Le Soleil de Gaza
Seul, un pas en arrière…
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Jean-François Gomez
L’existence d’Israël est comme celle de la Palestine,
sacrée, irrévocable […] et ce serait lui manquer de respect
de lui donner raison en toutes circonstances inconditionnellement,
comme d’exiger envers lui cette mansuétude, cette indulgence
aveugle souvent accordée aux enfants et aux amateurs.
– Viviane Forrester, Le crime occidental.
J’écris ces lignes au cœur du bombardement quotidien sur les gazaouis, les places et les maisons, le combat contre la faim, la soif, la maladie et la mort, l’impossibilité pour la plupart de quitter une prison à ciel ouvert.
Dans un numéro spécial de Courrier International sur cette guerre1, on apprend qu’on bombarde les cimetières, les mosquées, les lieux de mémoire, les hôpitaux, et qu’une centaine de salariés de l’UNRWA – agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens –, beaucoup de journalistes et d’intervenants des ONG, employés sur la bande de Gaza, ont été assassinés (quel autre terme utiliser ?)2. Presque tous les jours on voit à la télévision française, et même quand on n’en a pas envie, le visage d’un premier ministre d’Israël filmé avec de jeunes soldats du Tsahal. Il paraît que les israéliens ne sont pas contents de lui et qu’un jour il sera jugé. Il défend pied à pied sa guerre.
Le ministre de la défense a qualifié les Palestiniens d’« animaux humains ». Je ne sais pas qui est président d’Israël, je ne sais quels sont ses pouvoirs et s’il peut arrêter ça. Je me demande ce qu’il pense de ce carnage.
Il y a eu le 7 octobre et ses mille deux cents morts – une catastrophe innommable – les deux cent cinquante otages et, maintenant, la riposte avec 25 000 morts chez les gazaouis dont, sans doute, une proportion considérable d’enfants. Dix pour cent des morts sont-ils des enfants ? Ou bien plutôt trente ou quarante pour cent ? On n’ose faire des calculs. Qui osera maintenant mesurer le poids et le prix d’un seul enfant de Gaza assassiné ? Au jour où j’écris, le 26 janvier 2024, le même chef de guerre se dit scandalisé que l’Afrique du Sud introduise une procédure contre Israël pour entreprise ou danger de génocide3.
J’ai devant moi un article du Monde, signé de Dominique Eddée dont je ne connaissais pas l’existence en tant qu’écrivaine : « Qui peut penser que les israéliens vivront en paix après que l’irréparable ait été commis ? »4 Dans cet article du 29 décembre 2023, on peut lire :
Cité par Le Monde, le journal Israël Hayom rapporte l’objectif du premier ministre, Benyamin Netanyahou, tel que transmis à son conseiller Rom Dermer : « réduire la population de Gaza à son niveau le plus bas possible. » Peut-on être plus clair ? Par centaine de milliers les gazaouis du Nord ont été sommés de se réfugier au Sud. Ils sont maintenant invités à s’entasser à la porte de chez eux : à Rafah. Quelle est la prochaine étape ?
Cela m’a donné l’envie de lire une biographie d’Edward Saïd par la même Dominique Eddé. Je me suis procuré Edward Saïd, roman de sa pensée5. Livre étonnant, fait d’une succession d’aperçus sur la personne d’Edward Saïd, professeur de littérature anglaise et comparée à l’université de Columbia, maîtrisant parfaitement la langue d’Harvard, né à Jérusalem (1935, avant le « partage »), palestinien autant qu’américain, écrivain, musicien de haut vol, auteur de très grands livres dont l’un qui fit de lui immédiatement un chercheur reconnu, partout invité : L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident6.
À partir de la situation paradoxale de la Palestine, la vie d’Edward Saïd ne cesse de renvoyer à une réflexion basique sur toutes formes de colonialismes. Au cœur du conflit, on trouve le lieu de l’irrationnel par excellence, Jérusalem : « Tant que les grandes puissances reculeront devant Israël sur cette question, il se trouvera à l’intérieur et à l’extérieur du territoire des milliers sinon des millions de gens prêts à se faire tuer avec d’autres pour ce qui est à leurs yeux un lieu saint. » (p.186).
Edward Saïd, nous dit l’auteure, « sait, comme le savait Fanon et pas toujours Sartre ni Camus, que l’impunité d’Israël, soutenue par l’Occident à dominante chrétienne, pourrait accoucher à terme d’une revanche aveugle, indomptable, incommensurable. » (p.130). Saïd pense précisément que c’est l’état de guerre qui soutient la cohésion d’Israël. Pour lui, il est déjà trop tard pour envisager une solution à deux États brandie par l’Occident et les États-Unis comme la seule réponse raisonnable, « ayant adopté cette idée impossible comme solution de repli justifiant leur passivité » (pp.183-184). Dominique Eddée se demande même si la maladie de Saïd, la leucémie contre laquelle il se battra pendant dix ans, et qui vers la fin ne cessa de l’affaiblir, ne fut pas consécutive à l’impossible contradiction vécue de deux peuples et de deux cultures qui ne demandaient en lui qu’à coexister. Comment ne pas songer à la même maladie qui emportât Franz Fanon à trente-six ans, auteur et frère de pensée que Saïd connaissait par cœur ?
Marco Bellocio, auteur du film L’enlèvement7 déclare à ce sujet :
Seul, un retrait altruiste et sans contrepartie d’un des deux belligérants pourrait la [la paix] faire advenir. Que je sache, dans l’Histoire, cela n’a jamais été observé. Seul, un pas en arrière, unilatéral d’un des deux camps pourrait changer la donne. Et seul, celui qui est militairement le plus fort, en dépit des morts et des massacres, en est capable.
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1. Courrier International : Gaza. L’effacement d’un peuple, n° 1731, 4/01/2024.
2. À l’heure où j’écris, Israël lance une polémique sur la présence d’intervenants de cet organisme d’aide aux Palestinien (130 sont morts sous les bombes) pour leur présence auprès du Hamas lors de l’attaque du 7 octobre, soit pour le moment une douzaine de salariés. Sans préjuger du résultat des enquêtes en cours, on imagine facilement qu’Israël ait besoin de déjuger les prises de positions de l’ONU sur la situation à Gaza et les crimes commis sur des civils chargés de l’aide à la population.
3. Une procédure a été déposée, le 29/12/2023, devant la CIJ (Cour internationale de justice) contre Israël, concernant des violations présumées par ce dernier de ses obligations, en vertu de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide à l’égard des Palestiniens sur la bande de Gaza.
4. Dominique Eddée, Le Monde du vendredi 29/12/2023.
5. Dominique Eddé, Edward Said, roman de sa pensée, La Fabrique, 2017.
6. L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident. Publié en 1978. Éditions du Seuil (1980) pour la traduction française.
7. Le film L’enlèvement (2023) de Marco Bellochio montre le rapt, par les soldats du pape Pie IX, puis la conversion forcée d’un enfant juif dans un temps de confusion entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux. (Interview dans Le Monde du 3/11/2023.)