Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le Soleil de Gaza

R.jpg

 

 

À la limite de la mer un visage de sable

 

_______________

Alain Santacreu 

 

 

« La faute majeure, parce qu’elle cumule toutes les défaillances,

dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre moral, c’est l’inconditionnalité,

la tentation permanente de justifier tous les moyens par la fin,

la perversion du langage qui accompagne tout ce mécanisme. »

 

Wladimir Rabi, Un peuple de trop sur terre ?

 

 

   Israël a été « fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes », proclame la Charte d’indépendance du 14 mai 1948. Soixante-seize ans après, avec les massacres de Gaza, on mesure combien Israël s’est définitivement éloigné de cet idéal humaniste. Le sionisme est la fabrication d’un mythe politico-religieux qui a transmuté « la terre permise en terre promise », pour reprendre une expression qu’employa Emmanuel Lévinas1.

   Le mot « charité » (la caritas de la Vulgate ou l’agapè de la Septante) n’existe pas en hébreu mais il y a le mot tsedaqah qui désigne la justice et auquel correspond l’arabe sadaqa. C’est par la tsedaqah qu’Israël était censé apporter la lumière aux autres nations : qui pourrait aujourd’hui prétendre qu’il est resté fidèle à sa vocation ?

   Tout au long de l’histoire, le juif s’est affronté avec le chrétien et le musulman, eux-mêmes « Fils d’Abraham » issus du monothéisme primordial, mais leurs affrontements sont d’une nature différente. Israël n’a pas de conflit théologique avec l’islam, seulement une dispute, fraternelle mais aux fins tragiques, concernant la possession de la terre promise, les descendants d’Ismaël n’acceptant pas qu’Erets Israël puisse être destinée au seul peuple d’Israël.

***

   Notre ami Ali Benziane a très justement relevé, dans son texte « Les portes de l’enfer », la concomitance de la naissance du freudisme et du sionisme. Emmanuel Lévinas, quant à lui, avait fait observer que les débuts de la psychanalyse se situaient entre deux dates : 1882 et 1933. Autrement dit : la psychanalyse aurait annoncé le nazisme2.

   Pour Lévinas le national-socialisme est la quintessence du paganisme. Le judaïsme serait son contraire absolu car il représente une manière de vivre et de sentir que le paganisme exècre. C’est là que se trouve, selon notre philosophe, le secret ultime de l’antisémitisme. En effet, le paganisme exprime l’aspiration à triompher par l’idolâtrie des forces occultes de la nature et la volonté de puissance terrestre. Nous reconnaissons là un type d’éthique que, depuis Nietzsche, on nomme la « morale des maîtres ».

   En quoi consiste l’affinité élective de la psychanalyse avec le paganisme ? Lévinas reproche à Freud son inféodation aux postulats scientistes du rationalisme psychologique (matérialisme, mécanisme, utilitarisme, biologisme). Freud a forgé, sous couvert de scientificité, à partir du mythe antique, un nouveau mythe moderne qui présente le complexe d’Œdipe comme inhérent à la condition humaine et l’inscrit dans un déterminisme bio-psychique dont Emmanuel Lévinas, dans Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, montre l’impact sur la weltanschauung nazie.

   L’interprétation du complexe d’Œdipe par Lévinas se polarise sur la figure du parricide car la figure paternelle est, dit-il, « constitutive du sensé ». Pour le dire à la manière de Lacan : la fonction paternelle confère son sens et sa portée affective à l’intégration du principe de réalité. Mais, dans sa critique de la psychanalyse, Lévinas semble ignorer la révision lacanienne du complexe d’Œdipe, il ne considère que les répercussions sociologiques de la psychanalyse freudienne. Tuer le Père est insensé et Freud n’a fait que suivre l’engouement de l’esprit de son temps pour les mythes. Le fatum du complexe d’Œdipe entre ainsi en résonance avec le discours scientifique déterministe du XIXe siècle qui ouvrit la voie du racisme nazi.

***

   Quelle serait la corrélation entre le mythe œdipien de la psychanalyse et le sionisme ? Lévinas n’a jamais explicitement relevé l’analogie entre les valeurs intrinsèques du sionisme et celles du paganisme. Si, pour lui, le judaïsme est ouverture à l’altérité, le paganisme est l’apothéose du Même, ce qui le rend antithétique à l’éthique monothéiste authentique car il s’approprie l’espace vital et sacralise l’esprit du lieu en mythifiant la nature : « l’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers », dira Lévinas dans Difficile liberté.

   Emmanuel Lévinas, comme son nom le laisserait entendre, était peut-être un juif de la lignée lévitique, de cette tribu sans terre d’Israël qui ne reçut que l’héritage spirituel de son dieu : Yahvé. On ne s’étonnera donc pas qu’à ses yeux le véritable judaïsme fut celui défini par l’herméneutique des rabbins de l’Haggadah. Le judaïsme lévitique s’oppose au sionisme politique qui apparut, bien avant Theodor Herzl, sous une forme messianique nationaliste, dès le remplacement de Moïse par Josué le conquérant3.

   L’homme nouveau sioniste est né de la biffure de la diaspora. En niant la transfiguration de l’âme d’Israël par l’exil, c’est son père spirituel qu’a tué le sionisme œdipien. Le lien entre exil (golah) et délivrance (geoulah) a été rompu.

   L’exil d’Israël s’inscrivait dans un plan de réparation (tikkoun) d’ordre cosmique par lequel l’existence diasporique devenait une action salvatrice pour les nations du monde : cette lumière s’est éteinte avec le triomphe du sionisme intégriste.

   Je ne peux m’attarder ici sur la position très ambiguë de Lévinas par rapport au sionisme. Il est évident qu’il n’aurait jamais osé le confondre avec la « philosophie de l’hitlérisme » dont il dénonçait, dès 1934, l’extrême dangerosité pour la liberté, puisque « le biologique, avec tout ce qu’il comporte de fatalité, devient plus qu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur à travers l’appel aux mystérieuses voix du sang, de l’hérédité et du passé4. »

   Lévinas ne se risqua jamais à critiquer ouvertement les crimes commis par Tsahal lors du siège de Beyrouth, en 1982, contrairement à un Yeshayahou Leibowitz qui, depuis Jérusalem, manifestait son indignation, désignant la gouvernance sioniste de « judéo-nazisme »5.

  Afin de s’approprier la terre, le sionisme s’est approprié le texte sacré : pour l’incroyant qu’était Ben Gourion, « c’est le peuple juif qui a choisi Yahvé et non Yahvé qui a choisi le peuple juif6. »

   Ainsi, loin d’aboutir à un retour du peuple vers l’hébraïsation ancestrale, le sionisme a imposé une voie substituée, sinon inversée, du judaïsme véritable qui reposait sur deux idées-forces : la justice et la liberté. C’est l’esprit du prophétisme hébreu qui a été étouffé par le sionisme religieux. « La prophétie est un discours sur la justice et sa pratique, un discours sur la vérité », rappelle Gérard Haddad, dans son livre Le silence des prophètes.

   L’esprit prophétique du lévitisme est le garant de l’Alliance d’Israël avec son Dieu. André Néher dans L’Essence du prophétisme écrit : « La communauté hébraïque était, après l’exode, dans le désert, une société d’affranchis. Elle ne connaissait ni hiérarchie, ni prérogatives. Des hommes nivelés par leur récent esclavage se tenaient devant Dieu, prêts à accepter de devenir ses partenaires. À chacun d’entre eux, en particulier, comme à tout le collectif dans son ensemble, Yahvé pouvait inlassablement rappeler l’état de servitude duquel il venait à peine d’échapper. Et c’est avec cette société de parias que l’Alliance fut conclue. Pour que cette Alliance conservât quelque chose de ce caractère, il fallait que, dans la société hébraïque, les pauvres soient constamment en rapport avec Dieu. Par les lévites pauvres, qui sont associés à Dieu, celui-ci reste associé aux classes les plus basses, aux métèques et aux déshérités. Ainsi la société de l’Alliance ne peut étouffer devant Dieu les problèmes posés par l’existence souffrante. Les plaies sociales concernent Dieu. »

   Si les Juifs sionistes sont alliés aux puissances mondiales les plus riches, comme les États-Unis, la mission des Juifs lévitiques est de rester attachés aux peuples les plus pauvres et, en premier lieu : le peuple palestinien.

   Deux messianismes antagonistes se jouent dans le sein d’Israël : le messianisme universaliste, d’esprit prophétique, et le messianisme national, d’esprit apocalyptique. Le judaïsme rabbinique s’est toujours érigé contre les tentatives de forcer la volonté divine en mettant fin à l’exil par l’activisme humain.

***

   Je me souviens de la conclusion désenchantée de Foucault dans Les mots et les choses : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » ; et de ces derniers mots sur l’effacement de l’humain sur terre : « comme à la limite de la mer un visage de sable. » Image prophétique quand, sur la plage de Gaza, sous les flots ininterrompus des bombes israéliennes, s’abolit le visage de sable d’une mère portant son enfant.

   Il y a dans le sionisme politique la perte de la conscience de l’altérité, de l’existence d’un autre que soi-même. Il est l’expression ultime de la psychose occidentale voulant toujours intégrer l’autre dans le même. Lévinas a désigné la psychanalyse comme ayant joué, dans sa réception médiatisée, un élément prédominant dans ce dispositif d’aliénation.

   Ce qui fonde l’humain est la relation qu'Emmanuel Lévinas nommait « l’épiphanie du visage », la rencontre de l’autre dans son entier dénuement, son essentielle pauvreté. Le visage de l’autre est un appel à notre responsabilité d’homme, l’amour maternel en est le paradigme évident. À Gaza, le sionisme a trahi cette responsabilité humaine comme le nazisme l’avait fait à Auschwitz. La perte de cette responsabilité équivaut au mal absolu de la déshumanisation totale. Il y avait un visage de sable à la limite de la mer. Je crois, le vent l’a effacé : la tsedaqah est morte. 

 

___________

1. En 1965, au colloque des intellectuels juifs de langue française.

2. Emmanuel Lévinas ; « Leçon talmudique sur la justice » in Cahier de l’Herne Emmanuel Lévinas, p. 133, note 2.

3. Voir notre article Véronique la lévite.

4. Lévinas, « Quelques réflexions sur l’hitlérisme », in Esprit, 1934.

5. Voir notre article Présence de Yeshayahou Leibowitz (1903-1994).

6. In Entretiens de Ben Gourion avec Moshe Perlman, Schocken Book, 1970, p. 230-231.