Le fils d'homme est tombé à Gaza
Le fils d’homme est tombé à Gaza
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Alain Santacreu
Un des récits vétérotestamentaires les plus exploités par la machine mythologique1 du fondamentalisme sioniste est celui de la vision du prophète Daniel.
Dans le livre de Daniel (7, 1-28), il est raconté que le prophète eut en songe la vision de quatre énormes bêtes sortant successivement de la mer. Ces bêtes auraient régné chacune à leur tour sur le monde, puis la domination leur fut retirée par Dieu. Le prophète voit alors « comme un fils d’homme » apparaître dans les nuées du ciel. Ce personnage est amené devant le Très-Haut qui, après l’avoir jugé, lui confère « empire, honneur et règne ». Au prophète, il est expliqué la signification de sa vision : les quatre bêtes sont les quatre grands empires qui ont dominé successivement le monde : l’empire de Babylone, l’empire mède, l’empire perse et l’empire grec. Le personnage pareil à un fils d’homme représente « le peuple des saints du Très-Haut », c’est-à-dire le peuple d’Israël.
Une interprétation classique voudrait que le prophète ait vu un personnage céleste, divin ou presque divin, nommé « fils d’homme ». Cela est contestable. Rien ne dit qu’il vienne du ciel, il y est plutôt conduit pour être mis en présence de Dieu. Il vient « avec les nuées du ciel », cela pourrait signifier qu’il s’élève de la terre ou de la mer, comme les quatre bêtes qui l’ont précédé ; et qu’il monte avec les nuées, comme porté par elles. C’est d’ailleurs ainsi que l’a compris l’auteur du livre d’Esdras (13, 3, 25-26). D’ailleurs, l’identification de ce « fils d’homme » avec le peuple d’Israël exclut qu’il soit un être céleste. Israël est conduit dans le ciel pour comparaître devant Dieu, mais il vient de la terre et y retourne après son jugement. S’il est conduit dans le ciel, cela montre qu’il n’en ait pas originaire.
Daniel dit que le « fils d’homme » a souffert et qu’il souffrira encore avant de recevoir le Royaume. Dans l’Évangile, l’expression « fils de l’homme », employée par le Christ se réfère à la vision de Daniel. Dans sa réponse au grand-prêtre (Mc, 14, 62) et dans les prédictions apocalyptiques de Mc 13, le Christ parle du fils de l’homme comme devant descendre du ciel et prédit qu’on pourra le voir siégeant à la droite de Dieu. Mais il s’agit du destin à venir du fils de l’homme, après qu’il aura souffert, qu’il aura été conduit auprès de Dieu et aura reçu le Royaume. Cela n’implique pas nécessairement que, même pour le Christ, le fils de l’homme soit glorieux et divin dès l’origine. Il semble que le « fils de l’homme » du Christ, comme le « fils d’homme » de Daniel, soit un personnage collectif : le peuple des saints du Très-Haut. Le Christ n’identifiait pas ce personnage à tout Israël, mais avec l’Israël des justes, des pauvres et des persécutés, c’est-à-dire à tous les opprimés de la terre. C’est à ceux-là qu’il promet le Royaume dans les Béatitudes. C’est parce qu’il se sent en reliance compassionnelle avec eux qu’il identifie le destin du fils de l’homme comme étant le sien propre et qu’il en vient à se caractérise lui-même comme « fils de l’homme ».
Pour en revenir à Daniel, disons qu’un « fils d’homme » signifie tout bêtement : un homme. L’apparition a l’apparence d’une figure humaine qui s’oppose par contraste aux quatre bêtes. Il est logique que le prophète symbolise les empires ennemis par des bêtes, alors que son propre peuple est montré sous l’aspect humain. Il n’y a donc pas de mystère dans cette expression. Ce sont les évangélistes qui, en traduisant « fils d’homme » par « fils de l’homme » (huios tou anthrôpou) ont introduit cette équivoque. Mais précisément, à cause de cette fausse traduction, et parce que l’expression même de « fils d’homme », comme allusion à Daniel et aux espoirs de restauration dominatrice, ne pouvait être comprise que des Juifs – et sans doute n’était-elle comprise que dans certains milieux juifs particulièrement nationalistes – la plupart des chrétiens cessèrent de la comprendre, sauf certains chrétiens gnostiques comme Marcion.
Si l’on actualise le récit de Daniel, en l’appliquant à notre civilisation, les quatre bêtes correspondraient aux empires historiques romain, chrétien, britannique et américain. L’empire du « fils d’homme » serait alors Israël. Mais quel Israël ? Quel Israël monte des nuées ?
Le « fils d’homme » peut-il s’élever sous les nuées de poussière soulevées par les bombes tombées sur Gaza ? N’est-ce pas lui qui est tombé, enfoui à jamais sous les gravats des ruines de Gaza ?
Le Dieu de la Torah va-t-il octroyer la domination éternelle sur le monde à un État génocidaire ? Si cela se faisait, la rupture gnostique du christianisme premier, celle du Dieu séparé2, l’hérésie des justes et des pauvres écrasée par le Léviathan de l’Église romaine, se révèlerait au grand jour millénariste : il y aurait alors en vérité une opposition de nature irrémissible entre le fils de l’homme et le fils d’homme.
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1. Voir Ali Benziane, « La machine mythologique : une théorie messianique de l’État-total », dans Contrelittérature n°7, p. 203-217).
2. Je fais ici allusion au grand livre de Simone Pétrement, Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme.