Le Soleil de Gaza
LES PORTES DE L’ENFER
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Ali Benziane
Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo
– Virgile, Énéide.
Le jour de l’attaque du 7 octobre 2023, le général israélien Ghassan Alian a prononcé la phrase suivante : “Le Hamas a ouvert les portes de l’enfer sur la Bande de Gaza.” Loin d’être anodine, cette phrase cache tout un “arrière-monde” qu’il convient de déconstruire.
Plus d’un siècle auparavant, Sigmund Freud avait débuté son Traumdeutung (“L’interprétation du rêve”), le livre fondateur de la psychanalyse publié en 1900, en mettant en épigraphe la citation de Virgile mise ici en exergue : “Si je ne parviens pas à émouvoir ceux d’en haut, j’agiterai l’Achéron”. Le rêve devient la porte privilégiée de l’inconscient, l’Achéron qu’il faut traverser pour descendre aux enfers, quand la porte des dieux demeure irrémédiablement fermée. Cette citation de Virgile résume à elle seule tout le projet sioniste moderne qui a véritablement commencé à prendre de l’ampleur en même temps que les thèses freudiennes.
On pourrait se risquer d’affirmer que l’entreprise de Freud et le projet sioniste participent d’un même “inconscient”. Bien sûr, les conséquences en termes de destruction et de vies humaines sont loin d’être identiques, même si on ne peut négliger ce que René Guénon appelait “les méfaits de la psychanalyse”, en évoquant le caractère “infernal” de ses influences subtiles (nous aurons l’occasion de revenir sur le lien entre psychopouvoir et sionisme).
Dans “La science des rêves”, Freud (pourtant irréductible athée) va s’assimiler au prophète Joseph, l’interprète des rêves dans l’Ancien Testament. Ce qui n’est pas sans rappeler Ben Gourion (David de son prénom et Grün de son vrai nom) s’identifiant au roi David, lors du discours d’indépendance de l’entité sioniste. Plus encore, Freud s’identifiera au prophète Moïse en tant que propagateur d’une nouvelle Loi qu’il va tâcher toute sa vie d’universaliser dans ses livres et ses conférences, de l’Occident à l’Inde en passant par la Russie. Pour cela, il ne va pas hésiter à transformer le Moïse juif en “Moïse l’Égyptien” et ainsi rendre l’ancienne loi mosaïque caduque. Cette forclusion du Père va favoriser un caractère messianique évident qui sous-tend le projet de subversion psychanalytique et son inversion des rapports entre psychique et spirituel.
La figure du Messie transgresseur se retrouve régulièrement dans l’histoire du judaïsme, le paroxysme reste l’apparition du faux messie Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle, adepte hérétique de la rédemption par le péché. Jusqu’à cette entité qui prétend conditionner la destinée de tout un peuple en usurpant le nom d’un autre prophète du judaïsme, à savoir Jacob qui, après son combat avec l’ange, prend le nom d’Israël (qui signifie “lutte avec Dieu”). Et cette signification prend tout son sens dans le livre de la Genèse : “On n’appellera plus ton nom Jacob, mais Israël car tu as lutté avec Dieu et, si contre Dieu tu as été fort, combien plus contre des hommes tu l’emporteras.”
Le messianisme freudien, qui va singulariser pour de bon la nouvelle loi psychanalytique, est aussi un combat contre l’esprit, une sorte de transgression ultime due à l’inversion ontologique Homme/Dieu. Le “panpsychisme” qui en résulte devient l’espace restreint – mais paradoxalement toujours en expansion – où doit s’exprimer la réalité profonde de chaque individu, parodie de la réalité transcendantale que parachèvera Jung, le disciple renégat du médecin viennois, en inventant une véritable spiritualité à rebours. L’inconscient de Freud est le lieu où l’ancienne Loi n’a plus court, où cette dernière doit être transgressée pour que vienne s’accomplir la nouvelle Alliance. Aucune des lois humaines ne pourra se dresser au-dessus de cette réalité, car elles ont toutes vocation à être dépassées par la nouvelle Loi, en d’autres termes, elles ne sont là que pour être transgressées.
Dans cet espace où s’exerce un judaïsme parodique, les réalités spirituelles deviennent des névroses collectives chez l’Homme isolé ontologiquement, coupé de ses racines célestes et de sa rationalité. L’hystérisation du Réel devient le lieu – maléfique car anti-humain – de tous les possibles. Ainsi, après la forclusion de Dieu, l’entité sioniste va imposer sa loi singulière en transgressant impunément les principes universels qui régissent les relations humaines.
Une proposition comme “le palestinien est un Homme” devient nulle et non avenue. Elle est même définitivement piétinée par des membres de l’État sioniste qui évoquent des “animaux” méritant leur sort et bien plus encore : selon l’un d’eux, une extermination en bonne et due forme par une bombe nucléaire ne serait pas de refus... Gaza et ses habitants (et bien sûr toute la Palestine) doivent être à tout prix refoulés dans les ténèbres irrémédiables de cet inconscient monstrueux et dissolvant.
Il y a bien un lien symbolique entre Freud et le sionisme : le père de la psychanalyse entretint une correspondance (toujours inédite en français) avec Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique. Les deux hommes ne faisaient pas partie du même cercle viennois mais il y avait une affinité prononcée de Freud pour l’idée d’un foyer juif en Palestine. Il a suivi attentivement le congrés sioniste de Vienne et les controverses qui ont suivi, a même aidé financièrement certaines associations sionistes mais ne s’est jamais engagé politiquement pour la cause. En effet, Freud – dans une énième parodie, du point de vue traditionnel authentique (cf. Guénon) – considérait que l’eau pure de la science ne devait pas se compromettre avec l’huile nauséabonde du politique...
Ce sont bien les relations contradictoires de Freud avec le judaïsme qui permettent de révéler la nature du lien symbolique avec le sionisme. Freud faisait partie de cette mouvance des “Juifs sans Dieu”, qui se voulaient à l’avant-garde d’un judaïsme des Lumières affranchi des carcans de la Loi. Il fut un membre actif du Bnai Brith (Les fils de l’Alliance) – improprement qualifié de “franc-maçonnerie juive” – qui était avant tout un lieu d’échange intellectuel entre juifs progressistes. C’est lors des réunions du Bnai Brith que Freud exposa ses premiers travaux à partir de la fin du XIXe siècle. L’influence de ce milieu juif intellectuel de l’époque sur ses idées est loin d’être négligeable car il y élabora sa “métapsychologie”, première pierre subversive de la métaphysique traditionnelle. Pour Freud, l’identité juive doit à tout prix se départir de la religion, tout en gardant des valeurs qui se veulent universelles. Ainsi, il interdit formellement à sa femme Martha Bernays, petite fille du grand rabbin de Hambourg Isaac Bernays (filiation plus qu’intéressante pour notre sujet puisqu’elle est aussi la tante d’un certain... Edward Bernays, nous y reviendrons), de pratiquer les rites juifs (shabbat, cacherout...) et dit explicitement qu’il veut faire d’elle une “mécréante”. Ce qui ne l’a pas empêché d’écrire dans sa correspondance avec Martha : “Ce judaïsme, si plein de sens et de joie de vivre, n’abandonnera pas notre foyer.” Car Freud considérait, dans une perspective toute bergsonienne, l’identité juive comme une “source d’énergie”, un élan vital précieux qui se transmet à travers les générations.
C’est ici que nous entrons pleinement au cœur de notre sujet car la question se pose de savoir quelle est la teneur de cette énergie évoquée par Freud, une énergie – rappelons-le – détachée de toute spiritualité véritable, un vitalisme sans Dieu qui se veut pourtant une composante essentielle de l’identité juive. Et pour nous, ce judaïsme parodique n’est pas sans rapport avec ce que René Guénon évoquait, dans une note du Règne de la Quantité et les Signes des Temps, relative à Freud et sa psychanalyse : « le côté “maléfique” et dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les Juifs détachés de leur tradition ».
(à suivre)