L’abbé Fouré et ses rochers sculptés à Rothéneuf
Le rêve fou d’une épopée de granit
Jean-Marc Boudier
(texte et illustrations)
Adolphe Julien Fouéré, dit l’abbé Fouré (né en 1839 à Saint-Thual et mort en 1910 à Rothéneuf), a laissé à la postérité une œuvre artistique originale et monumentale, produit de la maturité et de la solitude face à la nature sauvage de la côte maritime aux abords de Saint-Malo.
De fin 1894 à 1907, il sculpta ainsi plus de trois cents statues sur cet ensemble remarquable de rochers granitiques surplombant la mer (sur la pointe de La Haie en face de l’îlot Bénétin), entre le gouffre de l’Enfer (dit « Saut de la Mort ») et celui du Paradis[1], et réalisa de nombreuses sculptures en bois (y compris sur des meubles) dans sa maison du bourg appelée « Haute Folie »[2], « Hermitage de Rothéneuf » ou « Maison de l'Ermite » et également connue plus tard sous le nom de « Musée Bois »[3]. Les visiteurs s’émerveillaient avant même l’entrée de cette ancienne gentilhommière. Noguette donne ainsi cette description en 1919 : « Au-dessus du mur crénelé qui lui sert de clôture, émergent des têtes grimaçantes et naïves, qu'animent des yeux verdâtres, des bouches béantes et des coiffures aux rutilantes couleurs. Elles semblent regarder ironiquement le visiteur. Elles se nomment : Enguerrand de Val, Pia de Kerlamar, Marc de Langrais, Yvonne du Minihic, Perrine des Falaises, Adolphe de la Haye, Cyr de Hindlé, Jeanne de Lavarde, Karl de la Ville-au-Roux, Gilette du Havre et Benoît de la Roche ». Le même auteur nous donne encore ce poème contenu dans un « livre d’or » que l’on pouvait lire sur place :
Ici, l'art, à son tour, embellit la nature,
A ces différents blocs, le ciseau d'un sculpteur
Habile a su donner des traits, une figure,
Voici des cavaliers ; plus loin, un enchanteur.
Dragons ailés, serpents, fantastiques chimères,
Des monstres effrayants, des êtres fabuleux
Invoquant, du passé, légendes et mystères,
Des héros et des saints apparaissent à nos yeux.
Ce brave et pieux abbé, courageux et tenace devant la tâche à accomplir comme une sorte de mission toute personnelle, vivait donc dans un univers à part qu’il s’était créé et qu’il partageait volontiers avec le public, au milieu d’êtres imaginaires de pierre et de bois, de génies du lieu familiers et bienveillants mais parfois inquiétants aussi. N’ayant plus de charge officielle à la fin de sa vie, on a l’impression qu’il veille sur ses statues comme sur des paroissiens, sa véritable paroisse étant devenue ouverte à tous les visiteurs de passage.
On peut retrouver ici l’esprit merveilleux des anciennes traditions bretonnes réinterprétées dans un sens chrétien. A la magie naturelle du lieu se rajoute la délimitation humaine et divine d’un espace sacré, d’une sorte d’enceinte de protection, d’enclos religieux, de vaste scène d’un théâtre immobile dont il est le maître d’œuvre et où souffle l’esprit et se livre le combat spirituel contre les forces du mal.
Mais quelle signification donner à ce travail immense sans véritable équivalent : excentricité d’un original voire d’un fou, expression authentique de la foi, de l’histoire ou des légendes locales, ou encore d’un art brut moderne qui n’en porte pas encore le nom[4] ? L’interprétation de telle ou telle sculpture est souvent complexe à donner, l’abbé donnant parfois un sens précis incontestable avec des titres à ses statues, authentifiant aussi de sa signature les cartes postales qu’il met en vente[5], mais on ne connaît pas de lui d’écrits expliquant précisément son œuvre[6]. Un cartouche de pierre représente ainsi une scène dont a pu dire qu’il s’agit d’une scène de ménage chez les Rothéneuf, du martyre de sainte Blandine ou d’un marin tirant sa natte à un Chinois !
Les statues en bois ont aujourd’hui disparu (détruites semble-t-il dans l’incendie du musée par les Allemands pendant la dernière guerre ?) et l’ensemble sculpté sur la pierre connaît malheureusement une lente et inexorable érosion naturelle et due aussi au passage des nombreux touristes. Ce site patrimonial privé, ni classé, ni inscrit aux Monuments historiques, n’est pas vraiment sauvegardé, étant depuis plusieurs propriétaires surtout une attraction commerciale pour une activité de restauration. Le chef-d’œuvre est en péril, ne ressemblant déjà plus du tout à ce qu’il a été[7], relevant désormais d’une curieuse esthétique romantique de vestiges et de ruines. Heureusement, depuis 2010, une association « Les Amis de l’œuvre de l’abbé Fouré » a vu le jour sous l’impulsion de Joëlle Jouneau[8] et se consacre à la conservation et à la meilleure connaissance de ce patrimoine breton moderne.
Tête grimaçante.
On a souvent interprété les sculptures de granit comme la représentation détaillée de toute la légende d’une imaginaire famille de pêcheurs, naufrageurs et pilleurs d’épaves, contrebandiers ou encore corsaires : les Rothéneuf censés avoir existé au 16e siècle[9]. Cela est aujourd’hui critiqué par certains mais, à l’origine, les nombreuses figures étaient polychromes, avec des inscriptions qui permettaient d’identifier les personnages, comme La Haie, La Goule, le Grand et le Petit Chevreuil, Bas-Plat, L’Ours, etc. L’abbé semble mêler aussi anciennes légendes bretonnes, personnages historiques d’autrefois[10] et actualités politiques de l’époque puisées dans les journaux : il est donc à la fois fasciné par le charme du passé et résolument ancré dans les conflits et les enjeux qui animent le présent.
« Le dernier des Rothéneuf »
Ce « piqueur de pierre », armé uniquement d’un simple ciseau et d’un gros marteau (des cartes postales anciennes le représentent ainsi au travail), donna naissance à des personnages (ses « bonshommes de pierre » selon Louis Boivin), animaux et monstres. L’œuvre naît de « ce tête à tête avec la mer, sa vieille amie »[11] - dans un sens baudelairien ou hugolien, de ce dialogue solitaire avec la pierre dans un monde du silence (l’abbé était devenu sourd), un univers personnel étrange et féerique peuplé de corps et de visages humains, de représentations animales parfois fantastiques.
L’imposant « Monstre Marin » retient sous une de ses pattes le dernier des Rothéneuf
L’abbé Fouré, qui avait pris comme devise « Amor et Dolor » et comme blason symbolique un dragon noir[12] tenant une croix tréflée, nous a laissé cette « épopée de granit » (L. Boivin) dont la forte exposition au public et la notoriété mondiale n’empêchent pas qu’une certaine part de mystère subsiste encore quant à son inspiration d’origine et son sens réel et profond. Prêtre-artiste, il a su renouveler l’art sacré et allier contemplation mystique et action, tragédie et humour, grotesque et sublime, gravité et légèreté, dans son apostolat qui passe par cette forme si originale de la sculpture, renouant ainsi avec la tradition des « ymagiers » du Moyen Age et de leur livre de pierre mêlant souvent représentations profanes et sacrées. Encore faut-il pour nous autres hommes du 21e siècle posséder les clés de cette lecture spirituelle assez déroutante… Beaucoup parlent à propos de l’abbé d’un « Facteur Cheval breton », mais on peut aussi le comparer, à l’abbé Gillard (1901-1979), recteur de Tréhorenteuc, dans son inspiration et ses réalisations (la « chapelle du Graal »). Par certains côtés, on peut aussi penser aux sculptures des jardins de Bomarzo, appelés aussi « parc des monstres » (auparavant « Le bois sacré »), dans la province de Viterbe au nord du Latium en Italie, datant du 16e siècle et cette fois d’inspiration mythologique et hermétique[13].
Au milieu de cette fresque terrible racontant la chute d’une lignée vouée au péché, dont le descendant - « le dernier des Rothéneuf » représenté ailleurs avec un large chapeau rond breton pouvant ressembler selon l’angle de vue à une grosse pierre - sera emporté par un « monstre marin », véritable bête de l’Apocalypse (de la mer sont venues leur prospérité et aussi leur fin), on trouve la statue surnommée « la Nonne » qui récite tranquillement son chapelet. Ses yeux tournés vers le ciel contrastent avec ceux de la tête qui se trouve plus bas.
« La Nonne » égrenant son chapelet
On connaît de l’ « Ermite de Rothéneuf » - ce curieux « fol en Christ » qui s’identifia quelque part à saint Budoc qu’il représenta à deux reprises (dans une auge de pierre et sur son gisant) et dont il laissait dire qu’il existait un autel ancien sur les rochers, mais aussi à l’ermite saint Gobrien qui fut évêque de Vannes[14] - cette sentence où tout est dit : « Dieu pêche les âmes à la ligne ; le Diable avec un filet ».
CPA « Le Tombeau et l’Ermite en repos »
Repères bibliographiques
Frédéric Altmann, La Vérité sur l’abbé Fouéré, l’ermite de Rothéneuf, Nice, Éditions AM, 1985.
Valérie Baudoin, Rothéneuf-L’Ermitage de l’abbé Fouré, Mémoire de D.E.A., 1997.
Jean-Louis Bédouin, Rothéneuf ou le Génie du lieu, dans la revue L’Œuf sauvage, n° 8, octobre 1993.
A. de Bersaucourt, « L’art nègre à Rothéneuf », dans La revue critique des idées et des livres, n° 189 (25 mai 1921).
Louis Boivin, « A travers la Bretagne », dans la Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, Vannes-Paris, tome 43, janvier 1910, p. 321-323.
Henri Brébion, La légende des rochers sculptés de Rothéneuf, Saint-Malo, 1948.
Gilles Ehrmann, Les inspirés et leurs demeures, Les Éditions du Temps, 1962.Anatole Jakovsky, Les Mystérieux rochers de Rothéneuf, Paris, Éditions Encre, 1979.
Jean Jéhan, Saint-Malo-Rothéneuf au temps des Rochers Sculptés, Éditions Cristel, 2010.
Joëlle Jouneau, L’ermite de Rothéneuf. L’esprit du lieu, Nouvelles Éditions Scala, 2013.
Jean-François Maurice et Jean-Michel Chesné, Les inspirés en soutane, art religieux, art populaire, les sources occultées de l’art brut», dans la revue Gazogène, n°31 (février 2010), Cahors, Éditions Gazogène.
Bruno Montpied, Le Musée fantôme de l’abbé Fouré, réédition du Guide du Musée des bois sculptés annotée et illustrée, dans la revue L’Or aux treize îles, Veneux-les-Sablons, n°1, janvier 2010.
Noguette (Eugène Herpin), La vie de l’Ermite de Rothéneuf, Saint-Malo, Imprimerie R. Bazin, 1919.
Claude et Clovis Prévost, Les Bâtisseurs de L’Imaginaire, Nancy, Éditions de l’Est, 1990.
Dominique Roger, Lieux mystérieux en Bretagne, Rennes, Éditions Ouest-France, 2014, p. 6-11.
Ronan Le Breton, Les contes du Korrigan, tome 10 : L’Ermite de haute folie (B.D.), Éditions Soleil celtic, 2009-2012.
Frédéric Daudier, Olivier Gouix, L’Homme de granit, ARCANAE / TV Breizh / DRC Films, mars 2002, 52 minutes
[1] Notons que l’on trouve aussi quelques premiers rochers sculptés sur la « pointe du Christ » voisine et chère à l’abbé.
[2] Plusieurs auteurs, comme Yannick Pelletier, rattachent ce nom de « Haute-Folie » au Hameau de Folle-Pensée dans la forêt de Paimpont (après avoir été séminariste à Saint-Méen-le-Grand, l’abbé Fouré avait été vicaire à Paimpont en tant que desservant de la chapelle Saint-Éloi des Forges). Il existe par ailleurs divers endroits nommés comme la maison de l’abbé, mais surtout un lieu-dit de la Haute-Folie à Roz-Landrieux, route de Baguer-Morvan, où se trouve notamment un ancien manoir. La tradition locale ajoute que saint Budoc naquit au lieu où se trouvait l’ancienne chapelle de Roz-Landrieux (qui n’existe plus). Ce rapprochement n’est donc pas fortuit puisque saint Budoc occupe une place prépondérante dans les rochers sculptés, avec la chapelle de saint Budoc au dessus du gouffre du Paradis. Un dernier point : le territoire actuel de Roz-Landrieux renferme l'ancienne paroisse de Vildé-Bidon dépendant de la commanderie du Temple de La Gerche et il y a étrangement un autre lieu-dit de Haute-Folie à Pléboulle où il y avait aussi une implantation templière. On retrouve aussi un savant ermite saint Budoc dont on dit qu’il a éduqué saint Jacut (qui passe pour soigner la folie) dans l’île de Lavrec. Est-ce le même saint Budoc qui fut le troisième évêque de Dol après saint Samson († 565) et saint Magloire (évêque jusqu’en 569) ? Dans sa Chronique de Dol, Baudry de Bourgueil (lui-même archevêque de Dol en 1107, † 1130)donne le récit d’un transfert du Saint-Graal en Occident et nommément à Dol-de-Bretagne grâce à saint Budoc : « Quelle fut la sainteté de cet homme, Saint Budoc, c’est ce qu’atteste le précieux cadeau qu’il ramena de la cité sainte de Jérusalem : à savoir la coupe et le plateau dont le seigneur se servit lors de la dernière Cène qu’il fit avec ses disciples ». Ce récit influencera Geoffroy de Monmouth et l’ensemble des chroniqueurs du cycle arthurien. « Haute-Folie » est encore le nom d’un bastion, de la fin du 16e siècle, des remparts de Vannes.
[3] Bruno Montpied a donné une réédition annotée et illustrée du Guide du Musée. Sur la couverture du Guide, il est question de « feu l’Abbé Fouré, Sculpteur Primitif et Symbolique » avec aussi la devise « Liesse à Rothéneuf ». Notons par ailleurs que cet auteur a reproduit la première biographie de l’abbé Fouré par Noguette (en 1919) sur son blog internet.
[4] Il faut faire attention (voir les nuances apportées par Yannick Pelletier) à ne pas trop vouloir « récupérer » l’œuvre au nom de l’art brut, comme peuvent le faire Lucienne Peiry, Sarah Lombardi ou Bruno Montpied par exemple. S’il s’inspire au départ de la forme de la roche ou du morceau de bois pour laisser cours à son imagination débordante, l’abbé possède aussi une vision précise de ce qu’il veut faire, avec un esprit d’ensemble et un sens à donner.
[5] Ainsi, pour donner un exemple, sous l’autel de saint Budoc, il est fait mention selon les cartes du tombeau, du tombeau de saint Budoc ou encore du tombeau des Rothéneuf.
[6] Une ancienne carte postale, posthume à l’abbé, évoque le « Musée de l’Ermite », « où se trouvent conservés de nombreux travaux faits par l’Ermite et quantité de documents ayant trait à sa vie ».
[7] Cf. Yannick Sanchez, « Les Rochers sculptés sont en danger », dans Ouest-France du 26 juillet 2013. Comme autres articles : Bernadette Sauvaget, « A Rothéneuf, il y a angoisse sous roche » ; « Il y a urgence à prendre conscience de l’ampleur historique des rochers de l’abbé », dans Le Pays maloin du 3 juillet 2014 (propos de Lucienne Peiry recueillis par Virginie David).
[8] On peut consulter avec intérêt le site de l’association .
[10] Comme par exemple Jacques Cartier dont le manoir n’est pas loin. L’abbé orna aussi la statue qui porte son nom de cinq têtes sculptées.
[11] Louis de La Noé, « L’Ermite de Haute-Folie » (article paru dans L’Éclair, Paris, 28 août 1905).