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La postface (refusée) du "Roman retrouvé" par Luc de Goustine

 

J’ai décidé de mettre en ligne la postface que j’avais demandée à Luc de Goustine, avant que le Roman retrouvé ne soit publié par les éditions Tinbad. Il s’agissait alors pour moi de susciter une mise en tension entre la préface de Mehdi Belhaj Kacem et cette postface projetée.

 En refusant sa proposition de postface, j’écrivais à Luc de Goustine : « Je ne pense pas que vos deux textes puissent donner forme à un véritable antagonisme dynamique. En fait, les deux textes qui provoqueraient cette mise en tension seraient mon compte rendu de votre « Parabole de Notre Dame » et votre postface (mais nous sommes là hors-le-roman). Je pense donc que cette dernière ne peut être proposée en tant que postface du roman. Cela ferait toutefois une critique catholique romaine” des plus explicites. »

Je la mets en ligne dans cet esprit. On comprendra que le moment métahistorique (Gaza et Ukraine) m’ait incité à prendre l’initiative de cette publication.

Dans ma réponse à cette critique tenue par Luc de Goustine, je n'ai pas souhaité apporter tous les rectificatifs qui se seraient imposés car ces erreurs sont, selon moi, l'expression de sa propre idéologie, je lui ai simplement fait deux remarques un peu professorales (qui s’éclairciront d’elles-mêmes en lisant son texte) :

1)  Une liste succincte de troubadours que l’on pourrait qualifier de cathares : Guilhem Figueira, Aimeri de Peguillan, Pierre Roger de Mirepoix, Mir Bernat de Laurac, Raimon de Miraval, Guilhem de Durfort.

2) Au sujet du hassidisme : le hassidisme primitif, celui du Baal Shem Tov, ne reconnaissait que la Torah et ne lisait pas le Talmud. 

 

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Qu’avons-nous lu ? Un roman ? 

Certes ? Et un « roman », dont le genre littéraire serait plus que jamais à prendre comme un mixte : l’ultime produit des noces de l’épopée et du journal intime. Or voici l’occasion de s’offrir discrètement son étymologie la plus éclairante, qui le fait dériver de l’anglais (to) roam), c’est-à-dire aujourd’hui se promener, se balader sinon divaguer, car le mot naquit jadis en Provence pour appeler, et brocarder sans doute, les roumiers ou pèlerins vers Rome, second haut-lieu de la chrétienté. Errance ou pèlerinage ? Le Roman retrouvé mérite assurément ce double sens, ironique et sincère, qui nous le rend à la fois proche... et incommodant. 

L’auteur fournit lui-même le schéma de l’ouvrage, composé d’une séquence centrale de narration « de l’action métapolitique de Julius Wood, (...) décrivant plusieurs périodes historiques, en particulier les événements tragiques de la guerre d’Espagne, en 1936 », comme une sorte de noyau encadré d’un « récit linéaire à la première personne ». Le « Je » de l’auteur entoure donc de sa confession un corpus « historique », et j’ajouterais « idéologique », où il délègue son autorité à un personnage fictif (Julius Wood) assez fascinant pour porter la synthèse idéologique dont il est question.

Cette première personne ne manque pas d’audace quand elle affiche son humilité transcendantale en incrustant sur l’œuvre, chapitre par chapitre, l’une après l’autre lettre de l’alphabet hébreu. Conscient de la cosmogonie où elles s’insèrent en les décalquant, elle conclut admirablement : « Je ne le saurai qu’à l’instant de mon dernier souffle, quand cette lettre – qui s’engendre en moi et dont je suis engendré – montera à ma bouche. »

Tout pourrait là se clore... oui, admirablement, sans avoir même à effleurer le sujet de la contre-littérature comme libération radicale, « antidote de l’écriture digitale et clitoridienne des égobiographies littéraires du monde postmoderne » que représenterait le "Grand Verre" de Marcel Duchamp... Mais l’auteur en guerre nous entraîne à exercer notre discernement entre « une imagination passive qui fabrique des fictions... c’est-à-dire presque toute la production romanesque ; et une imagination active, qui seule peut nous conduire sur un autre plan de conscience, dans cette terre du ciel dont parlent certains poètes persans. C’est le lieu du théâtre de l’esprit, là où se jouent les événements de la grande histoire... jour du Jugement. Eschatologie...»

Cette citation suffit pour expliquer notre émerveillement devant ce visage-là du Roman retrouvé. Et notre gratitude, certes, pour le discernement qu’il enseigne, la libération qu’il propose des conduites asservies sur lesquelles s’appuie la communication contemporaine. Dès lors, la lecture du livre ne devrait plus entraîner qu’à justifier, nourrir cette souveraine intuition. 

Or, à nos yeux naïfs de catéchumène, elle fait tout le contraire en s’arc-boutant d’abord contre Pierre au nom de Paul dans leur admirable controverse – fondatrice de la mission apostolique de Rome – mais aussi contre l’apostolicité de cette Rome où le pape polonais Karol Wojtyla aurait été en somme l’allié du Grand Inquisiteur, maître et instituteur d’anomie à la solde du Prince de ce monde. Les ateliers théâtraux de Grotowski, auxquels l’auteur le fait assister avant qu'il ne devienne le futur Jean-Paul II, auraient secrètement préparé ce que « l’esprit d’Assise » allait ensuite accomplir : au lieu d’exorciser « l’esprit possesseur » des rites animistes, « l’inviter à revenir périodiquement lors d’un cérémoniel invocatoire » – Ce sera l’adorcisme. L’esprit d’Assise, dit-il, est une phase d’hystérisation de l’âme post-moderne... ». Sic.

Dès lors, il faut se tenir pour ne pas céder aux démons de la polémique que l’auteur lui-même engage contre Ignace de Loyola en confessant sa « répulsion pour les Exercices spirituels ... plagiés dans les écrits mystiques d’Ibn’Arabi de Murcie » et particulièrement pour l’ascèse de « composition de lieu », « méthode d’auto-hypnose hallucinatoire qui consiste à voir par le regard de l’imagination le lieu matériel, divin ou infernal, où se trouve ce que l’on désire contempler. Ces pratiques provoquaient une fausse extase : « Les Exercices disloquent le psychisme, ils produisent des hommes vidés de leur âme, des monstres chimériques ! » 

Dès lors aussi, comment croire l’intérêt que l’auteur paraît témoigner si sincèrement à l’égard du hassidisme quand on lit : « Ce qu’il y avait d’incroyable chez Lévyne, c’était qu’il ne citait jamais le Talmud sans cracher trois fois par terre. Lui, dont les ancêtres polonais étaient tous des hassidim, soutenait que, sous le sens littéral des légendes talmudiques, se trouvaient cachées des doctrines mystérieuses, issues de l’antique cabale magique des Ophites, cabale qu’il qualifiait de démoniaque. » (À propos du hassidisme, on aimerait conseiller la lecture du Quand Israël aime Dieu de Jean de Menasce, ce proche de Raïssa et Jacques Maritain qui, converti du judaïsme, devint le grand dominicain que l’on sait.)

 Peu après, par allusion à ses copains du groupe de rock, il note en passant que ces « fils de bourgeois qui suivaient des cours au Conservatoire de musique, des petits cons (...) n’avaient jamais entendu parler d’Aleister Crowley ? Pourquoi cette concession larvée, cette courbette terriblement contemporaine, au maître adulateur des marques de la Bête ? 

D’après Julius Wood, porte-parole juif du « romancier », le peintre famélique Hitler rencontré « dans une taverne enfumée de Schwabing » se prénommerait « Jacob et serait le petit-fils de Salomon Mayer Rothschild, le fondateur de la branche viennoise de la famille » ! Curieux mélange des cases noires et blanches de l’échiquier, qu’une âme tout bêtement romaine-catholique ne peut manquer de ressentir comme un coup bas porté à la vocation irrévocable d’Israël. 

Mais voilà que le jour revient sur nous quand l’auteur, dans un nouveau procès à l’Église romaine, l’accuse d’avoir « hérité de l’ancienne loi (juive) une conception cruelle de l’Enfer comme d’un « feu éternel » dont Dieu ne saurait être le Créateur... Ce pataquès théologique nous vaut cette intuition magnifique, sublime illustration (involontaire ?) de notre catéchisme : « L’enfer, c’est le feu de l’amour de Dieu, tel qu’il se présente à celui qui hait Dieu et ses frères. Ce feu incréé de l’amour divin devient, pour celui qui aime Dieu, fraîcheur, boisson et nourriture ; pour celui qui le rejette, tourment inexpiable. » Saint Thomas vous rend grâce, Alain Santacreu !

Passons au politique et nos atomes crochus : la part faite à la Guerre d’Espagne (sans la fondre dans nos mémoires avec Auschwitz), du moins comme heure de vérité et « champ expérimental pour l’aliénation mondialisée des esprits », comme il l’écrit : « La guerre d’Espagne a ouvert l’ère apocalyptique de la fiction absolue. » Grâce à la conjonction instantanée des extrêmes : « ... en 1936, la liberté de choisir entre deux sociétés humaines et (...) impossible de ne pas choisir entre elles. L’une est un prétendu socialisme déterminé où l’on ne permettra aux gens de vivre que d’une certaine manière et pas autrement ; l’autre est un socialisme libre et spontané, qui vient du peuple, de la véritable vie de la société... ». Voilà une intuition qui fait mouche. Que se soient liguées contre cette aspiration les lourdes puissances du temps, et que l’Église romaine ait paru si compromise avec ces Moloch qu’elle fut exclue et combattue comme adversaire des espérances populaires n’est que trop vrai si, comme il le dit et comme nous le croyons eschatologiquement, « la communauté est l’incarnation collective du Verbe ». 

Et il y a, certes, quelque chose d’exaltant dans la vision qu’ébauche l’auteur par le truchement de son alter ego, Julius Wood, d’une alliance idéale entre l’insurrection républicaine et la phalange de José Antonio Primo de Rivera : « le fils aîné du dictateur déchu (...) avait une chevelure noire comme le jais, des yeux sombres qui pétillaient d’intelligence et un beau visage basané d’Andalou. Ses manières étaient empreintes d’affabilité et d’élégance. Excellent orateur, il avait la répartie vive et se faisait beaucoup d’ennemis. Marquis d’Estella, il appartenait à la plus haute noblesse d’Espagne. C’était un señorito qui fréquentait les endroits chics de Madrid. Il avait sa table au Ritz où il offrait toujours les meilleurs vins à ses convives. Ses deux grandes passions étaient les chevaux et la chasse à courre. » 

À ce dandy fusillé à 33 ans, écrit-il, aurait pu s’allier le mouvement communiste anarchiste espagnol pour faire naître à l’histoire le grand rêve différé depuis le Moyen Âge des insurgés cathares pour un communisme libertaire réalisant « les théories préconisées par Proudhon et Bakounine, ainsi que par l’école kropotkienne de l’anarchisme socialiste ». D’où Julius Wood conclut prophétiquement : « Si la guerre d’Espagne est la fin de l’histoire, elle est le début du roman de la fin ». 

Fin de notre adhésion à la lecture des incroyables filiations établies par le romancier entre ce communalisme fervent (dont Paris 1870 connut la même émergence tragique), et les réfugiés cathares des caches pyrénéennes sous l’égide mystique d’un « personnage féminin (qui) évoque la “sainte esprit” de la Rouah hébraïque, la Sophia des starets de l’orthodoxie russe ou encore la Dame des troubadours de l’Occitanie cathare. » Et d’en conclure (p.352) : « La vision agapique de l’anarchie qui se découvre dans Opera Palas, cet anarchisme “cathare” de haute spiritualité, est dans la droite ligne de cette prééminence qu’Artaud exprime de façon paradoxale dans sa lettre à Anne Manson : la gnose anarchiste de la vérité de la vie sur le mensonge du monde. » 

Comment admettre pareille confusion généalogique ? On supplie l’auteur de s’interdire la (con)fusion entre nos « communards », traqués et combattants, et ces bougres manichéistes, délirants contempteurs de toute chair, qui répudiaient l’Incarnation au point de s’infliger le culte du Stérile, allant jusqu’à briser les instruments des troubadours qui, justement, célébraient la Dame. D’ailleurs, qu’il nous cite un seul des artistes du XIIIe siècle qui, si navré qu’il fût de la triste « croisade » politique, se soit rallié poétiquement au catharisme !

La formidable vérité que recèle la tentation anarchique est ici comme trop souvent ailleurs fardée par une représentation binaire qui la plonge dans un sectarisme mortifère. L’intuition anarchique que je révère se présente comme une aporie tant qu’une méditation n’a pas percé l’admirable énigme qu’elle recèle : l’an-archie, anarkhia comme absence de chef, si elle n’est vulgairement que désordre mortifère, est en réalité l’abstraction faite, quasi ascétiquement, du principe organisateur qui permet de le réinventer et découvrir sans cesse. Certains royalistes se réclament ainsi héroïquement, contre la monarchie formelle, de « l’anarchie plus Un ». C’est donc la garantie que jamais le « système » de gouvernement et de pensée buro-, militaro- ou techno-cratique ne régnera impunément, ne sclérosera la vie dans le corps social, un Commun dont l’inventivité permanente est ainsi garantie. Nous voilà loin des révoltes pubertaires anomiques qui condamnent les révolutions les plus ardentes à demeurer stériles ou devenir concentrationnaires...

Bref, sur ce point comme les autres, ce Roman retrouvé mérite la polémique. Il eût pu continuer d’emprunter stylistiquement la voie « romanesque » d’un Oscar Wilde, d’un Poe voire d’un Lewis Carroll dont on savoure certaines inventions cousines dans les premiers chapitres, ou d’un Barbey d’Aurevilly impénitent, même d’un Bloy fulgurant... Mais il s’inverse ensuite en chronique historique éclatée, qui héberge en passant les associations d’idées d’un bibliothécaire fiévreux d’enchaîner souvenirs et concepts pour construire finalement par empilement un retable baroque monumentalement apologétique et fulminant. Que la chose ait ensuite besoin d’un commentaire de lectrice éclairée doublé d’une réplique exégétique par l’auteur en personne démontre que, retrouvé, le roman ne demande à nouveau qu’à se reperdre de telle manière qu’à nouveau trouvé, il invite à une nouvelle strate de compl(i)éments.

Le nôtre répondra à la noble invite, de l’auteur lui-même, de guérir de la religion en adhérant à l’Église authentique qui, dans la catholicité dont il se réclame, ne peut se satisfaire d’aucun purisme si elle ne se souvient à chaque instant qu’elle est promise à la Gloire par sa communion au Grand Corps souffrant.

 

L. de G.
28 janvier 2023, en la fête de saint Thomas d'Aquin.