 11.

19. Irénée de Lyon, Des principes, III, 6, 1 ; cité par Olivier Clément, Sources, Desclée, 2008, p. 108.

20. Jn 5, 19.

21. Gn 11, 4-9.

22. Ac 2, 2-4.

23. Mère Marie Skobtsov, « Les sources de l’acte créateur » in Le sacrement du frère, Le Cerf, 2001, p. 290.

24. Voir mon article « En-tête du Cœur », in Contrelittérature n°22, L’Harmattan, 2010, p. 10.

25. Sur la relation d’Ars et Prudentia, lire l’article « Art et Sacrement » de David Jones, in Art, signe et sacrement, Ad Solem, 2002, pp. 189-244.

26. Rm 8, 19-21

27. Étienne Gilson, « La mystique de la grâce dans la Queste del Saint Graal », Romania, t. 51, 1925 ; repris dans Les Idées et les Lettres, Vrin, 1932, pp. 59-91.

28. Ce terme évoque  les « régions de l’âme » ; de nos jours, on parlerait de « champs de conscience ».

29. Sur l’influence de Saint-Thierry dans la littérature graalienne, on lira notamment Myrrha Lot-Borodine, « Les Grands Secrets du Saint-Graal dans la Queste du pseudo-Map » in Lumières du Graal, dir. René Nelli, Les Cahiers du Sud, 1951, pp. 151-174.

30. Sur cette question : De la déification des justes de Mgr Louis Laneau, préface de Jean-Claude Chenet, Ad Solem, 1995.

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Une première version de ce texte est parue dans l'ouvrage collectif Du religieux dans l'art, éditions L'Harmattan, 2012, pp. 169-185.