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Proudhon-Lupasco : interférences électives

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VERS UN ANARCHISME TRANSDISCIPLINAIRE

Alain Santacreu

 

Ce texte est la transcription de mon intervention au Troisième Congrès Mondial de la Transdisplinarité  (Table ronde du 14/03/2021)

 

  Stéphane Lupasco déclarait, en 1986, dans la préface de ce qui serait son dernier livre, L’homme et ses trois éthiques : « Mes travaux se sont situés jusqu’à présent au niveau théorique […] Il s’agit maintenant de passer au plan des conditions pratiques, de la résolution des problèmes que pose le monde à l’être humain […] »

  Je voudrais placer mon intervention en perspective avec cette pétition finale de Stéphane Lupasco, en suggérant, à travers l’intitulé même du titre de cette intervention, « Vers un anarchisme transdisciplinaire », une application pratique de la transdisciplinarité au domaine socio-politique.

    Je vais essayer de montrer que l’on peut mettre en relation l’anarchisme en tant que théorie sociale, c’est-à-dire le socialisme non-autoritaire et mutualiste élaboré par Pierre-Joseph Proudhon, avec les valeurs de la transdisciplinarité dont le fondement repose sur la logique de l’antagonisme dynamique de Stéphane Lupasco.

   Il me paraît nécessaire, dans un premier temps, de procéder à un survol de cette logique du contradictoire afin de pouvoir, dans un second temps, en relever les similitudes avec la dialectique proudhonienne.

  Dans sa philosophie, Lupasco a pris en compte la rupture épistémologique provoquée, au milieu du XXe siècle, par la physique quantique. Il a inséré le contradictoire dans sa propre logique parce que les propositions de la mécanique quantique étaient incompréhensibles à la logique traditionnelle. Cette dernière, depuis Aristote, repose sur les principes d’identité (A est A) ; de non-contradiction (A n’est pas non-A) ; et du tiers exclu : il n’existe pas de terme qui soit à la fois A et non-A (entre A et non-A tout tiers est exclu).

  Pour Lupasco, le contradictoire devient ainsi la texture de l’univers. La matière et l’espace-temps sont des productions du dynamisme antagoniste de l’énergie. Tout ce que l’on observe, tous les systèmes physiques, biologiques, sociaux ou culturels, tout phénomène ou événement est un système contradictoire produit par l’équilibre momentané entre deux états énergétiques contraires.

  Cette logique contradictorielle repose sur deux processus antagoniques corollaires : le premier est celui de l’homogénéisation /hétérogénéisation et le second est celui de l’actualisation/potentialisation.

   Le premier processus peut se caractériser ainsi : Il faut un équilibre d’énergies antagonistes pour qu’apparaisse un système : à un pôle homogène s’oppose un pôle hétérogène antagoniste. Et, le second processus : un système se modifie lorsqu’un des pôles d’énergie s’actualise (i.e. se manifeste) aux dépens du pôle de l’énergie antagoniste qui s’en trouve potentialisée (i.e. en attente de manifestation).

 Stéphane Lupasco envisage un troisième cas où les énergies antagonistes s’actualisent et se potentialisent simultanément. Ce troisième état énergétique, il l’appelle le "tiers inclus" ou état T (la lettre T pour "tiers").

   Tout cela permet à Lupasco d’identifier trois orientations énergétiques qui donnent lieu à trois matières : 

1. La matière physique où prédomine le principe d’homogénéisation.

2. La matière biologique où prédomine l’hétérogénéisation

3. La matière microphysique – que Lupasco assimile à la matière psychique – où se produit un équilibre entre l’homogénéisation macrophysique et l’hétérogénéisation biologique.  

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  Je vous propose d’abandonner ici ce survol supersonique de la philosophie lupascienne pour nous intéresser sans plus tarder au mot « anarchie »

 On peut considérer Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) comme le promulgateur du sens politique du mot anarchie. L’anarchisme, ainsi conçu, est la forme non-autoritaire et libertaire du socialisme, par opposition au marxisme qui en est la forme autoritaire et étatique.

  Le mot apparaît dans le premier ouvrage de Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? (1840). Alors que l’anarchie, dans son sens courant signifie le désordre et le chaos, Proudhon émet une idée paradoxale qui définit une forme positive de l’anarchie : « La plus haute perfection de la société, affirme-t-il, se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie. »

  L’anarchie est donc à la fois, selon Proudhon, ordre et désordre. Un tel prédicat s’oppose par conséquent au principe d’identité (A est A) et de non-contradiction (A n’est pas non-A). Et l’on comprend que l’on ne puisse pas saisir la signification du terme « anarchie », sinon par ce que Lupasco a appelé une logique des contradictoires et que Proudhon avait intuitionné avec sa dialectique des antinomies.

   D’ailleurs, le mot anarchie est déjà ambivalent dans son étymologie grecque anarkhia, qui se compose du préfixe privatif an, « sans », et archè.

   L’anarchie, c’est l’absence d’archè. Archè signifie non seulement le principe originel du commencement des choses, mais aussi le chef, celui qui possède l’autorité, le principe de commandement. L’archè est à la fois le principe qui commence et celui qui commande. Mais le principe de commandement, n’ayant aucun précédent puisqu’il se trouve au commencement, son pouvoir est de fait transcendant, souverain et absolu.

   Lupasco a envisagé cette thématique de l’archè, dans le chapitre VIII de L’Homme et ses trois éthiques. Il fait observer que l’énergie religieuse, engendrée par l’archè, est le fondement de tous les totalitarismes homogénéisants.

   Proudhon va montrer que le véritable ordre social (i.e. l’anarchie positive) ne peut être imposé par une archè extérieure, transcendante à la société humaine. Sur le plan socio-politique, il s’aperçoit que l’anarchie négative, identifiée au désordre et au chaos, est nécessaire à l’archè. L’anarchie négative, le désordre, est relié à l’autorité par un lien de cause à effet. Le désordre est la justification de l’autorité. Le principe de l’autorité, à l’époque moderne, est représenté par l’État, et Proudhon va s’appuyer sur une dialectique du contradictoire, qu’il appelle dialectique sérielle, pour libérer la force sociale de l’autorité politique afin que la société puisse retrouver ses capacités naturelles d’autocréation et d’autonomie.

   Stéphane Lupasco a lui-même traité de l’application socio-politique de sa philosophie dans son ouvrage Psychisme et Sociologie, paru en 1978. Il y démontre que le domaine sociologique est, soit homogénéisant, soit hétérogénéisant. Dans un passage de l’homme et ses trois éthiques, il dira qu’à l’idéologie de l’homogénéisation correspond à l’actualisation du socialisme étatique marxiste, alors qu’à l’idéologie de l’hétérogénéisation correspond l’actualisation du libéralisme capitaliste.

  Lupasco affirme qu’une hétérogénéité (qu’il qualifie de « libertaire ») s’opposera nécessairement à l’homogénéité socialiste, mais il semble réduire cette hétérogénéité à une forme d’individualisme libéral. Il ne relève pas l’existence des deux types de socialisme qui appartiendraient à deux niveaux de réalité différents (et je reprends ici sciemment la terminologie de Basarab Nicolescu).

   D’ailleurs dans le Trialogue, qui fait suite à L’homme et ses trois éthiques, il y a un échange fort explicite entre Lupasco et Basarab Nicolescu. À ce dernier qui lui demande pourquoi les sociétés marxistes « qui sont parties d’idées très généreuses, humanistes [..] sont arrivées par leur mécanisme propre de fonctionnement au contraire de leurs propres idées », Stéphane Lupasco répond : « Oui, mais je dirais que ces États totalitaires dont vous parlez et qui ont une option marxiste proviennent aussi du fait que pour Marx seule la matière macrophysique existait. On n’avait pas encore pris conscience de l’hétérogénéité biologique, ce qui est assez récent. »

 Et bien une telle réponse n’aurait pas pu s’appliquer à Proudhon !

  Car Proudhon avait justement conscience du dynamisme antagoniste de la vie. Voici une citation très explicite extraite de La Guerre et la Paix, paru en 1861 : « [Dans l’univers physique, psychique, sociologique] l’opposition, l’antagonisme, l’antinomie éclatent partout […] L’antagonisme, action-réaction est la loi universelle du monde. (La Guerre et la Paix, « Conclusion générale »). 

  Stéphane Lupasco, qui manifestement ne connaissait pas Proudhon, ignorait donc que la philosophie proudhonienne reposait sur une logique du contradictoire assez semblable à la sienne. Jean Bancal, qui fut un des meilleurs exégètes de Proudhon, l’avait bien compris, lui qui n’hésitait pas à déclarer : « La théorie de la particule et de l’antiparticule constitue en physique moderne une confirmation de la théorie proudhonienne de l’organisation antinomique du monde. » (Jean Bancal, Proudhon, pluralisme et autogestion, t. 1, Aubier, 1967, p. 118.)

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   La critique sociale de Pierre-Joseph Proudhon s’est exercée contre ces deux actualisations de nos sociétés modernes, relevées par Lupasco : le socialisme autoritaire marxiste et le libéralisme capitaliste. Or, puisqu’il y a trois matières, il devrait y avoir trois types de société. Une société de type T, une société « psychique » est-elle possible ? c’est là que je fais intervenir le socialisme autogestionnaire de Proudhon.

  Le socialisme mutualiste repose sur une logique des antinomies. Selon Proudhon « Le monde, la société, l’homme sont composés d’éléments irréductibles, de principes antithétiques, de forces antagonistes » (Théorie de l'impôt).

   Dès sa première œuvre, De la célébration du dimanche, Il précise son programme social : « trouver un état d’égalité sociale qui soit liberté dans l’ordre et indépendance dans l’unité. »  C’est sur l’équilibrage des couples antagonistes liberté-ordre et indépendance-unité qu’il va fonder sa vision socio-politique. 

 L’équilibration des contraires chez Proudhon correspond au processus actualisation-potentialisation de la logique lupascienne. Proudhon l’exprime explicitement dans un de ces écrits (Pornocratie, chap.V) : « Les termes opposés ne font jamais que se balancer l’un l’autre ; l’équilibre ne naît point entre eux de l’intervention d’un troisième terme mais de leur action réciproque. »   

  La critique proudhonienne de la dialectique hégélienne me semble très comparable à celle qu’en a faite Lupasco. Dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Proudhon écrit que l’erreur de Hegel est ne pas avoir compris que « l’antinomie ne se résout point mais qu’elle indique une oscillation ou antagonisme susceptible seulement d’équilibre. »

  Évidemment le monde économique n’échappe pas à cette réalité de l’antinomie. L’économie, selon Proudhon, est une série de couplages successifs d’éléments contradictoires dont le principal est le conflit entre le travail et le capital. Ce que Proudhon appelle série, correspond, si l’on reprend la terminologie lupascienne, à une chaîne de systèmes de systèmes.

  L'ordre « révolutionnaire » (par opposition à l'ordre « théologique ») se découvre ainsi comme une dialectique antinomique que Proudhon nomme dialectique sérielle. À travers cette pluralité d’éléments antinomiques se révèle le travail d’une force organisatrice et créatrice d’unité. Agissant à l’intérieur même du système antagoniste, cette force amène les polarités contraires jusqu’à une tension dynamique qui réalise ce qu’il appelle l’unité pluraliste.

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 Cette force organisatrice, qui est créatrice des systèmes de systèmes, est à rapprocher du tiers inclus lupascien. Au plan socio-politique, le principe de la Justice, qui orchestre le balancement des antagonismes socio-politiques, s’identifie avec cette force unifiante. La Justice est, pour Proudhon, une capacité de la conscience humaine, elle lui est immanente. Elle possède de façon innée le sens de la dignité humaine, c’est-à-dire la reconnaissance spontanée de l’autre comme son égal en droit. À travers la Justice, l’être humain possède cette faculté que Stéphane Lupasco appelle « conscience de la conscience et connaissance de la connaissance » et qui est spécifique à l’énergie psychique. La Justice résulte de l’équilibration incessante des antinomies, elle est l’éthique de la société du tiers inclus.

   Dans ses critiques de l’aliénation sociale (quelle soit religieuse, capitaliste ou étatique) Proudhon tente toujours d’établir, en dehors de toute autorité extérieure ce qu’il appelle l’ « autonomie de la société ». Ce qu’il entend par « autonomie de la société » est la forme sociale que prend l’anarchie positive, c’est-à-dire la possibilité pour la société s’autogouverner et de s’autogérer. Proudhon a théorisé son mutualisme à partir de l’application de la Justice à l’économie. Le mutualisme économique proudhonien peut se définir comme la construction d’une société de producteurs et de consommateurs fondée sur la réciprocité et la justice des échanges. C’est dans son ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858) que Proudhon donne une définition achevée de sa conception de la Justice : « L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s’affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce. La justice est le produit de cette faculté : c’est le respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense. »  

   Cette référence à la perception de la « dignité humaine » à travers la notion de Justice, m’évoque personnellement cette affirmation de Basarab Nicolescu concernant la notion de Tiers Caché : « Le Tiers Caché est le gardien du mystère irréductible de l’être humain. Il est le seul fondement possible de la tolérance et de la dignité humaine. Sans ce tiers tout est cendres. » (Le Tiers Caché. Considérations méthodologiques.)

 En s’actualisant, les sociétés homogénéisantes étatiques potentialisent l’hétérogénéité pluraliste libérale. Inversement, en s’actualisant le libéralisme potentialise le totalitarisme étatique homogénéisant. Mais il y a une double potentialisation qui, au plan social, me semble avoir été occultée car l’actualisation du totalitarisme social comme du libéralisme social potentialise l’une et l’autre, la société du tiers-inclus.

   Si l’on est conscient de cette double potentialisation, on s’aperçoit, que, dans le domaine socio-politique, la modernité pourrait être lue comme la potentialisation permanente de la société du tiers-inclus (i.e. l’anarchie positive).

  Dans le processus que Stéphane Lupasco nomme la causalité par antagonisme, la cause qui est l’actualisation implique une potentialisation qui contient en elle, en tant que potentialisation, la cause de ce qui va s’actualiser. Or, si la cause par actualisation est une cause efficiente, la cause par potentialisation, nous dit Lupasco, est une cause téléologique, une cause finale. Cette cause téléologique est la conscience de ce qui peut advenir. Par conséquent, nous pouvons dire que la double potentialisation de la théorie sociale autonome non-autoritaire, doit être considérée comme la conscience de la finalité de la société humaine.

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   Je citerais ici à nouveau le « Trialogue » et cette remarque lumineuse que Basarab Nicolescu adresse à Stéphane Lupasco : « La notion de finalité rebute l’esprit scientifique, parce qu’on pense automatiquement à la notion ancienne de finalité. Je crois que vous arrivez à unifier la notion de finalité et celle de liberté parce que la finalité, après tout, c’est la finalité des systèmes qui est créée par les systèmes eux-mêmes. Par conséquent, ce n’est pas un agent extérieur. » Cette remarque de Basarab Nicolescu est très proudhonienne car elle signifie que la cause téléologique n’est pas transcendante, qu’elle ne correspond pas à l’autorité d’une archè.

   En guise de conclusion, j’extrairai, toujours dans le « Trialogue », cet échange entre Basarab Nicolescu et Stéphane Lupasco :

B. N : […] Mais ne pourrait-on pas bâtir un système de relations où il y aurait prédominance de l’état T, vécu à la fois au niveau individuel et social ?

S. L : C’est une nouvelle évolution, une évolution vers le psychisme sociologique.

  Cette évolution vers le psychisme sociologique, j’ose l’assimiler à l’évolution sociale vers un anarchisme transdisciplinaire.