Entretien avec Gérard Haddad sur son livre "Archéologie du sionisme"
Des larmes pour des générations
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Un entretien avec Gérard Haddad
L’écrivain et psychanalyste Gérard Haddad a une connaissance directe du sionisme. Enfant, il fréquenta un mouvement de jeunesse sioniste (Bne Akiva) ; adolescent, il milita dans plusieurs autres organisations. Adulte, au début des années 1980, il vécut durant trois ans en Israël. Dans Archéologie du sionisme, il analyse les différentes idéologies qui ont façonné un mouvement qui s’est avéré être une psychopathologie totalitaire ayant gangrené l’âme juive.
Alain Santacreu : En France, le déni du génocide sioniste devient effarant, la propagande médiatique est confortée par la conspiration du silence et la « trahison des clercs ». Je demandais dernièrement à un psychanalyste connu, très engagé dans la dissidence critique du covidisme, pourquoi il ne parlait jamais de Gaza. Il me répondit par un alibi lacanien : « Je ne me sens pas compétent pour parler de choses sur lesquelles je n’ai aucune prise… L’éthique du Discours Analytique, que j’essaie de servir autant que faire se peut, m’impose de me poser la question : d’où est-ce que je parle ? À qui est-ce que je m’adresse ? Sauf à nourrir le discours dominant de sens – et lui donner ainsi continuité de subsistance – je préfère m’abstenir. Ou comme disait le Bartleby de Melville : I would prefer not to… » Que répondriez-vous à votre brillant confrère ?
Gérard Haddad : J’ignore qui est ce "brillant" confrère et ils sont hélas ! quelques-uns dans ce cas. Qu’importe ! D’où sort cet "alibi" lacanien ? Ce que je sais de l’enseignement de Lacan, c’est qu’il avait mis la question du génocide au cœur de son enseignement, qu’il reprochait les silences de l’IPA au moment du nazisme. Se taire devant le génocide en cours déshonore ce psychanalyste et ses semblables. Je préfère écouter le professeur Amos Goldberg qui enseigne la Shoah à l’Université de Jérusalem : « Ce qui se passe à Gaza est un génocide car Gaza n’existe plus, le niveau et le rythme des tueries indiscriminées touchant un nombre énorme de personnes innocentes. » Avant d’être des psychanalystes, avant d’être des Juifs ou des Gazaouis, nous sommes des êtres humains. Comment ne pas hurler sa colère, sa condamnation, sa douleur devant ce que Yeshayahou Leibowitz qualifia de judéo-nazisme ? Que faire ? Déjà protester et condamner. Peut-on dire encore « je ne savais pas » ? Pour ma part, j’ai fait ce que je sais faire, à savoir écrire. Ainsi est né mon Archéologie du sionisme, pour en dénoncer tous les dénis et la forclusion constitutive. Dans quelques semaines paraîtra Éloge de la trahison, un pamphlet sur le génocide en cours.
A.S : Pour analyser la structure idéologique du sionisme, vous avancez la notion psychanalytique de « forclusion psychotique ». Qu’est-ce à dire ?
G.H : Il faut lire L’État des Juifs de Herzl, déclaré livre fondateur. Qui le lit aujourd’hui ? On y découvre la nullité du projet ; surtout le rejet de la culture juive, de l’histoire si riche de la diaspora, au profit d’un discours scientiste, bureaucratique, antidémocratique. Je donne dans mes livres toutes les références de ces affirmations.
A.S : Votre Archéologie du sionisme révèle une psychopathologie du sionisme : la négation sioniste du judaïsme est une négation de la part féminine de Dieu qui entraîne en parallèle une virilisation outrancière du nouvel homme juif. Ainsi, ne pourrait-on pas parler concernant le sionisme d’une « haine de soi » à rebours ?
G.H : Part féminine de Dieu, que voulez-vous dire ? C’est de la Kabbale qui n’est pas ma tasse de thé. J’adhère à la théologie négative de Maïmonide. Il y a une part féminine dans la culture juive que dénonçait Weininger. Le sionisme herzlien a repris la conception de Weininger.
A.S : Dans votre ouvrage, vous insistez pourtant sur la dimension perdue de la féminité du judaïsme. Déjà, dans votre premier chapitre, à propos du Cantique des cantiques, vous relevez « ce caractère féminin du judaïsme, puisque le peuple d’Israël y est appelé "filles de Jérusalem", la Shulamit, autre représentation de ce peuple, étant l’épouse mystique de Dieu. » Le sionisme n’a-t-il pas ainsi procédé à une forclusion de la Mère qui provoque la régression de son propre Dieu vers la figure archaïque d’un « Dieu des armées » national, sinon nationaliste ? D’autre part, la proximité, voire l’identité, entre les préjugés antisémites et misogynes étant irréfragables, pourrait-on en déduire qu'il y aurait dans le sionisme une forme d’antisémitisme intrinsèque à sa nature ?
G.H : Il est évident que le sionisme d’Herzl et de son acolyte Nordau était sinon antisémite du moins antijudaïque. Antisémite ? Quand Nordau pensait que le sionisme devait régénérer le peuple juif dégénéré, n’est-ce pas de l’antisémitisme ? Le mépris des Israéliens pour le juif galoutique ou diasporique a hérité de cet étrange antisémitisme. J’ai cité le témoignage de Zvia Walden, fille de Shimon Peres et mon amie. La culture juive, y compris talmudique ou biblique, affirme la bisexualité de l’être humain. Le sionisme nous ampute de notre histoire, de nos valeurs. Cette haine de l’Arabe qu’il cultive est insupportable. Je suis un juif arabe. Il me faut de temps en temps me replonger dans mon arabité. Les crimes commis à Gaza me sont donc insupportables.
A.S : L’Archéologie du sionisme se compose de deux parties. Dans la première, « Le mouvement national juif avant Herzl », nous découvrons des personnages, souvent peu connus, dont l’idéal et l’énergie force l’admiration. Votre portrait d’Éliezer Ben-Yéhouda, le créateur de l’hébreu moderne, est particulièrement émouvant. Dans votre seconde partie, « Le sionisme de Herlz », vous décrivez avec une certaine ironie « l’allure orwellienne » du projet ubuesque de L’État juif. Pensez-vous qu’un nouveau mouvement national juif, une sorte d’autoémancipation du peuple contre la gouvernance fasciste du sionisme génocidaire soit encore possible ?
G.H : Malgré les apparences, l’État d’Israël va d’échec en échec. Ce qui se traduit par le départ de nombreux cadres. On ne peut vivre "à l'ombre du sabre". Sans l’appui américain, la situation aurait été très mauvaise. Il y a un puissant courant national juif, étouffé par le fascisme actuel, qui finira bien, devant la situation catastrophique, par émerger sous forme d’un État binational. Sans espoir, que nous reste-t-il ? Mais n’oublions pas qu’Israël est aussi un instrument dans la politique impérialiste occidentale. Des forces nouvelles émergent, chinoises, indiennes, etc. La situation actuelle va sûrement évoluer.
A.S : Dans votre livre vous rapportez que « lorsque Ben Gourion, en 1948, en digne disciple de Herlz, promulgua la création de l’État d’Israël, Buber lui dira qu’il avait par cela causé "des larmes pour des générations" ». Il ne s’agit pas d’assécher ces larmes, nous ne devons pas les oublier mais les garder vivantes dans nos cœurs. Cependant, ces larmes, comment faire pour qu’elles cessent un jour de couler ? Est-ce encore envisageable ? Quel espoir après un génocide ?
G.H : C’est la question. Nous vivons dans une telle confusion mentale qui nous empêche d’analyser froidement la situation. De nombreux intellectuels "de gauche" continuent à ne pas prendre la mesure de ce que vivent les Palestiniens, leur souffrance. Je rêve d’un Willy Brandt israélien qui demandera pardon aux Palestiniens pour le martyre qu’on leur a fait subir.
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