Contrelittérature et alchimie
Dialectique de l’art radical
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Alain Santacreu
L’antinomie ne se résout pas. Là est le vice fondamental du système de Hegel.
– P. J. Proudhon
Si je parle de littérature et de contrelittérature, puis-je alors parler d’art et de contre-art ? J’ai déjà défini la contrelittérature à partir de la terminologie de Stéphane Lupasco : la littérature est le corpus de tous les récits à travers lesquels une civilisation se raconte, tous les textes poétiques et philosophiques où elle prend conscience de son propre être et cherche à le transformer. La littérature est un organisme vivant, un système dynamique d’antagonismes.
Dans la littérature alchimique, l’Œuvre – la réalisation de la pierre philosophale – est un mot dont le genre masculin et féminin suggère une structure polarisante créatrice. L’alchimie nous ouvre la perspective d’un art radical dont le niveau de réalité est d’une tout autre nature que celle de l’art et du contre-art (qui est un art contraire mais n'est pas le contraire de l’art).
La dialectique lupascienne
L’approche de l’alchimie à partir de la logique contradictorielle de Stéphane Lupasco nous libère de l’herméneutique symbolique avec laquelle on l’aborde le plus souvent. Je rappellerai ici les grands axes de la philosophie lupascienne.
Pour Stéphane Lupasco, tout ce que l’on observe, tous les systèmes physiques, biologiques ou issus de l’imagination humaine, n’importe quel phénomène ou événement, résultent d’un antagonisme d’énergies. La matière est énergie et à toute énergie s’oppose une énergie antagoniste.
Il faut un équilibre d’énergies antagonistes pour qu’apparaisse un système. Le système se modifie quand l’équilibre se transforme. Cette transformation se produit lorsqu’un pôle d’énergie s’actualise (se manifeste) au dépend du pôle de l’énergie antagoniste qui s’en trouve potentialisée (mise en attente de mani-festation). Selon la terminologie lupascienne, l’actualisation est le passage d’un état potentiel à un état actuel et, inversement, la potentialisation est le passage d’un état actuel à un état potentiel.
Lupasco envisage la possibilité d’un troisième cas où les énergies antagonistes s’actualisent et se potentialisent simultanément. Il en résulte un état de contra-diction paroxystique au sein du système, un troisième état énergétique de semi-actualisation et de semi-potentialisation des forces antagonistes que Lupasco appelle "tiers inclus" ou état T (T pour "tiers").
À ce procès actualisation/potentialisation s’adjoint un processus d’homo-généisation/hétérogénéisation. En effet, si les éléments constitutifs d’un système sont absolument homogènes, le système disparaît ; et, inversement, si les élé-ments sont tous hétérogènes, il en résulte une diversification illimitée qui entraîne aussi la disparition du système. Il faut donc que les constituants énergétiques d'un système soient à la fois et contradictoirement hétérogènes et homogènes.
Ainsi, la production littéraire dépend de deux sources d’inspiration : une force homogénéisante centripète en relation avec les notions d’uniformité, de conservation, de permanence, de répétition, de nivellement, de monotonie, d’égalité, de rationalité, etc. ; et, à l’opposé, une force hétérogénéisante centrifuge en relation avec les notions de diversité, de différenciation, de changement, de dissemblance, d’inégalité, de variation, d’irrationalité, etc.
Il est évident que ce point d’équilibre des deux sources d’inspiration exerce une attraction sur tous les « grands écrivains ». Leurs œuvres prennent en compte les deux pôles antagonistes dans des proportions différentes mais tournent toutes autour de ce « foyer » de mise en tension. Toute création contient nécessairement à la fois des éléments littéraires et contre-littéraires. C’est le quantum antagoniste qui varie, c’est-à-dire le point de la plus haute tension entre les antagonismes cons-titutifs de l’œuvre.
Lupasco identifie trois orientations énergétiques qui donnent lieu à trois matières :
1. La matière physique où prédomine le principe d’homogénéisation – que l’on peut rapprocher de la notion d’entropie, c’est-à-dire de la mort des systèmes.
2. La matière biologique où prédomine l’hétérogénéisation – que l’on peut rapprocher de la notion d’entropie négative (ou néguentropie), c’est-à-dire de la structuration de la vie.
3. La matière microphysique – nucléaire et psychique– où se produit un équilibre entre homogénéisation macrophysique et hétérogénéisation biologique.
La logique classique aristotélicienne du tiers exclu ne décrit que la matière physique où règnent l’homogénéité et la non-contradiction. En ce qui concerne les matières biologique et microphysique, seule une logique du contradictoire s’avère capable de les appréhender.
Le tiers-inclus et la Pierre philosophale
À laquelle de ces trois matières-là appartiendrait la materia prima de la littérature alchimique ? Il semblerait qu’elle soit de nature biologique. Les alchimistes mé-diévaux désignaient le sperme par le mot « Vitriol » qu’ils lisaient en acrostiche : Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultum Lapidem (Visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée). Ils se référaient ainsi à la pierre philosophale qu’il nous faut fabriquer à partir du semen, selon une transmutation de notre propre énergie sexuelle.
Tous les écrits alchimiques ne sont que de la littérature. Le corpus littéraire alchimique est le produit de l’imaginaire – ou de l’imaginal, si l’on reprend le concept d’Henri Corbin. Ce n’est pas tant le symbolisme de l’alchimie que le dynamisme propre à l’Œuvre qui nous importe, la compréhension intuitive de son opérativité poétique. Le processus hermétique ne peut pas s’appréhender par la logique aristotélicienne qui repose sur les principes d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu. En alchimie, l’œuvre se fonde sur une logique du contradictoire de type lupascien : une dualitude constructive y remplace la dualité forclusive de la logique traditionnelle.
Parallèlement au travail opératif sur la matière dans le laboratoire, se déroule un travail spirituel sur soi. On relève ainsi une « alchimie extérieure » et une « alchimie intérieure » où se reflète le processus créateur d’un art radical.
L’art hermétique utilise quatre éléments et trois principes. Les quatre éléments représentent des modalités de la matière : feu, eau, air, terre. Ce sont des actualisations des trois substances principielles : Souffre, Mercure, Sel.
La vision alchimique repose sur une anthropologie ternaire : corps-âme-esprit. Le Souffre, principe masculin, fixe et actif, équivaut à l’esprit. Le Mercure, principe féminin, volatil et passif, à l’âme. Quant au Sel, à la fois fixe et volatil, il s’identifie au corps, lieu de la rencontre entre les forces antagonistes du Souffre et du Mercure.
Au niveau de la dynamique de l’Œuvre, les textes laissent apparaître un schéma en trois phases désignées par des couleurs. L’Œuvre commence par la mort alchimique, la dissolution (solve) des trois principes. De cette première opération, appelée l’œuvre au noir, il demeure des « cendres » qui seront ultérieurement réutilisées.
Le but de cette séparation initiale est de permettre une nouvelle fixation (coagula) de l’esprit et de l’âme, plus soudée qu’à l’état naturel. La coagulation transforme le corps à partir duquel l’Œuvre va pouvoir se développer. Cette seconde phase de l’Œuvre est appelée l’œuvre au blanc. Dans l’étape suivante, l’acquisition du Feu, l’âme et l’esprit fusionnant par le Feu, donnent naissance au corps spirituel. On relève ensuite l’acquisition du Mercure, où l’âme et l’esprit, devenus ignescents, acquièrent une forme corporelle spirituelle ; puis l’acquisition du Soufre où il s’agira de solidifier cette forme corporelle à partir de la récupération des « cendres » restantes de l’œuvre au noir ; enfin, le Mariage du Souffre et du Mercure où le Sel catalyseur réalise l’union des deux forces antagonistes. Alors l’Œuvre est con-sidérée comme achevée avec l’obtention de la « Pierre philosophale ». Les trois dernières phases sont comprises dans l’opération appelée l’œuvre au rouge.
Bien sûr, les connaisseurs – qui ne sont pas toujours des connaissants – pourront nous reprocher cette description chronologique, alors que les différentes phases du processus se déroulent simultanément, l’imaginaire de l’alchimie ne se situant pas dans la durée mais dans l’espace – et même, plus précisément dans un lieu : l’athanor (le corps).
L’exposition diacritique du processus alchimique était rendue nécessaire pour montrer le parallélisme de la pensée hermétique avec la dialectique contra-dictorielle de Stéphane Lupasco. Le bouleversement du mécanisme logique du tiers exclu – celui de l’état de veille de la conscience profane – constitue la dialectique de l’alchimie en tant que modèle d’une dialectique de l’art radical qui correspond à l’événement du tiers-inclus. Ce bouleversement de la logique rationnelle évoque le « dérèglement de tous les sens » dont a parlé Arthur Rimbaud dans sa célèbre lettre du voyant.
Les deux phases du solve et coagula, constitue une structure polarisante, un système dynamique d’antagonismes tel que défini par Lupasco.
L’alchimiste participe et ne participe pas au processus créatif, étant lui-même l’œuvre, à la fois son sujet et son objet. Cette réalité transrationnelle fait vaciller le principe d’identité de la logique traditionnelle (si A est A, il ne peut être non-A) ). La réfutation de cet axiome fondamental de la métaphysique classique, la division entre sujet et objet, renvoie à la notion de « niveaux de réalité » introduite par Basarab Nicolescu dans Nous, la particule et le monde (Le Mail, 1985).
On retrouve ici les données de la physique quantique où le sujet observateur modifie l’objet observé. Le principe de non-contradiction (A n’est pas non-A) est lui aussi bafoué dans l’œuvre hermétique, puisque le Souffre et le Mercure, pourtant opposés, sont harmonisés et soudés par le Sel.
Les pôles contradictoires du système hermétique ne coïncident pas à partir d’une dialectique de type hégélien, le Sel n’est pas une synthèse qui unirait une thèse à une antithèse. D’ailleurs les principes alchimiques ne sont ni des contraires (le Souffre n’est pas le contraire du Mercure) ni des complémentaires, ils constituent un système de tension d’antagonismes. Ce qui transfigure l’opposition entropique en dualitude créatrice ce n’est pas la synthèse hégélienne mais le medium (le Sel).
L’art radical et le tiers caché
De même que le mot composé contre-littérature n’a pas la même signification que celui écrit en un seul mot : contrelittérature, le contre-art n’est pas ce que j’appelle : art radical.
L’axiome fondamental de la métaphysique classique : la séparation totale entre le sujet et l’objet a été réfutée par la physique quantique. L’interaction entre le sujet et l’objet se joue sur un niveau de réalité autre que la réalité du sujet et de l’objet. Le physicien Basarab Nicolescu a nommé tiers caché ce troisième niveau de réalité entre le sujet et l’objet (Voir Basarab Nicolescu, Le Tiers caché dans les différents domaines de la connaissance, Le bois d’Orion, 2016. )
Le troisième terme dialectique, le tiers caché, n’est réductible ni à l’objet ni au sujet. Basarab Nicolescu l’a défini comme une « zone de non-résistance » entre l’objet et le sujet. Telle est la différence entre le tiers inclus et le tiers caché : le tiers inclus est logique car il se réfère aux contradictoires (A et non-A) situés dans la zone de résistance, tandis que le tiers caché est alogique car il se situe dans la zone de non résistance.
Lorsque j’emploie les termes contre-littérature et contre-art, je me situe dans la zone de résistance d’un niveau de réalité, alors que le mot contrelittérature s’identifie à l’art radical situé dans la zone de non-résistance.
On pourrait assimiler le tiers caché au metaxu de Platon qui signifie “intervalle”, ce qui est “entre”, l’intermédiaire qui sépare mais peut aussi relier. Simone Weil, qui reprend ce terme à Platon, donne l’exemple du mur d’une prison qui sépare deux prisonniers mais qu’ils peuvent utiliser pour com-muniquer entre eux par des coups frappés : le mur les sépare et les relie à la fois. Comme le sel alchimique, le tiers caché – ou le « tiers secrètement inclus », pour reprendre la dénomination poétique de Michel Camus – est le principe qui fonde et unit les contradictions : le symbole des symboles.
Lorsque deux êtres s’aiment, ils donnent lieu à Dieu ; Dieu est le lieu de leur mise en relation, il est le metaxu, le tiers caché du niveau de la réalité divino-humaine : Dieu est le lieu de l’art radical, le lieu de la rencontre.